Vaste question !
Pour produire notre alimentation efficacement et durablement, en réduisant les impacts environnementaux et la pénibilité, il suffirait de s’en remettre au numérique. Vraiment ?
Pour affronter le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité et la lente disparition des agriculteurs, il existerait une solution magique : l’innovation numérique. Il y a trois ans, le gouvernement de Jean Castex avait accordé des centaines de millions d’euros de subventions pour la numérisation du secteur agricole. Pour la FNSEA aussi, l’arrivée de la high-tech dans les fermes est forcément une aubaine. Le syndicat estime même que la possibilité d’être connecté fait partie de l’attractivité du métier pour les plus jeunes.
Gains de productivité
Il est vrai qu’on peut en faire, des choses, grâce aux nouvelles technologies : cartographier les sols pour identifier et moduler leurs besoins en engrais, détecter les maladies de ses cultures via un satellite puis envoyer un drone traiter aux pesticides, apprendre à écouter les vocalises des porcs pour savoir ce qui leur fait du bien, identifier les vaches qui ont besoin d’un traitement antibiotique, etc, etc. Tout ou presque est imaginable en matière d’agriculture 4.0, qui promet carrément d’en finir avec la pénibilité.
« L’utilisation de robots permettrait de réduire l’utilisation d’herbicides en désherbant de manière mécanique, une tâche fastidieuse et chronophage, et d’aider à combler les pénuries fréquentes de main d’œuvre », expliquent ainsi des membres du projet de recherche européen Robs4Crops (“des robots pour les cultures”), au sein duquel on retrouve de très grandes coopératives agricoles comme Terrena. « Les exploitations ayant adopté des outils numériques y voient des gains de productivité, et soulignent notamment la baisse du poids de la main d’œuvre agricole dans leurs coûts de production », appuie une étude consacrée aux enjeux de la numérisation de l’agriculture. Avec les robots, fini le droit du travail, on peut vendanger nuit et jour !
Gains de temps et de confort
Pour le moment, la plus répandue des machines autonomes dans les campagnes françaises, c’est le robot de traite. On en compte un peu moins de 15 000, ils représentent 75% de l’effectif global des robots en agriculture. Leur usage réduit la pénibilité et permet aux agriculteurs de commencer leur journée assis au chaud derrière leur ordinateur plutôt que dans le froid de leur salle de traite, rapportent des témoignage recueillis lors d’une recherche-action menée dans l’est de la France. Cela permet aussi de dégager du temps pour sortir de l’exploitation et se consacrer à sa famille, développer son réseau amical, syndical, sportif ou partir en vacances. Mais avoir un robot n’est pas non plus de tout repos.
L’endettement que cet achat implique, auquel s’ajoutent d’importants coûts de maintenance, occasionne un stress important et peut, par ricochet, augmenter le temps de travail. « 150 000 euros, 10 ans d’emprunt et 10 000 euros d’entretien chaque année. C’est sûr, cela fait cher le droit de se lever un peu plus tard le dimanche matin… », racontait Christophe, éleveur dans l’Ouest, à Basta! il y a quelques années.
Les alarmes – qui peuvent résonner nuit et jour – et la connexion 24 heures sur 24 à ce qui se passe dans l’étable (d’où les bêtes ne sortent plus, en général) ne favorisent pas non plus la détente ou le loisir. Pour alléger la contrainte de la traite (deux fois par jour, 365 jours par an), des agriculteurs avancent d’autres solutions que le robot : le passage à la mono-traite qui consiste à ne traire qu’une fois par jour. Ou l’installation collective, qui permet de partager cet effort (et bien d’autres).
La technologie favorise l’agrandissement des fermes
« La seule et véritable innovation, c’est de permettre l’installation d’un million de paysannes et de paysans sur des territoires vivants, au cœur des systèmes alimentaires qui bénéficient à toustes », affirmaient en 2022 des agriculteurs de la Drôme mobilisés contre le volet agricole du Plan de relance 2030. Cette année-là, à l’occasion du salon de la l’agriculture, Emmanuel Macron avait annoncé une « troisième révolution agricole » autour des piliers : « Numérique, robotique, génétique ».
Dans les faits, l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) ne permet pas vraiment la révolution environnementale promise. Il semble même qu’elle accélère plutôt la course folle dans laquelle a été lancée l’agriculture dans les années 1960. « Alors que les rapports parlementaires et recherches académiques sur les pesticides s’accordent sur le fait que réduire de 50% leur consommation exige de changer de système agricole, l’essentiel des solutions numériques commercialisées se bornent à améliorer partiellement les pratiques, sans changement de système », souligne Christophe Alliot, du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) qui s’est intéressé à la numérisation de l’agriculture.
Les fabricants de pesticides ne s’y sont pas trompés : ils investissent massivement dans la recherche liée aux nouvelles technologies. « Les acquisitions successives [de start-ups] et les compétences développées par Monsanto sur l’agriculture numérique sont les principales raisons motivant son rachat par Bayer », précise Christophe Alliot. Il ajoute que les besoins d’investissements lourds et la nécessité de les rentabiliser rapidement favorisent l’agrandissement des fermes. Or, cet agrandissement implique le recours à – encore – plus de pesticides…
Dépendances multiples
« Plus les machines agricoles se complexifient, moins les paysans sont autonomes dans les réparations et les réglages, qui parallèlement deviennent également plus compliqués et coûteux », s’inquiète le pôle InPACT, réseaux d’organisations agricole, proposant la construction d’une « souveraineté technologique des paysans ». Cette souveraineté, la coopérative l’Atelier paysan s’efforce de la développer au quotidien, en développant des outils co-conçus par les agriculteurs, qui ne les privent ni de leurs savoir-faire ni de leur compétences. Restent à trouver des crédits pour le développement des ces low-tech.
Les craintes d’une dépendance accrue des agriculteurs aux grandes entreprises de la technologie, et avec eux du système alimentaire, ne sont pas infondées. Aux États-Unis, le géant du machinisme John Deere a racheté nombre de start-ups de robotique et intelligence artificielle. Et il a aujourd’hui l’exclusivité sur la réparation et la modification des logiciels intégrés aux tracteurs qu’il vend. « Cela force ses clients à passer par des réparateurs agréés… ou bien à pirater le logiciel », rapporte un article de The Conversation. En France, un tracteur sur cinq serait un John Deere.
Enfin, le coût écologique de la « révolution » numérique, trop souvent présentée comme immatérielle, se heurtera un jour ou l’autre au fait que les ressources sont limitées et qu’il sera impossible de trouver tous les matériaux et énergie nécessaires à ce projet. Sans compter que leur coût d’extraction pèse très lourd en matière environnementale.
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« Il faut réfléchir à cette association, qui laisse entendre qu’on a besoin du numérique pour la transition écologique, suggère Celia Izoard, autrice d’une récente enquête consacrée à la Ruée minière du 21e siècle. Quand on s’intéresse à la chaîne de production du numérique, force est de constater que les deux choses sont antinomiques ».
Nolwenn Weiler ; basta.media