Chronique de la société connectée


Suite de l’affaire de la Sarthe

Voici donc un véritable cas d’école. Nous manquons d’informations pour étudier toutes les facettes de ce projet mais les simples éléments qui nous sont donnés ci-dessus sont déjà riches d’enseignements. Ils illustrent la façon dont cette société connectée qu’on nous annonce fraie son chemin … et permettent d’expliciter pourquoi nous n’en voulons pas.
Dans quel monde sommes-nous ?
Dans quel monde sommes-nous, en effet ? Un monde où, pour que les jeunes de 11 à 15 ans fassent suffisamment d’exercice physique, on en vient à leur indiquer le nombre de pas qu’ils ont fait dans la journée…
Avec quels yeux ébahis, les jeunes d’un autre temps, ou d’une autre société, encore non touchée par notre civilisation occidentale, auraient-ils accueilli une telle proposition ?
L’énormité du phénomène indique à quel point notre société est devenue malade. Et la façon dont le symptôme est traité ici ne rassure pas, du moins à nos yeux, sur ses perspectives de guérison.
Le contenu du projet : la solution est dans la technologie

Il n’y a pas de choix technologique neutre. Celui que les promoteurs du projet ont fait n’échappe à la règle. Il est le fruit de croyances et de logiques qu’il est bon de mettre en lumière.
Un problème => une appli, ou le solutionnisme technologique
Partant du même constat concernant le manque d’activité physique des jeunes en général, on pourrait chercher à travailler sur les causes profondes du phénomène.
Les promoteurs du projet en identifient une : la concurrence des écrans (télévisions, ordinateurs, tablettes, ordiphones…). On ne peut qu’être d’accord avec eux sur ce point. Une étude de l’ANSES datant de 2017 estimait déjà qu’en France, environ un quart des enfants de 3 à 10 ans, la moitié des

adolescents de 11 à 14 ans et les deux tiers des adolescents de 15 à 17 ans passaient plus de 3 h par jour devant un écran

https://www.anses.fr/fr/system/files/NUT2014SA0234Ra.pdf, p14
Michel Desmurget, dans son livre « La fabrique du crétin digital » (Seuil, 2019), cite les chiffres de 4h45 par jour pour les enfants de 8 à 12 ans et de 6h45 pour ceux de 13 à 18 ans.
Il est même permis de parler d’addiction pour un bon nombre d’entre eux. On ne saurait trop recommander aux parents et éducateurs, le livre de Fabien Lebrun« On achève bien les enfants » (Le bord de l’eau, 2020). Cette addiction est un véritable fléau social dont ce livre détaille les conséquences graves chez les enfants (sédentarité mais aussi troubles psychologiques variés, difficultés d’apprentissage).
Le choix effectué dans ce projet n’est pas de s’attaquer à cette cause: au contraire, il consiste à mettre dans les mains des jeunes un écran de plus…
Dans son livre « Pour tout résoudre, cliquez ici » (FYP Editions, 2014) Evgeny Morozov décrit bien ce qu’il appelle le solutionnisme technologique : aux problèmes de tous ordres, le monde de la Tech propose des solutions techniques numériques qui s’attaquent rarement aux causes mais, au contraire, contribuent à perpétuer les mécanismes qui créent le problème. L’exemple est ici frappant : l’addiction aux écrans est le problème, un écran de plus est la solution…
Les ressorts du choix numérique
Ne sourions pas trop vite cependant de celles et ceux qui ont promu le projet et qui font face à un problème indéniablement complexe; la conviction du professeur d’éducation physique notamment, dans la vidéo de BFM TV (voir lien ci-dessus), sa volonté de bien faire méritent qu’on le respecte.
Mais que pourrait-il contre la pression de l’énorme machinerie financière, industrielle et médiatique qui se nourrit de l’addiction de la population ? Que peut même faire le Département de la Sarthe ?
S’ils ne peuvent s’attaquer aux racines du problème, il leur reste la possibilité de chercher à en compenser les effets. C’est aussi un ressort du développement de ce solutionnisme technologique :
la facilité, certes, mais aussi, pour certains, le manque de possibilité de déranger les puissants jeux d’intérêts qui façonnent notre société.
D’une manière ou d’une autre, deux logiques se combinent dans la genèse de tels projets « solutionnistes ». Il y a celle de l’idéologie parce que les promoteurs croient sincèrement que c’est la bonne façon de procéder, parce qu’ils sont sensibles au « mythe » de l’objet connecté (voir plus loin à ce sujet).

