Dénumériser le monde

Un article dans le mensuel « La Décroissance » d’octobre 2021

L’industrie du numérique détruit non seulement l’esprit et les liens humains, mais aussi notre milieu : consommation massive de minerais, d’énergie, émissions de gaz à effet de serre supérieures à celles du transport aérien, accumulation de déchets toxiques…

Alors que nos modes de vie sont modelés par l’hyperconnexion et que le numérique joue un rôle central pour piloter nos sociétés techniciennes, la décroissance passe par la dénumérisation. C’est cette voie de la sobriété que détend le philosophe Fabrice Flipo, Auteur du livre « La numérisation du monde, un désastre écologique1 ».

La Décroissance : la numérisation du monde est « incompatible avec les équilibres vitaux de la biosphère », écrivez-vous. En quoi le numérique est-il un désastre écologique ?

Fabrice Flipo : il y a deux niveaux de réponse. D’abord, l’impact du numérique en tant que tel, ce dont il a besoin pour fonctionner : aujourd’hui, c’est 10 % de l’électricité  consommée  dans  le  monde, 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre. Et la consommation augmente au rythme d’environ 10 % par an, au fur et à mesure que toute la planète s’équipe et que la quantité de données échangées explose.

Mais le numérique  a une autre fonction, au-delà du traitement de l’information : c’est la commande. Il a un rôle  de pilotage de la production et de la consommation. Quand on achète une  marchandise sur son smartphone, toute une logistique est mise en action, depuis l’extraction de matières premières jusqu’à la livraison à domicile, en passant par  les différentes  étapes de production. Il y a donc l’effet direct du numérique, ce que consomme ce secteur en tant que tel, et l’effet indirect : son rôle central dans la croissance économique globale.

Pour vous, le numérique est une « révolution industrielle », un moyen de produire et de consommer toujours plus, de coordonner le système technicien pour accroître son efficacité, d’augmenter la productivité et la circulation des marchandises…

Le code-barres a été l’un des premiers pas de la numérisation : il a permis de tracer les différentes opérations industrielles et  commerciales nécessaires pour  que le produit prenne sa forme finale et soit acheminé au consommateur. Les chaînes de valeur  s’organisent par le numérique, sur des échelles toujours plus grandes. La numérisation permet de gagner en efficacité, d’accélérer la globalisation, d’orienter la consommation par la captation et le traitement de l’information . Mais plus l’efficacité est grande, plus on   consomme de ressources.

Aucun autre secteur ne connaît une telle croissance de sa consommation énergétique et de ses émissions de gaz à effet de serre. À quoi faut-il s’attendre si cette tendance se poursuit, avec une fuite en avant dans le tout connecté ?

Les chiffres sont plus qu’inquiétants, pour un secteur qui était quasiment inexistant il y a trente ans. Une étude de 2015, issue de l’industrie des semi-conducteurs, estime qu’au rythme actuel de la croissance de la puissance de calcul, le numérique pourrait consommer d’ici 2070 l’équivalent de la totalité de l’énergie mondiale consommée en 2010 ! Il y a une décennie, le numérique émettait déjà autant de gaz à effet de serre que l’aviation. Maintenant, c’est nettement supérieur.

Le rapport du Shift Project « Déployer la sobriété numérique », qui date d’octobre 2020,  montre qu’avec un scénario sans sobriété le numérique passerait de 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre aujourd’hui à 8 % en 2025. Si le rythme de la numérisation se poursuit, on arriverait à un doublement voire un triplement en 5-10 ans. Le Shift Project, qui est loin d’être un think-tank révolutionnaire, écrit bien que ces dynamiques sont insoutenables, « incompatibles avec les contraintes inhérentes à des ressources physiques ».

Pourtant, on constate que la critique du numérique est non seulement très peu présente chez les écolos médiatiques (qui remettent  plus facilement en cause le transport aérien par exemple), mais qu’en plus les promoteurs du Green New Deal promeuvent une société toujours plus électrifiée et numérisée …

Le Green New Deal est quand même le premier document officiel en Europe2 dans lequel il y a des objectifs de réduction absolue de la consommation d’énergie, ce qui n’avait jamais vraiment été mis sur la table. Le problème, c’est que le numérique tel qu’il est vu dans le Green New Deal,  avec les vertus qu’il est censé apporter, est fantasmatique. On est dans l’appel classique à une technologie magique, qui reprend la communication récurrente  de  l’industrie pour faire face aux feux de la critique : « Vous accusez le numérique de polluer ? Mais  on  est utiles pour rendre les autres secteurs plus « verts » ! » Les chiffres montrent  que ce n’est pas le cas.

Le numérique réellement existant, ce sont des      firmes comme Amazon, des chaînes de valeur globales qui rentrent toujours plus profondément dans les modes de vie, et des investissements qui ne vont pas du tout dans le sens d’une société soutenable. L’industrie du numérique est en train d’investir dans des téléphones 8K, qui permettent de prendre des photos et des vidéos en très haute résolution et qui génèrent des fichiers d’une taille gigantesque. Il y a aussi des investissements dans le e-sport, le jeu vidéo en ligne. Ou encore dans la voiture autonome : des milliards y sont consacrés. Pour arriver à des robots taxis, il faut équiper les voitures et les chaussées de capteurs, déployer la 5G et traiter des quantités énormes de données. Alors qu’il faudrait au  contraire arrêter de produire des bagnoles et de tout connecter ! On voit bien que l’objectif n’est pas de consommer moins, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais de poursuivre la numérisation. On ne peut pas gagner à la fois sur le tableau de la compétitivité et du développement technologique et sur celui de la « vertitude ».

