Trop de « data centers »

L’Irlande risque la panne électrique

 « J’ai perdu tous mes voisins », sourit laconiquement Mary devant le portail de sa maison. Installée dans le comté de Meath, à la frontière avec le comté de Dublin, la sexagénaire fait le constat de cinq années de bouleversements près de sa « tranquille petite route de campagne ». « Il y avait cinq maisons juste là, les champs d’une ferme laitière, et là un centre équestre, ils ont tout vendu à Facebook », détaille-t-elle. De l’autre côté de la haie de son jardin, derrière de hautes barrières, des ouvriers et ingénieurs aux gilets fluo se succèdent dans le bruit des sirènes et le ronflement des engins de chantier. « Ça va, c’est assez silencieux maintenant, le plus gros du travail est terminé », poursuit Mary.

À quelques dizaines de kilomètres de là, le paysage est identique. Dans la nouvelle zone industrielle de Grange Castle en périphérie de Dublin, d’épais cubes en tôles aux différents tons de vert et de gris s’alignent sur des dizaines d’hectares. Depuis une petite décennie, les annonces de nouveaux chantiers s’enchaînent à un rythme effréné par les entreprises du numérique, Amazon, Facebook, Google, Microsoft en tête. De quoi offrir à la République irlandaise la couronne de premier hébergeur européen de data centers — ces centres de données regroupent les installations informatiques (serveurs, routeurs, commutateurs, disques durs…) nécessaires au fonctionnement des entreprises liées à internet. Sept milliards ont été investis entre 2010 et 2020 et sept autres milliards devraient encore l’être d’ici 2025 d’après le lobby pro data centers Host in Ireland. Plus de soixante-dix centres de données sont déjà opérationnels dans le pays, requérant une puissance électrique de 900 mégawatts et huit autres sont en construction, soit 250 mégawatts supplémentaires. Officiellement, le climat frais et stable de l’Irlande ainsi que ses rivières sont les premiers arguments pour attirer les investisseurs — les centres de données utilisent notamment de l’eau pour éviter la surchauffe de leurs réseaux. La faible taxation et la faible régulation des activités numériques par les autorités irlandaises en sont d’autres.

Au milieu de l’été, un rapport de la Commission sur l’eau et l’énergie irlandaise (la CRU, Commission for Regulation of Utilities in Ireland) est venu troubler la croissance fulgurante de l’industrie de la donnée. On y apprend que la consommation électrique des data centers passera de 11 % à 27 % de la consommation électrique nationale d’ici 2028. Si rien n’est fait pour réguler leur installation, « cela entraînera probablement une situation où la demande dépasse l’offre disponible lors des pics de consommation et entraînera des délestages, les consommateurs seront confrontés à des pannes de courant ». L’utilisation du terme « black-out » a eu un effet d’électrochoc. « Il faut comprendre qu’un data center représente la consommation d’une ville moyenne comme Kilkenny (26 000 habitants) », décrypte le professeur Patrick Bresnihan de l’université de Maynooth. Les données prévisionnelles avancées par la CRU prennent en compte uniquement « les data centers actuels, et les projets déjà en construction ou dont le dossier de raccordement a été accepté. Mais d’autres sont encore en attente d’autorisation », précise l’universitaire à Reporterre.

Les centres consomment jusque cinq millions de litres par jour s’il fait chaud

Inquiète, une partie de la classe politique urge le gouvernement de prendre des décisions. « Il y a eu onze alertes de black-out dans les douze derniers mois contre sept sur les dix dernières années », détaille la députée Brid Smith du parti People Before Profit, étiqueté à gauche. Tout comme les sociaux-démocrates, elle a demandé au Dáil Éireann, le parlement irlandais, la mise en place d’un moratoire. « Nous avons évidemment besoin des data centers, nous lisons nos mels, regardons Netflix, on prend des photos, on utilise [la messagerie] Whatsapp et tous ces outils. Le vrai problème est la prolifération de ces centres de données dans un seul petit pays. Singapour a récemment imposé un moratoire sur les data centers quand ils ont atteint 7 % du réseau électrique. Les Pays-Bas ont fait de même à 2 % du réseau utilisé par les centres de données. L’Irlande est déjà bien au-delà du raisonnable. Un des autres aspects est leur consommation énorme d’eau potable : un demi-million de litres par jour et jusque cinq millions de litres par jour s’il fait très chaud ! »

Réaction du gouvernement ? Un non ferme. Pour Leo Varadkar, vice-premier ministre, les datas sont de « l’or, des diamants » et il est hors de question de passer à côté de ces ressources. Quid de l’urgence de ces prochains mois ? C’est le représentant d’Eirgrid, l’opérateur du réseau, qui a tenté de rassurer le public. « Les centres de données ont travaillé en collaboration avec nous, a assuré Mark Foley devant la représentation nationale, fin septembre. Si une urgence est déclarée, ils allumeront leurs générateurs cet hiver dans le cas très improbable où le système serait sous forte tension. » Pris en défaut, le leader du Green Party et ministre de l’Énergie Eamon Ryan, avouait quant à lui ne pas pouvoir être « absolument certain » qu’il n’y aura pas de panne cet hiver. Il veut croire que la prise en compte des impératifs écologiques par les centres de données permettra de sortir de cette ornière à moyen et long terme.

