Zone blanche au musée de l’Homme

Une docu-fiction

Notre ami Édouard Ballot, journaliste à la revue Nexus a dû se réveiller un matin en s’exclamant: « j’ai fait un rêve: imaginons qu’au célèbre musée de l’Homme se tienne une exposition sur l’électrohypersensibilité! »
D’où son idée d’EZB: Exposition Zone Blanche et ce délicieux essai littéraire qu’il nous livre, et dans lequel le musée de l’Homme est envahi par une cohorte d’EHS, certains en « costume d’apiculteur », on est prié de laisser son smartphone dans une boite à l’entrée, le niveau d’exposition aux Champs Électromagnétiques (CEM) y est insignifiant, et le visiteur peut s’informer à loisir sur l’EHS.
Édouard nous gratifie d’un humour vivifiant dans la description de ce microcosme humain ravi de se retrouver dans un lieu enfin sanctuarisé en Zone Blanche, le temps de l’exposition.
Osons y croire : les symptômes de l’EHS sont enfin reconnus les Autorités vont enfin agir… ouf, ça n’est pas gagné, juste un rêve ?

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Je dus laisser mon portable à l’accueil. Dans la file d’attente, les gens montraient des signes de réticence. On ne leur coupait pourtant pas la main, mais la privation de cette petite extension de soi-même n’était pas coutumière, et je ne fis pas exception à mon tour. Il me fallut l’éteindre, le remettre à l’hôtesse qui l’accrocha sur un vaste tableau, épinglé comme un papillon par un naturaliste techno-maniaque. “Coordonnées 23/M”, me dit-elle, “merci de les retenir pour le récupérer.” Cette installation réglementaire de combinés laissés de côté à l’entrée du musée était conçue comme une sorte d’assentiment collectif visuel à s’abandonner à l’Exposition Zone Blanche. Le “tableau des portables” donnait une idée de la quantité de visiteurs présents mais aussi de la variété des modèles. L’impression de cet accrochage public portait vers l’idée de surabondance industrielle. Les très rares coordonnées vides correspondaient probablement aux quelques visiteurs électro-hypersensibles. Lorsque je remis

mon appendice mobile à l’hôtesse dont la parure complète aurait pu, de loin, faire penser à une apicultrice, je me demandai si elle était réellement hypersensible aux ondes ou si les employés du musée nourrissaient activement l’atmosphère de l’exposition. Son sourire derrière le voile me fit pencher pour la seconde option : sa tenue anti-ondes faisait partie du show.

EHS, ÉlectroHyperSensible, c’était le vocable principal retenu. Je devais écrire un article et me renseigner sur les petits dessous de l’événement. J’appris que la Commissaire d’exposition avait réussi à imposer « EHS » dans les textes de présentation contre l’avis du directeur du musée qui aurait voulu quelque chose comme « ICEM » – Intolérants aux Champs Électro-Magnétiques. Ce différend montrait la sympathie de la Commissaire pour les EHS qu’elle percevait comme des êtres humains normaux victimes d’un excès de technologies délétères. L’intolérance aux champs électromagnétiques penchait, elle, plutôt du côté de l’inadaptation de certains aux

développements technologiques pour raisons personnelles, psychiques ou physiques,

indépendantes des rayonnements. Quoi qu’il en soit, le musée avait déployé des moyens humains et matériels considérables pour faire de cet événement une première dans le monde.

Une partie du parcours recréait une vraie-fausse zone sans ondes en plein Paris, délimitée par une enveloppe protectrice. Une idée et une réalisation assez folles, mais « nécessaires à l’immersion sensible du public », indiquait le dossier de presse.

Lorsque j’entrai au coeur de l’installation, j’aperçus plusieurs personnes en tenue anti-ondes : des guides équipés de petits appareils et chargés de montrer aux visiteurs les variations d’intensité du nuage électromagnétique selon les endroits. L’intérieur de l’espèce d’immense yourte dressée en tissus haute protection fabriqué par Swiss Shield recréait une zone vierge du spectre des fréquences électromagnétiques, comme on n’en trouvait presque plus dehors, dans la nature, hormis dans quelques replis ou anomalies du territoire. L’entreprise suisse, une référence mondiale, était en forte expansion. Les armées étaient ses clients les plus anciens.

