Espoirs, promesses et doutes autour de la 5G

En lien avec la téléphonie mobile 

Le réseau, qui ne pèse pour le moment qu’environ 1 % du trafic mobile en France, doit ouvrir la voie à de nouveaux usages dans l’industrie, l’agriculture ou la santé. Au vu des investissements à réaliser, l’équation économique reste encore incertaine pour les opérateurs.

Sur le papier, tout est prêt pour la 5G. Depuis l’attribution des premières fréquences, il y a tout juste un an, près de 20 000 nouvelles antennes ont été mises en service. Les opérateurs revendiquent, en ce mois d’octobre, une couverture qui va d’un à deux tiers de la population, selon les cas. Et la majorité des téléphones neufs vendus dans le pays sont désormais compatibles avec la nouvelle norme. Pourtant, le grand saut vers la 5G se fait attendre : le réseau ne pèse pour le moment qu’environ 1 % du trafic mobile en France. Les opérateurs eux-mêmes ne savent pas encore s’il faut y voir un nouvel eldorado ou un investissement dispendieux de plus.

Certes, la transition d’une génération à une autre prend toujours du temps. Mais les acteurs peinent aussi à répondre simplement à une question pourtant cruciale posée par les usagers : « A quoi sert la 5G ? » Difficile, dans ces conditions, d’attirer des clients vers de nouveaux forfaits, plus onéreux − l’accès au nouveau réseau est payant chez tous les fournisseurs, à l’exception de Free (dont le fondateur, Xavier Niel, est actionnaire à titre individuel du Monde). La réponse existe, mais elle est multiple.

A court terme, le lancement du réseau dernier cri est surtout un soulagement pour les opérateurs, qui risquaient de voir leurs fréquences 4G saturées par l’explosion des usages. « Pour le grand public, la 5G apporte aujourd’hui surtout un enrichissement des débits lié au capacitaire des réseaux, notamment dans les zones très denses », reconnaît la dirigeante d’Orange France, Fabienne Dulac. « Mais il y aura aussi, à l’avenir, des usages sur le gaming [jeux vidéo], la réalité virtuelle ou encore la vidéo », nuance-t-elle.

« La 3G a été une vraie rupture, Internet arrivait sur les réseaux mobiles », rappelle Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique. « La 4G a, quant à elle, amené des usages équivalents à l’Internet fixe sur le mobile. Tandis que la 5G ne change pas grand-chose pour le consommateur à court terme. » En Corée du Sud, pays pionnier en la matière, la population doute également du saut technologique en cours.

« Innovation utile »

Attention cependant : le nouveau réseau mobile n’en est qu’à ses balbutiements. Deux évolutions techniques se font encore attendre pour qu’il puisse donner sa pleine mesure. L’arrivée de la 5G SA (« stand alone »), c’est-à-dire qui ne s’appuiera plus sur les infrastructures 4G préexistantes, devrait ainsi doper les performances pour des réseaux grand public à partir de 2023 en France. Tout comme l’attribution des fréquences de la bande des 26 GHz, dite millimétrique, prévue pour fin 2022 ou début 2023 (la 5G se déploie sur deux nouvelles bandes de fréquences jusque-là non attribuées aux réseaux mobiles : celle de 3,5 GHz, déjà accordées aux opérateurs, et celle de 26 GHz).

Ces conditions réunies, « la 5G sera une vraie technologie systémique, avec de vraies ruptures », défend Gilles Babinet. Pour David Gesbert, responsable du département systèmes de communication au centre de recherche Eurecom de Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), « elle fait trois choses : elle augmente le débit, elle fait diminuer le temps de réponse [la latence] et elle permet de connecter un très grand nombre de capteurs ».

Les spécialistes des réseaux informatiques s’accordent à dire que ces caractéristiques propres à la 5G ouvrent la voie à de nouveaux usages, en particulier industriels. « Il n’est pas question d’innover pour innover, estime Gérard Memmi, responsable du département informatique et réseaux de Télécom Paris. On ne construit pas la 5G pour que vous puissiez regarder une vidéo au supermarché. C’est une innovation utile : on sait que la voiture connectée, le train connecté et bien d’autres usages ne seront pas possibles sans évolution technologique. »

Le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Cédric O, a conscience des doutes et des moqueries qui accompagnent le déploiement de la nouvelle génération de réseaux mobiles. Mais il est convaincu que le temps donnera raison au gouvernement de l’avoir déployée.