Si le gouvernement réfute l’idée d’un moratoire, il a cependant indiqué sa volonté de « réexaminer sa stratégie sur les centres de données ». Dans le rapport Climate Action Plan publié jeudi 4 novembre, le gouvernement assure que « l’effet de la croissance des centres de données sur la sécurité d’approvisionnement sera pris en compte », sans pour autant présenter aucune piste pour mieux encadrer ce secteur.

Disperser les data centres aux quatre coins de l’île

En attendant, pour soulager la pression sur le réseau électrique, Eirgrid et la CRU misent sur la dispersion des constructions. Actuellement, l’immense majorité des data centers se concentrent dans la banlieue de la capitale. Les projets qui doivent voir le jour dans les prochaines années sont donc encouragés à se rendre sur la côte ouest notamment, au plus près des projets de fermes éoliennes. Là aussi, des associations environnementales se forment pour s’opposer à ces projets, à Athenry, près de Galway, ou à Ennis, dans le comté de Clare.

Au sein même du Green party, opposé pour l’instant au moratoire, la ligne modérée du gouvernement semble contestée. « Nous sommes dans une situation d’urgence climatique et nous ne devrions pas accorder de permis de construire pour un développement qui entraverait la capacité de l’Irlande à réduire les gaz à effet de serre », s’insurge ainsi Ciaran Cuffe, député européen du parti écologiste irlandais au sujet du projet d’usine à données à Ennis. Fin octobre, déguisé en comte Dracula, le militant Eoin s’agaçait : « Que le parti écologiste lutte contre ce moratoire, c’est totalement illogique. » Il défilait avec une trentaine d’autres activistes du collectif anticapitaliste Slí Eile devant le siège dublinois de Facebook pour dénoncer le « vampirisme » qu’exercent les datas centers sur le réseau électrique. « Un projet de centre de données a obtenu une autorisation pour s’installer à Clondalkin. Il va faire augmenter la demande de gaz de 3 %. Juste ce data center ! Ils disent qu’ils vont se fournir en biogaz, mais c’est impossible, il n’y en a pas en ce moment sur le réseau. »

Un constat que partage Barry Mc Mullin, professeur à l’École de génie électronique à l’université de Dublin. Si le développement des centres de données n’est pas limité, au moins temporairement, alors, « pour éviter ces baisses de tension et ces pannes, nous finirons par renforcer les capacités de production et d’exploitation des combustibles fossiles ». En contradiction avec les objectifs que s’est fixés la République d’Irlande de réduire de 51 % ses émissions de carbone d’ici 2030.

L’idylle de l’Irlande et des Gafam

Chez les professionnels de la donnée, l’ambiance est malgré tout au beau fixe. Dans un discours face à des sociétés du secteur, Garry Connoly, le fondateur de Host in Ireland, était triomphant. « Si vous lisez la presse internationale, vous vous dites “non, je ne veux pas faire partie de cette industrie”. Mais, les deux sujets les plus importants de cette décennie seront la décarbonation et la digitalisation. Vous ne pouvez pas décarboner la planète sans utiliser la digitalisation. Les centres de données sont fondamentaux pour cela. Cette industrie ne fait que débuter. Par rapport à 2030, nous n’avons aujourd’hui que 4 % des données dont nous aurons besoin pour réaliser ce que nous devrons faire en 2030. C’est une industrie en pleine expansion ! » s’enthousiasmait le lobbyiste.

Un argument écologiste que bat en brèche la députée Brid Smith. Selon l’élue de gauche, les centres de données se cachent derrière un vernis de décarbonation alors que ces derniers sont construits aussi pour permettre à Amazon, Google… de continuer à « accumuler des informations sur nous pour nous vendre encore plus de produits. La publicité est une part importante de cela. Leur modèle économique est basé là-dessus. Nous avons vraiment besoin d’avoir ce débat : de quoi notre société a-t-elle réellement besoin ? »

Pour le professeur Patrick Bresnihan, la question se pose urgemment, notamment au regard du faible bénéfice engrangé par le pays. « Les sièges d’Intel, d’Apple, de Google et autres créent des milliers d’emplois. Sauf pour leur construction, ce n’est pas le cas des data centers eux-mêmes », résume le chercheur. L’Irlande a lié son destin à ces grandes entreprises de la tech et du numérique il y a plus de trente ans et a réussi à attirer les investisseurs avec une taxation dérisoire. Mais les dangers sur le réseau électrique montrent les limites de ce laisser-faire. « Google, Amazon, Facebook… sont des amis, selon le gouvernement. Il fait tout ce que ces compagnies veulent, et c’est de cette politique que nous devons discuter », conclut la députée Brid Smith.

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