Sans oublier la consommation électrique
Deux articles de reporterre
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Cuves de fioul et groupes électrogènes
Dopés par les besoins de l’IA, encouragés par l’État, les projets de datas center se multiplient. Pour chaque data center, il faut des dizaines de cuves de fioul et de groupes électrogènes de secours très polluants.
Emmitouflés dans d’épais manteaux, les cinq membres du collectif en lutte contre l’implantation d’un data center géant à Dugny (Seine-Saint-Denis) sont contrariés. En cette fraîche après-midi de mars, ils découvrent avec dépit le permis de construire — signé quelques jours plus tôt par le maire et la préfecture — placardé sur les grilles d’entrée du site, aux abords de l’aéroport du Bourget. « Ils se sont dit : ils ont déjà l’aéroport, c’est déjà dégueu, un peu plus un peu moins…, s’agace Michèle. C’est un déni de démocratie. »
À Dugny, comme un peu partout en Île-de-France, un projet de data center géant est en train d’éclore à la faveur de l’opération séduction engagée par Emmanuel Macron pour attirer de nouveaux projets. Mais en Seine-Saint-Denis, un département densément peuplé, ces ogres d’acier qui dévorent des quantités faramineuses d’électricité et d’eau s’implantent en vis-à-vis direct de logements.
Outre la démesure de ces installations, les riverains s’inquiètent du bruit, des ondes électromagnétiques et de la pollution de l’air, un aspect passé sous silence par les porteurs de projet. Pourtant, tous prévoient l’implantation de nombreux groupes électrogènes, de puissants moteurs destinés à alimenter les centres de données en cas de coupure électrique et particulièrement polluants.
Des centaines de groupes électrogènes
« Un data center ne supporte aucune interruption de courant », explique le cofondateur et directeur scientifique de l’Institut du numérique responsable, Vincent Courboulay. Par sécurité, les data centers sont équipés de batteries qui prennent le relais instantanément en cas de coupure électrique, le temps que des groupes électrogènes soient lancés. En fonction des modèles et des stocks de fioul, ces derniers pourront alimenter le data center en électricité pendant 48 à 72 heures. Le calibrage de ses installations de secours est hors norme : des dizaines, voire des centaines de puissants groupes électrogènes, qui doivent être allumés tous les mois pour s’assurer qu’ils sont opérationnels.
En Seine-Saint-Denis, les opérateurs voient grand, très grand. À l’été 2024, Interxion inaugurait le plus grand data center de France à La Courneuve, alimenté par 130 mégawatts (MW). À lui seul, il lui faut 72 groupes électrogènes de 3 MW pour assurer son autonomie électrique en cas de crash du réseau.
À Dugny, sur le flanc de la tranquille rue Sébastien-et-Jacques-Lorenzi, où des logements récents jouxtent une crèche, un record devrait à nouveau être franchi : les trois bâtiments implantés sur une parcelle de 9,5 hectares engloutiront 200 MW, soit plus de 20 % de la production d’électricité d’un réacteur nucléaire.
Pour assurer une telle demande, deux câbles à très haute tension (225 000 volts) doivent être tirés depuis le Val-d’Oise, sur 28 km. Et le calibrage des installations de sécurité est impressionnant : 108 groupes électrogènes, accompagnés de 219 cuves de stockage d’huile végétale hydrotraitée (HVO) et de fioul.
D’autres data centers d’envergure sont aussi en projet à quelques kilomètres de là, comme celui porté par SNC Data Hills à Aulnay-sous-Bois d’une puissance de 240 MW, accompagné de 112 groupes électrogènes ou celui de l’entreprise Goodman à Tremblay-en-France, pour une puissance de 105 MW et 54 groupes électrogènes de secours. De grosses machines qui, à l’instar des moteurs diesel des bateaux, produisent de grandes quantités de polluants (oxydes d’azote, particules fines).
Des technologies propres non abordables
Pourtant, aucune évaluation sérieuse n’a été menée pour mesurer l’impact sur la pollution locale, alors qu’en île-de-France — et en Seine-Saint-Denis en particulier — la qualité de l’air n’est pas bonne. La pollution des groupes électrogènes fait pourtant l’objet d’une attention particulière des politiques publiques. Dans son plan Nouvel air présenté en 2023, la région Île-de-France en a même fait l’un de ses piliers, prônant « le remplacement des groupes électrogènes au fioul, dans les hôpitaux, les data centers, etc. ».
Mais aucune norme n’est imposée pour les équipements « destinés aux situations d’urgence ». Pire, la récente réglementation européenne relative à la qualité de l’air, visant à s’aligner sur les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé pour limiter les émissions de polluants, n’est pas encore retranscrite dans le droit français. Les industriels pourraient profiter de ce vide pour écouler de vieux modèles polluants, dénonce Jérémie Lagarrigue, PDG de la société spécialisée dans les groupes électrogènes à hydrogène EODev.
Malheureusement, aucune technologie n’est actuellement aussi accessible que le groupe électrogène au fioul. Si des entreprises, comme EODev, proposent des versions à l’hydrogène, beaucoup moins polluantes, « ces technologies ne sont pas rentables pour des usages ponctuels », regrette son PDG. Les promoteurs de data centers assurent avoir opté pour des groupes électrogènes au HVO, moins polluants, mais installent toutefois des cuves de fioul, en plus.
