« Je n’ai pas envie de prendre des risques pour la santé de mon enfant » ou comment 365 Drômois anti-Linky ont décidé d’attaquer Enedis en justice
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Les plaignants qui refusent ce compteur communicant sont plusieurs milliers, dans 22 juridictions, selon leurs avocats.
Ils ou elles sont médecin, enseignant, webmaster ou ex-hôtesse de l’air. Parisiens ou ardéchois, lyonnais ou bordelais, ces usagers font partie des quelque 5 000 plaignants réunis autour d’une action conjointe contre Enedis – la filiale d’EDF chargée de gérer le réseau de distribution d’électricité –, dans 22 juridictions.
Leurs avocats réclament en référé que ce nouvel appareil, déployé à marche forcée par Enedis, puisse être refusé, ou retiré s’il a déjà été installé. Et ils ont porté plainte au civil afin de « faire cesser un trouble manifestement illicite ». Parmi les principaux motifs de l’assignation : des risques pour la santé des usagers, la défectuosité du matériel installé et la violation du règlement général sur la protection des données.
Qui sont ces usagers mécontents ? Quelles sont leurs raisons ? Eléments de réponse.
« Un faisceau de présomptions difficile à prouver »
Commençons par Henri*. Comme les autres, il tient à son anonymat. A 66 ans, ce médecin rhumatologue se partage, depuis qu’il a pris sa retraite, entre Deauville (Calvados) et Biarritz (Pyrénées-Atlantiques). Mais ses séjours dans son pied-à-terre de la côte basque virent désormais au cauchemar. « Par un courrier péremptoire et agressif, Enedis m’a demandé de changer le vieux compteur des années 1940 », se remémore-t-il. « J’ai appelé, et ils m’ont installé très vite un Linky, sans rien me faire signer. » Les ennuis suivent : après un AVC, Henri ressent à Biarritz « des céphalées intenses », qu’il n’éprouve pas dans son logement normand.
« Par déduction, j’ai pensé que mes maux de tête étaient dus au compteur Linky, qui est posé à l’intérieur de l’appartement, pas loin des chambres. Des confrères neurologues estiment qu’il s’agit d’une sensibilité aux ondes. »
Henri*, médecin à la retraite
« Il y a un faisceau de présomptions, mais c’est assez difficile à prouver », ajoute Henri. Il suffit d’ailleurs d’évoquer cette « sensibilité aux ondes » pour que Jean-François Finck, responsable communication du projet Linky chez Enedis, signale que « l’Ordre des médecins ne reconnaît pas l’électrohypersensibilité ». Une allusion aux poursuites intentées début 2017 par cette instance contre un médecin « posant des diagnostics d’électrohypersensibilité [EHS] qui ne reposent sur aucune donnée scientifique validée », selon Le Figaro.
« Mon fils faisait trois crises par nuit »
La question sera au cœur des procès à venir : les électrohypersensibles, qui attribuent aux champs électromagnétiques leur fatigue, leurs maux de tête ou leurs troubles cognitifs, sont-ils des malades imaginaires ? Pour l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), les symptômes sont effectifs. Dans un avis publié en mars 2018, l’agence établit toutefois un double constat. Un, aucune causalité n’est encore établie. Deux, à partir du moment où le nombre de personnes atteintes s’élève à près de 5% selon les dernières statistiques, soit plus de 3 millions de personnes, il semble important de « poursuivre les recherches », conclut l’Anses.
En attendant que la science tranche, la contestation se poursuit. Webmaster dans la région bordelaise, Sébastien*, 44 ans, a déboursé 48 euros (de frais d’avocat) pour se joindre à l’action judiciaire collective. Par crainte des effets des ondes sur son fils épileptique et polyhandicapé de 11 ans, il refuse tout net ce nouvel appareil, certificat médical à l’appui. Comme beaucoup d’autres, il s’interroge sur les champs électromagnétiques émanant du courant porteur en ligne (CPL), qui communique les données de consommation électrique à Enedis.