Deux salles d’expositions temporaires avaient par ailleurs été coffrées et peintes avec trois couches de peinture anti-ondes. Le musée avait utilisé le nec plus ultra de la protection. Dans ces salles, images et textes étaient éclairés en courant continu 12 volts ou en courant alternatif 220 volts dont les câbles et lampes étaient entièrement blindés. Des moyens rarement à la portée des EHS.

C’est ce que je compris en découvrant « Cénesthésie des ondes », le reportage photographique de Louis Asselin. Les logements, caravanes, cabanes, voitures, tentes étaient tapissés de multiples couches de simples couvertures de survie qui offraient le mérite d’atténuer à faible coût les hautes fréquences de la téléphonie mobile et des appareils sans fil, et aussi éventuellement, de protéger du froid. Montrer les existences des personnes devenues EHS, tel était le projet de cette enquête photo commandée pour EZB et parrainée par la Fondation Abbé Pierre, sensible au sort des EHS depuis plusieurs années. « Devenues EHS », oui, devenues. On ne nait pas EHS, même si les symptômes touchent insidieusement de plus en plus jeune.

D’autres se protégeaient avec de la moustiquaire – moins de 10 euros le mètre – mais ce type de maillage métallique serré n’arrêtait plus les ondes millimétriques. Il fallait passer à du high-tech. Protection high tech contre radiation high tech, une guerre moderne en somme. Sur une photo, on voyait un petit bout de femme prénommée Caroline emmitouflée telle une Touareg, institutrice contrainte d’abandonner son travail, soulever le voile anti-ondes fixé sur une structure de tuyaux de PVC emmanchés et formant son lit à baldaquin, installé dans une pièce d’une maison forestière accueillant des réfugiés des ondes. Sur une autre, dans une pénombre

fidèle, on distinguait une femme en train de s’installer pour la nuit dans sa voiture garée au second sous-sol d’un immeuble du XVI eme arrondissement. Son appartement était devenu invivable après l’installation à proximité d’une nouvelle antenne et d’un compteur « communicant ». Le répit de la nuit, c’était le graal de la survie, la quête nécessaire pour passer des journées vivables, cesser de « griller » – griller, un verbe courant pour désigner l’état intérieur d’un EHS. Pierre, lui, grand gaillard, errait dans sa voiture tout terrain depuis qu’une seconde antenne avait été plantée face à sa maison. Un ami l’autorisait à résider sur un terrain encore plus à l’écart, autrement dit à y garer la voiture dans laquelle il résidait. Mais les chasseurs et leurs chiens équipés de balises le perturbaient bien avant l’aurore. Le reporter avait campé à côté de son véhicule. Pour voir. Une nuit d’automne comme une autre. La photo le montrait se lever pour allumer son petit réchaud à gaz et se refaire une bouillotte pour la seconde partie de la nuit. « Cénesthésie des ondes » était une enquête d’autant plus remarquable que la population devenue EHS est le plus souvent invisible, oubliée, ignorée, avec laquelle il est difficile d’entrer en contact, faute de téléphonie ou d’adresse. Les furtifs, ainsi pourrait-on aussi les appeler. J’appris en passant que la cénesthésie était « l’ensemble des sensations en provenance de nos organes ».

Je suivis un moment la balade didactique du guide des ondes. L’immense baie vitrée donnant sur les jardins du Trocadéro était obturée par un simple tissu protecteur blanchâtre. Le textile avait été préféré à l’application d’un film sur les vitres, une question d’ambiance et de réversibilité de l’installation indiqua le guide plutôt doctement. De même sous la verrière qui surplombe l’atrium. Dans cette vaste zone dite « grise » ou à « impact limité », les dispositifs sans fil avaient été coupés ou remplacés par des liaisons filaires blindées, tout comme les quelques écrans. Ceci faisait bien sûr partie de l’exposition tout comme la légère atmosphère de chantier non terminé dans laquelle les visiteurs baignaient, comme pour partager les nécessités

des populations EHS. L’invisible électrosmog se manifestait à notre regard même lorsqu’on n’y était manifestement pas sensible au point de développer les symptômes.