Il y a aussi celle de la nécessité, des contraintes et des possibilités d’action offertes aux acteurs de terrain.
Cette combinaison des deux logiques se retrouve ici dans le choix même du numérique. Après tout, on aurait pu imaginer bien d’autres actions, dont certaines se seraient passées du numérique. Par exemple, des échanges en groupe d’élèves ou chacun fait part de l’exercice physique qu’il fait ou pas dans la semaine, de son ressenti après avoir fait tel ou tel effort, suivi tel ou tel conseil du professeur. Le choix du bracelet connecté peut provenir de la préférence personnelle des promoteurs pour le numérique mais il peut aussi être motivé, plus prosaïquement, par des contraintes pratiques.
Des actions à base de dialogues approfondis avec les jeunes demandent une motivation et une compétence que tous les enseignants n’ont peut-être pas, un budget supplémentaire en personnel. ..et puis, il sera plus facile de capter l’attention des jeunes avec un gadget électronique. Il peut donc être beaucoup plus simple de recourir à un dispositif technique…
La technologie comme mentor
Ce choix porte en lui deux conséquences qui ne sont pas annoncées, ne font pas l’objet de débats malgré leur importance. Elles constituent pourtant un pan non négligeable du message délivré à ces jeunes et donc, de leur éducation. Ces conséquence sont liées à la nature de l’outil choisi. L’outil conditionne le travail que l’on fait et vice versa…

Tout d’abord, il se peut que, avec ces bracelets, certains jeunes diminuent le temps qu’ils passent sur d’autres écrans pour regarder celui-ci et, espérons-le, sortir faire de l’exercice. Il sera intéressant de voir les résultats de l’expérience sur ce point, si le projet est conçu pour les recueillir (ce n’est pas annoncé). Le temps global d’écran diminuera-t-il ? Le temps éventuellement accru consacré à
l’activité physique aura-t-il été pris sur celui passé devant un écran ou sur d’autres aspects de la vie familiale ou sur le sommeil ? Si progrès il y a, sera-t-il durable une fois le bracelet supprimé ?
Admettons un moment que les résultats se révèlent positifs sur ces plans ; il resterait cependant un effet grave. S’ancrera dans l’esprit des jeunes et de leurs éducateurs que la technologie numérique est nécessaire pour prendre soin de son corps dans ses aspects les plus basiques, que, pour être en forme physique, il importe de connaître le nombre de ses pas, non de développer son attention au
ressenti de son propre corps et de ses besoins. Cela renforcera chez eux l’idée que la solution à un problème est sur un écran, même quand ce problème concerne la façon dont ils conduisent leur vie.
A force de connexions de ce type, le risque est grand d’une « déconnexion avec soi-même », pour reprendre l’expression de Nicolas Bérard (« Ce monde connecté qu’on nous impose » – Le passager clandestin- l’âge de faire, 2022), il est même d’oublier ce qu’une telle connexion signifie. Or, c’est cette connexion avec soi-même qui permet l’autonomie de la personne, la capacité à se donner ses propres lois, de passer au crible de sa conscience et de son ressenti les conseils éventuels venus de l’extérieur.
La forme physique mise en chiffres
Le bracelet connecté va fournir des données chiffrées « objectives », que l’on pourra comparer, avec lesquelles on pourra se fixer des objectifs. C’est précis, carré, « scientifique », pas comme un ressenti. Ce sont deux façons d’approcher la relation à son corps, l’intellect et la sensation, qui ne sont pas nécessairement exclusives. Ici, cependant, c’est la, première qui est sérieusement privilégiée. C’est aussi cela l’air du temps : l’objectivité du chiffre, que les machines peuvent traiter, contrôler beaucoup mieux que la subjectivité du ressenti. Mais la forme physique se résout-elle en chiffres et en algorithmes ?
Un choix de société
Ce cas des bracelets connectés des collégiens sarthois procède donc d’un choix de société, en même temps que, avec d’autres projets de ce type, il contribue à son avènement. Il y contribue d’autant plus qu’il concerne des jeunes. La stratégie imaginée par l’industrie téléphonique dans les années 2000, pour développer son activité sans fil, passait par le fait que les jeunes prennent l’habitude de s’en servir ;