« Les ondes électromagnétiques sont difficilement quantifiables. Enedis dit qu’elles sont faibles, d’autres professionnels font des mesures qui ne s’avèrent pas si minimes que ça. C’est parole contre parole. »
Sébastien*, dont le fils est épileptique
« Je ne suis pas un expert, mais c’est insupportable d’imposer le Linky sans tenir compte du principe de précaution. Je n’ai pas envie de prendre des risques pour la santé de mon enfant. » Et de citer l’exemple de cette « maman obligée de couper l’électricité dans la journée à cause de son fils épileptique et à qui Enedis a fini par remettre un vieux compteur », comme le rapporte La Dépêche.
Les exemples abondent. En Ardèche, Mélanie*, 31 ans, mère, elle aussi, d’un petit garçon de 3 ans atteint d’une forme rare et sévère d’épilepsie, refuse également de se voir imposer un Linky à la fin 2019 . « Au printemps dernier, relate-t-elle, nous sommes allés en vacances en location dans le Gard, dans un ensemble de maisons individuelles équipées de compteurs Linky. Ça a été l’enfer : mon fils faisait trois crises par nuit. On a porté plainte de façon préventive. »
« Le compteur n’est pas la propriété du client »
Face à ce torrent de plaintes, le gestionnaire du réseau électrique, droit dans ses bottes, fait valoir que le CPL « ne modifie en rien l’environnement électromagnétique du foyer », assure Jean-François Finck. Enedis souligne qu’il doit se conformer aux directives européennes sur la modernisation du marché de l’électricité, et remplir ses objectifs, rappelés par la Cour des comptes dans un rapport : « 80% des compteurs, tous distributeurs confondus, devront être communicants le 31 décembre 2020. »
Mais pourquoi change-t-on les anciens compteurs ? « Pour prendre en compte les énergies renouvelables, intégrer les nouveaux usages et mieux gérer le réseau », explique Jean-François Finck. « Si tout le monde recharge son véhicule électrique chez soi à la même heure, ça saute ! Et pour éviter ça, il faut connaître précisément la consommation du client. » D’où, reconnaît-il, une avance rapide : « Comme on doit tout remplacer, on pose 35 000 compteurs par jour. » Et l’avis de l’usager ?
« Si le compteur se trouve à l’intérieur de la maison, on prend rendez-vous. Sinon, on prévient, mais on le change sans demander l’avis du client. Celui-ci ne peut pas refuser le changement de compteur, qui n’est pas sa propriété, mais celle du réseau public d’électricité. »
Jean-François Finck, en charge du programme Linky chez Enedis
Pour être précis, le compteur appartient aux collectivités locales, qui l’ont concédé à Enedis dans 95% des cas, détaille l’UFC-Que Choisir.
« La machine est en route »
Telle la diligence mythique de Lucky Luke, le Linky doit-il passer en force sans s’embarrasser des récalcitrants ? Ni même d’une simple politesse, à en croire certains témoignages ? Le médecin rhumatologue affirme ainsi n’avoir reçu « aucune réponse au courrier à en-tête, avec certificat médical et accusé de réception, envoyé début 2018 à Enedis et demandant qu’on retire le compteur Linky ». Il l’avoue : « On m’aurait répondu en disant ‘votre électrohypersensibilité n’est pas prouvée’, je n’aurais peut-être pas été en justice. »
Qu’elles aient ou non porté plainte, nombre de personnes s’indignent des silences d’Enedis, et du mode d’intervention parfois musclé de ses prestataires, les poseurs de compteurs. Dans un immeuble à vocation sociale du 11e arrondissement parisien, les pétitions anti-Linky sont affichées sur les portes vitrées, et les habitants ne se font pas prier pour témoigner. « A moi, ils m’ont dit : ‘La machine est en route, ce n’est pas vous qui allez l’arrêter’. Ils me l’ont posé sans me demander », confie à la volée une femme emmenant sa fille à l’école. « Un type a refusé le Linky. Le lendemain à 14 heures, ils ont posé le compteur », déplore Charlotte*, 70 ans.
« Des comportements inadaptés de la part de certains poseurs »
Militante anti-Linky, cette hôtesse de l’air à la retraite s’est portée partie civile contre Enedis à cause de sa sensibilité aux ondes, mais aussi, en bloc, « pour des raisons sanitaires, environnementales et de liberté publique ». Elle est entourée de voisins qui l’approuvent, comme Solveig*, une psychanalyste de 71 ans, qui s’alarme du manque de sécurité des installations. « Les entreprises sous-traitantes envoient des gens pas du tout formés, et recrutés par une annonce sur Le Bon Coin. D’où les risques d’incendie », affirme cette Parisienne.