Des sculptures de personnages de grandeur réelle occupaient le terrain ici et là. Elles illustraient l’impossibilité de vivre quelque part au milieu de l’électrosmog lorsque le point de saturation est atteint – point qui dépend, semble-t-il, du terrain psycho-physiologique particulier à chaque personne. La rencontre était frontale. Connue pour ses terres sculptées de peuples nomades dont on ne savait s’ils appartenaient à notre passé ou s’ils figuraient notre avenir, Fanny Ferré avait peuplé la Galerie de l’Homme de migrants des ondes. Le souffle épique de personnages à la beauté primitive et aux gestes éternels, typique de son oeuvre, avaient été transmis à ces femmes et à ces hommes, isolés ou groupés par deux ou trois, simplement drapés de protections anti-ondes figurées par une terre plus claire que les parties non camouflées. Leurs tenues leur collaient naturellement à la peau. Ces personnages ployaient comme si les radiations leur tempêtaient dessus, mais on pouvait sentir à leur visage et à leur mouvement déterminé leur volonté de s’en sortir, d’atteindre un lieu où l’existence serait possible. L’un d’eux, plus radieux et redressé que les autres semblait avoir atteint le havre de la paix. D’un geste triomphant et libérateur, Il montrait aux autres l’endroit. « Errance HS » était le nom donné à ce travail par les créateurs de l’exposition.

Je traversai ponctuellement la vaste yourte, zone la plus libre de radiations. Une sorte de chapelle de l’état de nature. Un défilé de mannequins s’y tenait. Coiffes, vêtements, accessoires, combinaisons de la marque Swiss Shield – « la solution efficace pour une haute protection contre l’exposition aux radiations électromagnétiques ». La marque suisse avait travaillé pour enjoliver non seulement la texture de ses toiles high tech tissées de micro-fils d’argent et de cuivre recouverts de polyuréthane et doublées d’étoffes fines en coton et en lin mais aussi en faisant du stylisme. À mesure que la population EHS augmentait, il fallait bien se montrer en société, sans avoir l’air ni d’étrangers en provenance d’autres mondes, ni d’un apiculteur islamiste intégriste. La société suisse n’était ni en trop avance ni en retard, tout juste légèrement avant l’heure des foules, si toutefois les foules allaient se montrer preneuses. Dès lors, les tarifs relevaient du prêt-à-porter haut de gamme voire de la haute couture. On ne pouvait s’équiper d’une coiffe belle et efficace à moins de 200 ou 300 euros, et cela montait jusqu’à 700 ou 800 euros. Autant dire le bout du monde pour de nombreuses personnes qui ne pouvaient plus travailler. Comme souvent les plus riches étaient les plus à même de se protéger des méfaits auxquels ils contribuaient le plus activement et, ainsi, en un sens, les perpétuer.

Alors que je m’apprêtais à quitter le sanctuaire, un couple de mannequins en petite tenue traversa l’espace. Swiss Shield proposait une protection électromagnétique des parties intimes.

Il fallait bien penser malgré tout à la qualité de notre reproduction et de notre évolution. La firme suisse proposait aussi une gamme protectrice pour la maison, des lits à baldaquin aux tapis de mise à la terre en passant par le linge de nuit et la literie. Un espace était d’ailleurs consacré à la démonstration de matériels et dispositifs de protection. Avec un bon capital, on pouvait se blinder, blinder son chez soi, sa voiture, on pouvait blinder sa vie, se mettre sous bulle, séparé de toute nature. Je me demandai alors si nous allions tous devenir des astronautes immobiles à notre domicile, la terre.

Je voulais découvrir le travail de la plasticienne Victoria Niki montré dans la zone des salles coffrées.

« Géonomie des ondes » donnait à voir sur les territoires les champs électromagnétiques (CEM) générés par les antennes relais. Elle avait plaqué des images de ces champs – probablement obtenues auprès d’un fabricant d’appareillage électronique comme Microwave Vision ou d’opérateurs en radiocommunications – sur les cartes IGN correspondantes. Malgré la part d’imprécision, – les CEM sont mouvants comme des nuages qui tourneraient de manière plus ou moins aléatoire dans un espace délimité et certains dispositifs balayent l’espace – c’était spectaculaire : voir la couverture géographique des ondes et voir quelles sortes d’anfractuosités des territoires ou derrières de collines y échappaient.

