Un nouveau terrain d’expérimentation de la Technopolice
Drones, reconnaissance faciale, marqueurs codés… Outre l’arsenal administratif et répressif déployé par l’État pour les punir, le ministère de l’Intérieur expérimente et perfectionne sur les activistes écologiques ses nouveaux outils technopoliciers.
** **
Plusieurs affaires récentes ont mis en lumière la surveillance particulièrement intensive subie par les militantes écologistes. Outre l’arsenal administratif et répressif déployé par l’État pour les punir, c’est la nature des moyens utilisés qui interpelle : drones, reconnaissance faciale, marqueurs codés… Le ministère de l’Intérieur expérimente et perfectionne sur les activistes écologiques ses outils technopoliciers.
Plusieurs articles ont révélé le caractère intensif des moyens de surveillance et de répression déployés par l’État pour punir certaines actions militantes écologistes. Si cela avait déjà été documenté pour le mouvement de résistance nucléaire à Bure, c’est dernièrement le cas de l’affaire Lafarge pour laquelle un article paru sur Rebellyon a détaillé les outils mis en œuvre par la police afin d’identifier les personnes ayant participé à une action ciblant une usine du cimentier.
Vidéosurveillance, analyse des données téléphoniques, réquisitions aux réseaux sociaux, relevés ADN, virements bancaires, traceurs GPS… La liste paraît infinie. Elle donne une idée de la puissance que peut déployer l’État à des fins de surveillance, « dans un dossier visant avant tout des militants politiques » – comme le souligne Médiapart dans son article.
Pour avoir une idée de l’étendue complète de ces moyens, il faut y ajouter la création des cellules spécialisées du ministère de l’Intérieur (la cellule Démeter, créée en 2019 pour lutter contre « la délinquance dans le monde agricole » et la cellule « anti-ZAD », mise en place en 2023 à la suite de Sainte-Soline) ainsi que l’alerte donnée par la CNCTR (l’autorité de contrôle des services de renseignement) qui en 2023 a souligné son malaise sur l’utilisation accrue des services de renseignement à des fins de surveillance des organisations écologistes.
Les forces de sécurité semblent continuer de perfectionner et expérimenter sur les organisations écologistes leurs nouveaux outils de surveillance : drones, caméras nomades, reconnaissance faciale, produits de marquages codés… Parce que ces organisations leur opposent une résistance nouvelle, souvent massive, déployée sur un ensemble de terrains différents (manifestations en milieu urbain, ZAD, méga-bassines…), les forces de police semblent trouver nécessaire l’utilisation de ces outils de surveillance particulièrement invasifs.
Capter le visage des manifestantes
Outil phare de la Technopolice, le drone a été expérimenté dès ses débuts sur les écologistes. Difficile d’y voir un hasard quand (d’après la gendarmerie), la première utilisation d’un drone à des fins de surveillance par la gendarmerie a lieu dans le Tarn en 2015, pour évacuer la ZAD du barrage de Sivens. En 2017, c’est Bure (site prévu pour l’enfouissement de déchets nucléaires) qui sert d’expérimentation avant une utilisation officialisée pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2018.
La gendarmerie y décrit dans sa revue officielle un contexte idéal d’expérimentation avec une utilisation permettant un « grand nombre de premières » : utilisation simultanée de drones et d’hélicoptères de surveillance, retransmission en direct des divers flux vidéos, guidage des tirs de lacrymogènes… Des utilisations qui seront ensuite reprises et normalisées dans les futures utilisations des drones, en particulier pour la surveillance des manifestations. À noter dans la revue officielle de la gendarmerie l’utilisation répétée du terme d’ « adversaires » pour décrire les militantes : « marquage d’adversaire », « manœuvre de l’adversaire »….
Ce n’est pas non plus un hasard si dans le Livre blanc de la sécurité intérieure, document publié fin 2020 par le ministère de l’Intérieur pour formuler un ensemble de propositions sur le maintien de l’ordre, l’exemple de Notre-Dame-des-Landes est cité pour justifier l’utilisation massive de drones, comme une « une étape importante dans la planification et l’exécution d’une opération complexe de maintien de l’ordre ».
Résultat : après la généralisation des drones dès 2020 avec le Covid-19, on a ensuite assisté, une fois l’ensemble légalisé à posteriori (et non sans difficultés), à la normalisation de l’usage des drones pour la surveillance des manifestations. Les drones sont aujourd’hui encore bien utiles à la police pour suivre les actions militantes écologistes, que ce soit récemment pour le Convoi de l’eau ou la mobilisation contre les travaux de l’A69.
À noter que l’imagination de la police et de la gendarmerie ne se limite pas aux drones en ce qui concerne les nouveaux moyens de surveillance vidéo. Plusieurs organisations ont documenté l’utilisation de caméras nomades ou dissimulées pour épier les allées et venues des activistes : caméras dans de fausses pierres ou troncs d’arbres pour la ZAD du Carnet, caméras avec vision nocturne en 2018 dans la Sarthe…
Ficher le visage des manifestantes
Autre outil phare de la Technopolice : la reconnaissance faciale. Rappelons-le : la reconnaissance faciale est (malheureusement) autorisée en France. La police ou la gendarmerie peuvent identifier des personnes grâce à leurs visages en les comparant à ceux enregistrés dans le fichier du traitement des antécédents judiciaires (TAJ). L’utilisation qui en est faite par les services de sécurité est aujourd’hui massive, estimée à plus de 600 000 fois en 2021 (donc plus de 1600 fois par jour).