Faux, répond Enedis. « Les compteurs ne peuvent pas prendre feu de façon spontanée. On a montré ça sur aucun compteur Linky », jure Jean-François Finck, qui s’étrangle aussi sur la notion de poseurs « pas du tout formés ». « Bien sûr que si, ils sont formés, rétorque-t-il, et habilités. Quelle entreprise prendrait le risque d’envoyer des gens non formés, vu les sanctions encourues ? » Il concède néanmoins « des comportements inadaptés de la part de certains poseurs ».
« Inadaptés » au point de générer une véritable paranoïa. Universitaire de la région Aquitaine à la tête d’un collectif anti-Linky et elle aussi plaignante, Catherine*, 60 ans, « résiste au nouveau compteur depuis trois ans, malgré 49 passages ! », raconte-t-elle à franceinfo. « On envoie des lettres en recommandé pour demander que les Linky ne soient pas posés, ça ne sert à rien ! Ils les mettent à la poubelle », croit-elle savoir. D’où sa décision de « blinder par soudure » son « compteur, parce qu’ils cassent les cadenas. C’est devenu une vraie guerre. » Au point que le conflit a décidé Catherine à recourir aux tribunaux. Entre autres motifs, elle dénonce la « captation des données toutes les dix minutes ».
Enedis « respecte les droits instaurés par la RGPD »
Interpellée sur la question sensible des données, Enedis assure respecter « l’ensemble des droits renforcés ou instaurés par le RGPD [Règlement général pour la protection des données] en donnant notamment au client le droit d’activer ou désactiver la collecte des données fines de sa consommation électrique à tout moment ».
Inexact, s’insurge Jean-Yves Dupriez, avocat de plaignants anti-Linky. Cet avocat de Valence, qui défend une partie des plaignants drômois anti-Linky, estime que cette récolte des données se fait sans l’assentiment de l’ensemble des habitants majeurs d’un logement.
« Celui qui donne le consentement, c’est le propriétaire du contrat, celui qui souscrit le contrat EDF. Dans l’exemple d’une colocation, une seule personne accepte l’utilisation des données personnelles de tous les colocataires, ce qui n’est pas conforme à la RGPD. »
Jean-Yves Dupriez, avocat de plaignants anti-Linky
Je ne veux pas de contrôle à distance absolu et automatisé »
Côté vie privée, les inquiets ne seront guère rassurés par le dossier très complet que Canard PC Hardware consacre au Linky. Le compteur communicant, explique le magazine, permettra avec les relevés « de construire une courbe de charge » indiquant « l’évolution de votre consommation ». Un outil utile pour « connaître la plupart de vos habitudes, vos heures de lever et coucher par exemple », et « en extrapoler bien d’autres : occupation des lieux, nombre de personnes dans le foyer… » Il incarne « l’indic idéal« , selon le magazine, et ouvre la porte à toutes sortes d’inquisitions, suppute Charlotte :
« Avec Linky, on pourrait vérifier si vous consommez de l’électricité ou pas quand vous êtes en arrêt maladie. Bref, si vous êtes chez vous ou pas. »
Charlotte*, plaignante anti-Linky
Cet accès en temps réel aux données de consommations électriques perturbe jusqu’aux plus placides. Henri ne se fait pas à l’idée que les agents d’Enedis puissent savoir en permanence s’il est ou non à son domicile de Biarritz. Elise, 31 ans, Bordelaise hésitant encore à entrer dans la procédure, ne veut pas « d’une surveillance à distance absolue » de sa consommation, avec d’éventuelles conséquences sur ses factures. « Avec un microwatt de plus, votre fournisseur d’énergie peut vous obliger à passer à un autre forfait », s’exclame-t-elle. Les différents distributeurs vont en effet pouvoir rivaliser d’offres personnalisées, grâce aux relevés précis de la consommation de chacun fournis par le compteur.
Et la polémique n’a pas fini de rebondir : à en croire Charlotte, les anti-Linky comptent bien s’inviter au grand débat national suscité par les « gilets jaunes ».
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