voir notamment

http://bigbrotherawards.eu.org/IMG/pdf/Livre_bleu.pdf. p35

On ne sait si ce projet-ci a été imaginé par elle, mais il va tout à fait dans leur sens. Ce choix s’appuie sur le pré-supposé de la supériorité des solutions techniques numériques par rapport à d’autres façons d’aborder les problèmes, plus impliquantes sur le plan humain. Ce pré-supposé repose sur des croyances, une vision du monde et de l’être humain que nous ne partageons pas. Derrière nos prises de position, se trouve le pré-supposé inverse : c’est plus d’humanité, et non moins, dont nous avons besoin pour résoudre nos problèmes actuels et la technologie ne peut être un appui bénéfique que dans cette perspective.
Le discours : la fabrication d’un mythe

Ce choix technologique s’appuie également sur un mythe, qu’il est bon de décrypter.
Passons pour cela au discours servi au grand public pour présenter ce projet (voir les liens en début d’article).

La fierté des promoteurs du projet
Cette fierté est manifeste dans l’interview accessible par le lien mentionné en début d’article.
Il y a, bien sûr, chez les initiateurs du terrain, la satisfaction d’avoir mis au point un dispositif qu’ils croient utile pour le bien-être des enfants.
Cependant, il y a plus : ce projet est dans l’air du temps, il fait « chic ». Ce n’est probablement pas par hasard si le Président du Conseil Départemental en personne s’investit dans sa présentation.Tout y est. La générosité : on veut aider les jeunes à être en bonne santé. L’audace du pionnier : on s’attend à ce que d’autres reprennent l’idée. Et même, le courage face à l’adversité : on relève la tête pour compenser les dégâts causés par un sort contraire (la crise récente). Enfin et surtout, l’intelligence et la créativité : on utilise les moyens « modernes », les « nouvelles technologies », issues de « la science », référence suprême dans notre société.
Le Héros moderne, en quelque sorte, qui coche toutes les cases.
Ce qui n’est pas dit

Certaines informations ne sont pas données dans la présentation qui nous est faite du projet. Certes, elles peuvent peut-être obtenues si on les demande, elles ne sont peut-être pas tenues secrètes. Cependant, l’important est ici que la communication sur cette opération ne s’y intéresse pas. Ce n’est pas de cela qu’on parle quand on présente le projet au grand public.

– le dispositif technique : quelle exposition des jeunes aux champs électro-magnétiques ? Comment le bracelet est-il connecté ? Quel rayonnement électro-magnétique émet-il ? Le fait-il en permanence ou bien seulement une fois par jour, pour transmettre des données ? Les données seront-elles toutes consultables sur le bracelet lui-même ou via un ordinateur ou un smartphone ?
Dans ce cas, comment leur seront-elles transmises ? Ceci joue évidemment sur les possibles dommages à la santé des jeunes, ces derniers étant plus vulnérables aux rayonnements électro-magnétiques que les adultes ( voir à ce sujet, ailleurs dans ce site, de nombreuses références scientifiques). Bref, l’impact ou le risque pour la santé des jeunes n’est pas considéré, sans doute en
vertu du discours officiel qui affirme que ces technologies sont inoffensives

– quel impact environnemental ? A-t-on réalisé un bilan carbone de l’opération, sa consommation énergétique (extraction des matières premières, traitement des données, recyclage en fin de vie du matériel inclus) à l’heure où le prix de l’énergie grimpe en flèche ?

– quelles considérations éthiques au regard des fournisseurs, notamment dans les pays pauvres ?
Pour que les enfants du pays riche que nous sommes encore puissent être (peut-être) en meilleure santé, combien de vies d’enfants du Congo, de Chine ou d’ailleurs seront perdues ou gâchées dans des mines ou des usines pour produire le matériel ? Les contrats d’approvisionnement veillent-ils à éviter cela ?