« Les infrastructures ont toujours conditionné l’évolution des économies et des sociétés, justifie-t-il. Aujourd’hui, la question des réseaux télécoms devient aussi structurante que l’ont été, historiquement, l’eau, l’électricité, le gaz et les routes. Sans la 4G et le développement du smartphone, ainsi que des applications en mobilité qu’elle a permis, il n’y aurait pas eu les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon]. De la même manière, la 5G conditionne une partie de notre économie future et ouvre des possibilités extraordinaires dans de nombreux domaines, de l’agriculture à la santé en passant par les transports ou l’industrie lourde. »

Cartographier des chantiers

De premiers cas d’usage probants commencent, doucement, à émerger. Au printemps 2020, en plein confinement, l’hôpital de Bordeaux a vu sa connexion Wi-Fi saturer. Bouygues Telecom lui a alors fourni des routeurs 5G afin de soulager la connexion du site à titre expérimental, avant même l’attribution des premières fréquences. « Depuis, ils les utilisent même pour mettre en place des connexions Internet dans des lieux éphémères, par exemple dans la rue pour faire des tests Covid-19 », raconte Stéphane Allaire, directeur du programme 5G de l’opérateur.

SFR a de son côté ouvert, courant octobre, un espace consacré à la 5G dans ses locaux du 15e arrondissement de Paris. Un lieu qui veut mettre en valeur des usages réels et actuels pour les entreprises. Ainsi, des caméras de vidéoprotection peuvent utiliser ponctuellement la 5G pour pouvoir zoomer sur un visage ou une zone précise sans perte de résolution. Un usage particulièrement approprié aux endroits non couverts par la fibre, comme les lieux éphémères.

Autre expérience déjà palpable : l’utilisation de lunettes de réalité augmentée pour de l’apprentissage à distance. Grâce à cet équipement, un ouvrier peut apprendre à manipuler les commandes d’un robot avec l’aide d’un formateur. Ce dernier peut livrer ses consignes à distance et même grâce à des annotations qui apparaissent en temps réel dans le champ de vision de l’apprenti, permettant de le guider très précisément. Autre exemple assez proche : l’utilisation de casques de réalité virtuelle dans le cadre de formations à distance ou de visites virtuelles de lieux difficilement accessibles.

Bouygues Telecom travaille par ailleurs avec le constructeur Colas, filiale du groupe Bouygues, et la start-up Syslor sur des usages de la 5G pour cartographier des chantiers. « Par exemple, quand on creuse une tranchée pour installer de la fibre optique, on la filme pour localiser les câbles au centimètre près, détaille Stéphane Allaire. L’utilisation de la 5G permet à l’ouvrier de filmer et de numériser en direct une quantité de données très importante. S’il devait attendre qu’elles se chargent pour les envoyer, cela le freinerait dans son travail. »

D’autres usages plus complexes se profilent. Bouygues expérimente ainsi l’utilisation de grues pilotées à distance, à l’aide de caméras en haute définition à faible latence. « Avoir une forte réactivité est primordial quand on pilote une grue », insiste Stéphane Allaire.

Multiplication des objets connectés

Si les usages de la 5G intéressent autant les industriels, « c’est notamment du fait qu’elle divise le temps de latence par dix environ, analyse Gérard Memmi, de Télécom Paris. Avec ça, on arrive enfin à un ordre de grandeur qui respecte les contraintes de temps industrielles. On entre dans le monde du temps réel ».

 « Si on regarde un peu ceux qui travaillent sur ces sujets au niveau international, beaucoup estiment que l’effet de basculement permis par la 5G est supérieur à celui permis par la 4G », abonde Cédric O. Selon lui, « l’agriculture en est un des meilleurs exemples. Quand vous connectez votre champ et que vous n’arrosez que lorsque le taux d’humidité baisse, vous faites quinze jours d’économie d’eau par an. Pour démultiplier ces exemples d’augmentation de l’efficacité et d’économie d’énergie ou de produits phytosanitaires, il faut massivement connecter les objets. Et cela, on ne sait pas le faire sans la 5G.  »

La santé apparaît également comme un terrain d’innovation privilégiée. La perspective de pratiquer des interventions chirurgicales à distance semble encore hors de portée pour plusieurs années. Mais d’autres pistes, très concrètes, commencent à voir le jour, comme l’utilisation d’ambulances connectées, actuellement expérimentée au CHU de Rennes. L’idée est de permettre à un médecin spécialiste de pratiquer, à distance, de premiers examens pendant le transport du patient, afin de gagner du temps avant sa prise en charge à l’hôpital.

La multiplication des objets connectés, dans certains types d’usines ou dans les zones urbaines, plaide également en faveur du nouveau réseau. Si la fibre offre des garanties équivalentes en matière de latence et de connectivité, il n’est pas possible de la brancher de toutes parts pour des raisons de coût. L’usage de la 5G serait donc complémentaire.