Le président de la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAe) d’Île-de-France, Philippe Schmit, dénonce une hypocrisie : « Les niveaux de production en France et en Europe de HVO ne permettent pas du tout d’alimenter les data centers ». Les groupes électrogènes devraient ainsi surtout tourner au fioul, estime-t-il, donc émettre au moins autant que les moteurs diesel des voitures.
Pollution atmosphérique sous-évaluée
« À l’heure actuelle, les quantités de polluants émis par les data centers restent très faibles, car ils sont utilisés peu de temps, rassure le chargé de médiation scientifique d’Airparif, Antoine Trouche. Mais les projets de data center et les moyens de production d’électricité via les groupes électrogènes auront forcément un impact sur la pollution de l’air. » L’organisme suit donc le secteur de près. D’autant plus que les projets sont concentrés sur des territoires restreints.
Aux États-Unis, le problème a été identifié et des normes ont été établies afin de protéger la santé des riverains. Des chercheurs ont tenté d’évaluer la contribution des data centers à la pollution atmosphérique locale, et en particulier des groupes électrogènes. Mais dans le comté de Loudoun (Virginie), qui compte près de 200 data centers, ils ont estimé que si les émissions polluantes des groupes électrogènes de secours n’atteignaient que 10 % des maximum autorisés, ils seraient responsables de 14 000 nouveaux cas d’asthme, de 13 à 19 décès chaque année et de 220 millions à 300 millions de dollars de frais de santé.
Sur le terrain, la contribution réelle de ces gros moteurs à la pollution locale reste toutefois très difficile à mesurer, car les porteurs de projets rechignent à en évaluer clairement la portée. Dans le Minnesota, Amazon vient ainsi de perdre un procès intenté par l’ONG Cure. L’entreprise avait réclamé à être exemptée de mesures de la pollution engendrée par les 250 groupes électrogènes qui seront installés pour son nouveau data center.
« Amazon déclare que les groupes électrogènes ne sont allumés que quinze heures par an, ce qui paraît peu crédible, déplore Maggie Schuppert, directrice des initiatives stratégiques de Cure. Ils n’ont divulgué aucun détail sur le type de groupes électrogènes employé, ce qui rend impossible toute évaluation indépendante de la pollution engendrée. »
Du côté de Dugny, Digital Realty a, lui aussi, fourni une évaluation a minima. Alors que 108 groupes électrogènes seront allumés mensuellement, l’étude d’impact n’a observé que des tests réalisés par petits lots de sept, pendant 1 h 30, « en été et sans vent », s’agace Philippe Schmit. Selon la MRAe, les groupes électrogènes des autres data centers du groupe tournent pourtant au minimum trois à quatre heures par mois.
Réseau sous tension
Quid des périodes de défaillances ? En novembre 2020, un incendie a obligé le data center des Ulis (Essonne) à fonctionner sur groupes électrogènes pendant 270 heures. En 2022, alors que le réseau électrique français était sous tension, il avait été envisagé de demander aux industriels un délestage de deux heures par jour. En outre, la demande électrique du secteur pourrait tripler d’ici 2030, à la faveur du développement de l’intelligence artificielle et des nouveaux projets d’implantations.
Des tensions complémentaires sont-elles à prévoir ? Quel impact de telles situations auraient-elles sur la pollution locale ? L’étude d’impact réalisée par Digital Realty ne permet pas de le dire précisément. En revanche, la MRAe a estimé qu’il faudrait tabler sur 56,5 tonnes de NOx émis dans l’air, l’équivalent de « la totalité des émissions annuelles actuelles de la commune de Dugny » ou les trois quarts de la pollution quotidienne engendrée par le trafic routier francilien (27 130 tonnes par an, soit 74 tonnes par jour). Des filtres pourront alors réduire la pollution.
« La rose des vents oriente la majeure partie des mouvements d’air du site du projet vers les zones habitées », prévient aussi la MRAe. Sans oublier qu’en cas de crash du réseau, la pollution engendrée par le data center s’additionnerait à celle des data centers voisins, des hôpitaux, des industries alentour…
Autant de problématiques locales, pour lesquelles les premiers concernés n’ont pas été consultés. « Aucune réunion d’information de la population n’a été organisée », dénonce le président du Mouvement national de lutte pour l’environnement 93, Jean-Marie Baty, attablé à deux pas du marché, où le collectif avait tracté quelques jours plus tôt pour alerter la population. Le maire de Dugny, Quentin Gesell (divers droite) n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre. Digital Realty n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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Électricité : les data centers consommeront autant que le Japon en 2030
Des data centers toujours plus voraces. Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) publié le 10 avril, la consommation électrique des centres de données va être multipliée par deux d’ici à 2030 pour peser 3 % de la consommation mondiale. C’est l’équivalent de la consommation du Japon.
En 2024, ces monstres électriques avalaient déjà 415 terawattheure, soit 1,5 % de l’électricité mondiale. Cette voracité va s’accompagner d’une hausse de leurs émissions de CO2.
Une croissance exponentielle
Elles passeront de 180 millions de tonnes aujourd’hui à 300 millions de tonnes d’ici à 2035, voire jusqu’à 500 millions de tonnes. « Les centres de données figurent parmi les sources d’émissions dont la croissance est la plus rapide », constate le rapport de l’AIE.
« Les craintes que l’intelligence artificielle [IA] n’accélère le changement climatique semblent surévaluées, tout comme les attentes selon lesquelles l’IA seule permettra de résoudre le problème », conclut l’AIE, qui estime que ces émissions supplémentaires pourraient être compensées par de potentielles économies d’émissions grâce aux innovations induites par l’IA.