Comment expliquer que la plupart des militants écolos ne font pas de la lutte contre le tout numérique un enjeu central ?

C’est vrai que c’est un impensé de l’écologie. On peut avancer plusieurs hypothèses : une première raison est liée à une méconnaissance du sujet qui est moins médiatisé que d’autres problèmes écologiques, même s’il y a de plus en plus d’études sur l’impact du numérique. L’illusion de « l’immatériel » ne tient plus ! Chez certains théori­ciens de l’écologie politique, il y  a eu aussi une fascination pour ces nouvelles  technologies. C’est flagrant quand on lit André Gorz, qui a eu de l’influence : il était dans la ligne marxiste classique de la « ruse de l’histoire », il croyait que le numérique allait être le moyen de dépassement du capitalisme. On peut aussi penser qu’un imaginaire lié aux débuts d’internet continue d’imprégner les esprits : dans les années  1990-2000, le numérique a été accueilli comme un outil de contre-pouvoir par des militants altermondialistes, il a servi de moyen de coordination dans des contre-sommets comme à Seattle en 1999… La réalité s’est éloignée de cet imaginaire depuis.

 Pourquoi la sobriété est-elle selon vous le mot d’ordre à défendre face à l’emballement technologique ?

C’est un terme qui s’oppose à celui d’« efficacité », que l’on voit partout. Aujourd’hui, les défenseurs du numérique font croire que l’efficacité va résoudre les problèmes. Ils nous disent « D’accord, la consommation augmente, mais l’efficacité énergétique dans ce domaine est sans équivalent : un ordinateur d’aujourd’hui est 10 milliards de fois plus efficace que le premier ordinateur de 1945 pour traiter des informations ! » Sauf que la quantité de données traitées va plus vite que les gains en en efficacité…

La sobriété renvoie non pas à l’efficacité, mais questionne l’usage lui-même : « est-ce qu’on en a vraiment besoin ? » C’est le point fondamental. Or les besoins sont socialement construits, ils ne relèvent pas de la libre détermination de tout un chacun : on ne développe pas la 5G pour répondre aux besoins des citoyens, qui auraient exprimé leur préférence, mais parce que cela sert des intérêts économiques. Opter pour la sobriété des modes de vie, cela nécessite donc d’articuler des choix collectifs et individuels, au niveau local et global, sans être dans le débat trop dichotomique « petits gestes ou révolution ».

Comment engager cette sobriété ?

Il y a des choix technologiques à contester de manière frontale. Face aux investissements dans les téléphones 8K, la voiture autonome, le e-sport ou la 5G, il faut appeler à mettre fin à des choses aussi inutiles. Il faut aussi mettre fin à la numérisation des besoins de base : si les besoins de base ne deviennent accessibles qu’avec internet, il est bien évident qu’il n’y a plus qu’à équi­per tous les territoires en haut débit et à connecter tout  le monde. C’est  ce que cherche à faire l’Etat, quand il pousse par exemple à ce que chacun paye ses impôts par internet.

La sobriété se heurtera aux puissants intérêts des entreprises du numérique, et ira totalement à l’encontre des orientations des dirigeants de notre « start-up nation »…

Il faut assumer un conflit politique. Pour cela, il faut commencer par mettre le sujet sur la table, concrètement. Or pour le moment, la critique du numérique n’est pas à l’agenda. Les politiques ne s’en sont pas saisis, pas plus les écolos que les autres. Ni les grandes  associations, qui ne se rendent pas compte de la dynamique du secteur, des énormes sommes investies et de la quantité exponentielle de données qui seront traitées. S’opposer à la poursuite de la numérisation, c’est vertueux non seulement sur le plan écologique, mais aussi au point de vue de la souveraineté : plutôt que de vouloir toujours « rattraper le retard », l’Europe pourrait refuser de commercialiser des technologies, au motif qu’elles détruisent l’environnement – comme les règles de l’OMC l’autorisent. Des combats de ce type restent à mener, au-delà des petits groupes techno-critiques.

Et peut-être y a-t-il une ouverture, si l’on en croit des études d’opinion comme celle de l’Ifop pour l’Académie des technologies en 2020, qui affirme que « le niveau d’inquiétude des Français vis-à-vis des technologies s’envole, et leur défiance aussi » . La proportion de Français qui considère que le développement technologique a des effets favorables sur l’environnement serait passée  de 49% en 2009 à 21 % en 2020 …

1- L’échappée, 2021, 160 p., 14 euros, isbn 9782373090956. Fabrice Flipo travaille depuis longtemps sur ce sujet ; il a aussi publié L’impératif  de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie (Éditions matériologiques, 2020) et La Face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies (L’échappée, 2013). Par ailleurs, il a tenu la rubrique « petit philosophe » de La Décroissance de 2010 à 2017.

2- Pacte vert pour l’Europe, 2019. Voir Alain Gras, « Un pacte européen pour la destruction durable», La Décroissance, n° 182, septembre 2021.