Les zones à courbe de niveau rapprochées pouvaient être intégralement couvertes ou rester des immaculées électromagnétiques. Du noir le plus sombre au blanc le plus clair, son nuancier entremêlant les courbes territoriales à celles des champs électromagnétiques stimulait drôlement le regard avant même qu’on s’imprègne de sa signification. Alors que la stratégie officielle en était encore à l’éradication de toutes les zones blanches, les dirigeants des opérateurs en radiocommunications auraient rêvé de décorer leurs war rooms avec ces créations graphiques qui pouvaient être, selon le regard, des cibles à atteindre ou des zones de paix à garder secrètes. Une autre partie de l’oeuvre de représentation graphique des ondes provenait de l’analyse de documents établis par des EHS en ville. Ces personnes restaient cloitrées la plupart du temps dans leur habitat aménagé, bricolé, mais certaines étaient parvenues à se créer un cheminement piétonnier passable, dans la ville. Le moins mauvais des parcours possibles, ne serait-ce que pour s’aérer et faire des courses, pour celles et ceux qui pouvaient encore ou à nouveau entrer dans des magasins. À partir de ces cheminements, rendus visibles par la coloration des rues sur les plans des villes, Victoria Niki avait dessiné par-dessus les champs électromagnétiques, ici du WI-FI de La Poste ou de Pôle Emploi, là d’une antenne de rue trop exposée. On prenait ainsi conscience du criblage électromagnétique urbain et on comprenait que se frayer un chemin était une épreuve de survivaliste.

Peu après ma visite, le musée fut le théâtre d’événements inattendus. Mon reportage sur l’exposition fut alors repoussé au profit d’une information à chaud parue dans La Nouvelle Commune du 11 décembre. Je reproduis ici l’article.

Le Musée de l’Homme pris d’assaut par des réfugiés des ondes

Mardi après-midi, des ÉlectroHyperSensibles ont afflué vers le Musée de l’Homme, venant des campagnes et des villes de tout le pays avant de se réfugier dans le sanctuaire sans radiations électromagnétiques situé au coeur du Musée.

Exposition Zone Blanche, qui se tient actuellement au Musée de l’Homme, connait un afflux inattendu de visiteurs-squatteurs. Près de 140 personnes EHS. Certaines ont mis jusqu’à trois jours pour venir, roulant la nuit sur des petites routes, se reposant le jour en forêt ou dans des replis naturellement abrités. D’autres viennent de Paris même, quittant leurs appartements bunker anti-ondes. Que cherchent-ils ? À bouts de nerfs et de forces, malingres pour la plupart, ils sont là pour exprimer leur colère face à l’incurie des pouvoirs publics. L’association Robin des Toits évoque une « pandémie électromagnétique ». Les associations de défense (Terre et Coeur d’EHS, Poem26, AZB…), les collectifs Santé sans ondes et 1815 exigent le maintien ou la création immédiate d’au moins une zone blanche dans chaque département et le droit d’y construire des habitats légers. La Fondation Abbé Pierre s’associe à ce happening et sollicite des subventions pour blinder les habitats. Le collectif EHS au Musée de l’Homme demande dans sa lettre aux pouvoirs publics de réduire partout à 0,2 v/m le niveau d’exposition électromagnétique. La ligue pour l’Écologie des Ondes (LEO) milite pour la refonte des systèmes de communications sans la main mise exclusive des ingénieurs et au bénéfice de l’implication des médecins et biologistes compétents. Que cesse ce sabordage du vivant – êtres humains, animaux, plantes – perpétré au nom de l’efficacité et du développement économique.

Les EHS les plus atteints sont regroupés au sein du sanctuaire du musée, fabriqué pour l’exposition. Ils soufflent, respirent, se détendent et manifestent leur intention de rester là. La Commissaire de l’exposition, Anne l’Épeautre, les soutient. Selon elle, le Musée de l’Homme « peut contribuer à changer le regard de l’homme sur ce qu’il fait ». Sylvain La Martre, le directeur, souhaite, lui, une évacuation, évoquant « le droit du public à visiter sans entrave ». Le collectif EHS au Musée de l’Homme se dit prêt à accueillir et à informer le public. Une logistique alimentaire spéciale est mise en place. Swiss Shield annonce offrir 140 vêtements de nuit.

Des esprits pro-ondes se demandent sur les réseaux si ce blocus du Musée de l’Homme ne fait pas partie de l’exposition, une sorte de putsch artistico-citoyen en sorte d’attirer les foules au Musée. Exposition Zone Blanche est en effet une première dans le monde. Paris ville politique de l’homme reprend du poil de la bête. Observer les visages des EHS, écouter leurs témoignages suffit pourtant à se convaincre que le drame qui se joue là n’est pas qu’une vaine mise en scène. Mais encore faut-il descendre sur le terrain, aller à leur rencontre.

Essai EZB à lire ici :

https://www.robindestoits.org/attachment/2373638/