Il est néanmoins assez rare d’avoir des exemples concrets de son utilisation pour comprendre comment et sur qui la police utilise ce dispositif. À ce titre, comme souligné dans l’article de Rebellyon, la reconnaissance faciale a été utilisée pour incriminer des personnes censément impliquées dans l’affaire Lafarge, avec l’utilisation d’images tirées de la réquisition des vidéosurveillances des bus de la ville pour les comparer au fichier TAJ. Médiapart dénombre dans son enquête huit personnes identifiées via ce dispositif.
Même chose pour la manifestation de Sainte-Soline : dans un article de juillet 2023, Médiapart relate que les quatre personnes qui ont comparu ont été retrouvées grâce à la reconnaissance faciale. Un premier procès plus tôt, déjà sur Sainte Soline, fait également mention de l’utilisation de la reconnaissance faciale.
Notons bien qu’au vu des chiffres cités plus haut, l’utilisation de la reconnaissance faciale est massive et n’est pas concentrée sur les militant·es écologistes (voir ici une utilisation récente pour retrouver une personne soupçonnée de vol). On constate néanmoins une utilisation systématique et banalisée de la reconnaissance faciale du TAJ, normalisée au point de devenir un outil d’enquête comme les autres, et de plus en plus présentée comme élément de preuve dans les tribunaux.
En 2021, nous avions attaqué devant le Conseil d’État cette reconnaissance faciale en soulevant que celle-ci devait légalement être limitée à la preuve d’une « nécessité absolue », un critère juridique qui implique qu’elle ne soit utilisée qu’en dernier recours, si aucune autre méthode d’identification n’est possible, ce qui n’était déjà pas le cas à l’époque. Cela l’est encore moins aujourd’hui à lire les comptes-rendus de Rebellyon ou de Médiapart.
Marquer les manifestantes
D’autres outils de surveillance, encore au stade de l’expérimentation, semblent testés dans les mobilisations écologistes. Parmi les plus préoccupants, les produits de marquage codés. Il s’agit de produits, tirés par un fusil type paintball, invisibles, indolores, permettant de marquer une personne à distance et persistant sur la peau et les vêtements. Ils peuvent être composés d’un produit chimique ou d’un fragment d’ADN de synthèse, se révélant à la lumière d’une lampe UV, porteurs d’un identifiant unique pour « prouver » la participation à une manifestation.
Comme rappelé par le collectif Désarmons-les, c’est dès 2021 que Darmanin annonce l’expérimentation de ce dispositif. Il semble être ensuite utilisé pour la première fois en 2022 lors d’une première manifestation contre la bassine de Sainte-Soline (via l’utilisation par la police de fusils spéciaux, ressemblant à ceux utilisés par les lanceurs paintball). En 2022, Darmanin dénombrait déjà plus de 250 utilisations de ce dispositif.
En 2023, son utilisation est de nouveau remarquée pour la manifestation contre la bassine de Sainte-Soline. Elle entraîne la garde à vue de deux journalistes qui ont détaillé à la presse la procédure suivie par la police et la gendarmerie pour récupérer et analyser la trace de peinture laissée par le fusil PMC.
Cet usage ne semble être aujourd’hui qu’à ses débuts. Dans le cadre d’un recours contentieux contre les drones, la préfecture de police, dans une surenchère sécuritaire sans limite, avait notamment émis le souhait de pouvoir équiper ses drones d’un lanceur de PMC. Le ministre de la Justice a également vanté l’utilisation de ces outils dans une récente audition sur le sujet, « utiles pour retrouver la trace d’un individu cagoulé ». Un rapport parlementaire de novembre 2023 rappelle néanmoins que son utilisation se fait aujourd’hui sans aucun cadre légal, ce qui la rend purement et simplement illégale. Si certains parlementaires semblent également s’interroger sur son efficacité, d’autres, dans un rapport sur « l’activisme violent », appellent à sa pérennisation et sa généralisation. Côté gouvernement, après l’avoir expérimenté sur les militants sans aucun cadre légal, le ministère de l’intérieur semble pour l’instant avoir suspendu son utilisation.
Les mouvements militants ne sont évidemment pas les seuls à connaître cette intensité dans le déploiement des moyens de surveillance : les exilées, les habitantes des quartiers populaires ont toujours été les premières à subir la militarisation forcenée des forces du ministère de l’Intérieur. Néanmoins, cette expérimentation des technologies sur les organisations écologistes est une nouvelle preuve de l’escalade sécuritaire et déshumanisée de la police et de la gendarmerie en lien avec la criminalisation des mouvements sociaux. La France est à l’avant-garde de la dérive autoritaire en Europe, puisqu’il semble être l’un des pays du continent ayant une pratique régulière et combinée de ces nouveaux outils.
La Quadrature Du Net