« Ça tâtonne, mais c’est normal »

Les innovations technologiques sont avérées. Les promesses industrielles sont là. Mais le monde économique est encore frileux. A ce stade, rares sont les entreprises à avoir sollicité les opérateurs pour passer à la 5G. « On est encore dans une phase de conception et de prospection, veut croire un cadre du secteur. Les entreprises sont toujours dans un questionnement sur les deux années écoulées, sur leur business model. »

L’équation économique est aussi incertaine pour les opérateurs. Free mise ainsi, avant tout, sur un déploiement large et rapide de la 5G pour tenter de recruter de nouveaux clients. Tandis qu’Orange parie sur des fréquences plus hautes qui offrent de meilleurs débits, quitte à assurer une couverture moins large du territoire dans un premier temps, en espérant convaincre qu’elles valent bien quelques euros supplémentaires. Tous convoitent également le marché des services aux entreprises, sans garantie sur son volume et sans pouvoir exclure que d’autres acteurs ne leur volent leur part du gâteau, comme l’ont fait les GAFA pour la 4G.

« C’est un peu l’histoire de la poule et de l’œuf, relativise Cédric O. Pour que les applications émergent, il faut déployer massivement l’infrastructure. Sinon, il n’y a pas la masse critique d’usagers pour que cela soit intéressant d’investir dans des applications. Cela s’est passé pour chaque génération de technologie et la situation est identique à l’étranger. Il faut accepter une part de pari : on ne connaît pas encore, loin s’en faut, tous les cas d’usage. »

David Gesbert, d’Eurecom, pense que le déploiement de la 5G va grandement rebattre les cartes sur le marché des services aux entreprises. « Beaucoup de petites et moyennes entreprises vont acheter des solutions clés en main d’opérateurs de beaucoup plus petite taille que par le passé », estime-t-il, parce qu’elles auront été développées pour répondre à leurs besoins précis. Le gouvernement mise beaucoup sur le marché de la 5G, avec pour objectif qu’il atteigne la barre des 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an en 2025.

Pour tenter de stimuler cet écosystème, le gouvernement a confié, le 19 octobre, une mission pour développer les usages industriels de la 5G à l’investisseur en capital Philippe Herbert. En espérant convaincre enfin le plus grand nombre de l’utilité de cette nouvelle technologie.

La sixième génération dans les tuyaux

La 5G sort à peine des cartons que sa future remplaçante se profile à l’horizon. La 6G, qui fait actuellement l’objet d’expérimentations et de recherches au niveau mondial, pourrait ainsi voir le jour autour de 2030. La vie des réseaux mobiles est ainsi faite : depuis les prémices de la 3G, à l’aube des années 2000, chaque décennie correspond à l’arrivée d’une nouvelle génération.

Les contours de la future 6G se décideront dans les années qui viennent au sein du consortium dit « 3GPP », qui rassemble les organismes en charge des télécommunications du monde entier. Mais de nombreux Etats et opérateurs investissent déjà le terrain pour tenter de prendre une longueur d’avance. En témoigne la course aux brevets sur la 6G, dominée, pour l’heure, par la Chine et les Etats-Unis. Les industriels du secteur ne sont pas en reste. Le coréen Samsung s’est fendu, dès l’été 2020, d’un livre blanc sur le futur réseau mobile pour tenter d’en imaginer les usages, suivi par le finlandais Nokia et le suédois Ericsson.

« Il y a une contrainte de compétition internationale et de souveraineté » dans le déploiement de la 6G, analyse Gérard Memmi, responsable du département informatique et réseaux de Télécom Paris. Selon lui, « la France et l’Europe ne peuvent pas être dépendantes, à l’avenir, de compétiteurs étrangers ». L’Union européenne s’est déjà saisie du sujet, en missionnant, début 2021, Nokia pour coordonner Hexa-X, un vaste projet de recherche de deux ans sur la 6G rassemblant industriels et universités. Parmi les partenaires, on trouve Orange, le commissariat à l’énergie atomique, mais aussi Ericsson, Siemens, l’opérateur espagnol Telefonica ou encore l’italien Tim.

Les discussions sur la prochaine génération n’en sont qu’au stade de la prospective, mais au moins deux grands champs d’application se profilent. D’abord, l’émergence de nouveaux usages comme le développement de la réalité virtuelle en haute définition et la possibilité de passer des appels vidéo en 3D, en recréant un environnement visuel, sonore et, pourquoi pas, olfactif.

Enfin, la 6G pourrait aussi être l’occasion de repenser toute la structure des réseaux, à l’aide de l’intelligence artificielle, pour les optimiser et gagner ainsi en efficience, explique Adlen Ksentini, professeur à Eurecom, centre de recherche en sciences du numérique à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), spécialiste de la virtualisation des réseaux. « Mais à vrai dire, ce sont des challenges : on frotte des limites théoriques », sourit-il.

Le Monde

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