– A qui les informations issues des bracelets seront-elles transmises ? Il est indiqué qu’elles sont anonymisées. Soit. Mais, resteront-elles dans les ordinateurs du département ? Seront-elles traitées par un organisme tiers, et, si oui, lequel ? Ce dernier pourra-t-il utiliser ces données pour nourrir un programme d’intelligence artificielle plus vaste et, si oui, lequel? Qui produira les recommandations envoyées aux jeunes et comment seront-elles élaborées ? On sait que les données personnelles, anonymisées ou pas, sont l’or noir du XXIème siècle, entre autres parce qu’elles permettent, si elles sont en nombre suffisant, le développement de programmes ambitieux d’intelligence artificielle. Il est donc utile, quand un projet de ce type est lancé, de considérer comment il se place dans cette économie de la donnée. Il faut dire que le « monde de la Tech » se répand rarement en long discours à ce sujet dans ses communications publiques.

– comment le financement de l’opération des 30.000 bracelets et du traitement de leurs données est-il assuré ? Seulement par le Département ? Si non, par qui d’autre ? La question n’est pas anodine, et en lien avec celle qui précède. On peut imaginer que des géants du numérique, fort investis dans le domaine de la santé, pourraient être intéressés par de tels projets, en vue de pouvoir dispenser des programmes de conseil d’hygiène de vie. Des précisions à ce sujet sont utiles pour un citoyen quand il s’agit d’évaluer leur pertinence. D’une manière générale, le modèle économique qui sous-tend un « avantage » procuré au public n’est pas détaillé à ce dernier.

– les parents ont-ils leur mot à dire ? Que se passe-t-il si un enfant ne porte pas le bracelet et/ou si ses parents s’y opposent ? Des parents, par exemple, qui serait soucieux des questions qui précèdent.
Il ne s’agit pas ici de faire le procès du projet concernant ces points ; nous n’avons pas, à ce stade, de réponses aux questions ci-dessus et rien ne nous dit que ces promoteurs ne sont pas capables d’en donner. Nous espérons toutefois que les parents d’élèves sarthois les interrogeront…
Le problème, en attendant, est : pourquoi est-il besoin de poser ces questions ? Pourquoi les réponses sur ces sujets ne sont-elles pas fournies d’entrée, comme des données essentielles et incontournables lorsqu’on présente un projet à des citoyens ?
Dans un discours, quand quelqu’un nous parle d‘un sujet, ce qui n’est pas dit parle autant que ce qui l’est. Dans celui qui nous occupe ici, les questions que nous soulevons ci-dessus ne sont même pas mentionnées. Le message implicite est donc qu’elles concernent des sujets peu préoccupants ou d’importance secondaire. Le Département de la Sarthe et les médias qui relaient son information, se conforment en cela à une pratique très commune. Le résultat en est qu’une bonne part de la population n’a même pas conscience que ces questions peuvent être posées.
Le mythe
Ainsi se fabrique l’opinion publique aujourd’hui, acceptant sans sourciller « les merveilles du Progrès ».
Ainsi se fabrique un mythe des technologies connectées. Il y a mythe parce que celles-ci nous sont présentées avec tous leurs avantages mais aucun des inconvénients qui pourraient faire réfléchir le public. On a donc un objet lisse, magique, qui délivre ses bienfaits sans contrepartie ; il s’affranchit ainsi de la réalité où il y a toujours une contrepartie, parfois gênante. On n’est plus dans le réel avec sa complexité mais dans le mythe, l’imaginaire, d’autant plus tentant qu’il est confortable. Ainsi se fabrique aussi la figure du Héros moderne, celui qui nous protège contre les difficultés de la vie grâce à son arme magique: la « Tech ».
Malgré ses prétentions à la rationalité, notre société se nourrit de tels mythes, dont la puissance n’en finit pas de produire ses effets.
La nouvelle normalité
La société du tout connecté nous est promise, sans débat. Elle va de soi.
Elle va de soi par ce qu’elle est fondée sur des pré-supposés, des valeurs implicites, des mythes qu’on ne discute donc pas.
Une partie de notre rôle est de mettre à jour cet implicite, mettre en discussion le non-discuté. Il est de rappeler qu’au final c’est une question de valeurs qui est en jeu. Nous n’adhérons pas à cette société connectée parce nous avons le sentiment que les nôtres ne sont pas respectées : le respect pour le vivant et de la santé de tous, une société formée de citoyens informés et responsables du
bien commun, une éducation formant ces futurs citoyens, autonomes et libres d’addictions.
Puissent les bracelets connectés des collégiens sarthois susciter une réflexion et un débat à ce sujet, parmi les jeunes, les parents et les éducateurs concernés !

Robin des toits