Data centers et intelligence artificielle
Risque pour la transition énergétique, adaptabilité du réseau électrique, enjeu de souveraineté… L’essor des centres de données pose de nombreux défis.
Publié le 01 juin 2025 à 05h30, modifié le 03 juin 2025 à 13h25
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Les chiffres donnent le tournis : 109 milliards d’euros d’investissements futurs dans les data centers et l’intelligence artificielle (IA) ont été annoncés au Sommet de l’IA, début février, dont 26 milliards confirmés à Choose France le 19 mai. Un saut gigantesque par rapport aux 7 milliards d’euros – un montant déjà impressionnant – dévoilés un an plus tôt, lors de l’édition 2024 du rendez-vous organisé par l’Élysée à Versailles.
Un changement d’échelle assumé
Avec l’essor de l’IA, très gourmande en calcul informatique, notamment pour l’entraînement des modèles de langage sur d’énormes quantités de données, une vague de data centers géants s’apprête à déferler sur la France. Certains projets prévoient une puissance électrique inédite dépassant 1 gigawatt (GW), soit autant que la totalité de tous les data centers installés aujourd’hui dans l’Hexagone, souvent consacrés au simple hébergement de données. Une telle capacité s’approche de celle du réacteur nucléaire EPR (réacteur pressurisé européen) de Flamanville, dans la Manche (1,6 GW).
Parmi les projets les plus emblématiques, il y a celui du fonds émirati MGX, associé à la start-up française de l’intelligence artificielle Mistral AI et Bpifrance, qui a choisi, selon nos informations, la zone d’aménagement concerté (ZAC) des Bordes, à Fouju (Seine-et-Marne), pour implanter un centre de données d’une puissance de 1,4 GW. Un investissement de 8,5 milliards d’euros. Autre énorme projet, celui de Data4, filiale du fonds canadien Brookfield, s’installera à Cambrai (Nord), pour une puissance de 1 GW et 10 milliards d’euros d’investissements. Il s’ajoute aux 2 milliards d’euros engagés par le même opérateur dans l’Essonne (Marcoussis et Nozay). Dans l’Isère, le consortium Oréus, dont la société émiratie G42 fait partie, compte moderniser deux data centers, et porter, à terme, leur puissance à 1 GW.
L’Élysée assume ce gigantisme, et une forme de « course » internationale sur l’IA : 109 milliards d’euros, « c’est l’équivalent pour la France de ce que les États-Unis ont annoncé avec Stargate », s’était félicité le président de la République, Emmanuel Macron, au sommet de l’IA, en référence au projet d’un montant de 500 milliards de dollars (441 milliards d’euros) annoncé en grande pompe par le consortium OpenAI-Oracle-Softbank dans le bureau du chef d’État américain, Donald Trump, le 21 janvier.
Pour l’exécutif, l’IA est une technologie cruciale économiquement, et ces centres de données sont comparables aux « usines de demain ». Accroître la puissance de calcul serait impératif : avec 322 centres de données, la France est, selon Cloudscene, au cinquième rang mondial, derrière les États-Unis (5 427), l’Allemagne (529) le Royaume-Uni (523) et la Chine (449).
L’Élysée présente aussi la France comme un carrefour idéal pour accueillir ces centres de données, grâce à son énergie nucléaire décarbonée et à son « territoire hyperconnecté à l’Europe et au monde », relié par des câbles sous-marins de trafic Internet aux autres continents. Mais, comme à l’époque de la vague d’implantation d’entrepôts d’e-commerçants tel Amazon, cette vision d’une France des data centers et de l’IA pose des défis, en particulier sur le plan électrique et technique.
Ces infrastructures, aujourd’hui concentrées en Île-de-France et aux alentours de Marseille, puis demain dans les Hauts-de-France, suscitent aussi des débats d’aménagement local, d’équilibre géographique, et de développement technologique. Enfin, le contexte géopolitique de tensions avec les États-Unis de Donald Trump et la nationalité étrangère de la majorité des porteurs de projets soulèvent des questions autour de la souveraineté et des retombées économiques.
Questions sur le réseau électrique
L’une des craintes est que cet afflux d’équipements consomme trop de ressources et menace l’environnement. Pour les data centers, la France est un « paradis énergétique », vante au contraire l’Élysée, en raison, notamment, de son parc nucléaire, qui lui apporte une électricité beaucoup plus décarbonée que la moyenne européenne, mais aussi de son statut d’exportateur net d’électricité : 89 térawattheures (TWh) en 2024. De quoi faire des nouveaux investisseurs dans les centres de données des clients de choix pour EDF.
Mais, malgré ce surplus d’électricité lié à la faiblesse actuelle de la consommation, la soif de ces infrastructures géantes présente un risque aux yeux de Marlène De Bank, ingénieure de projet numérique pour le cercle de réflexion The Shift Project. « Il ne faut pas que l’utilisation d’électricité par les centres de données sur le territoire français empêche la transition énergétique plus largement », fait-elle valoir. Les choix d’aujourd’hui ont des conséquences à long terme, note l’association, et ils pourraient susciter des « arbitrages » ou des « conflits d’usage » avec d’autres besoins comme les véhicules électriques, l’électrification de l’industrie ou la décarbonation des bâtiments.
Chez RTE, l’opérateur du réseau de transport d’électricité, chargé de connecter les gros data centers, on se veut globalement rassurant : « Nous n’avons pas d’inquiétude sur la capacité de la France à produire suffisamment d’électricité pour satisfaire les besoins des data centers », assure le directeur adjoint, Jean-Philippe Bonnet. Il reconnaît la forte inflation des demandes liées aux centres de données : les études exploratoires réalisées par RTE pour des projets annoncés au cours des trois dernières années représenteraient une capacité électrique totale « étourdissante » de 60 GW, soit presque autant que les 57 réacteurs du parc nucléaire français… Mais beaucoup de ces requêtes sont abandonnées par les investisseurs en cours de route, relativise M. Bonnet. Les contrats de raccordement au réseau signés avec des porteurs de projets de data centers représentent 6 GW de capacité, et les demandes en cours de négociation 6 GW également, soit 12 GW au total. Ce qui reste malgré tout important.
Quelle sera la consommation électrique supplémentaire qu’entraînera cette capacité ? La mise à jour de ce calcul est encore en cours, répond M. Bonnet. RTE souligne toutefois que la montée en charge de ces gros projets peut être progressive, sur « dix à quinze ans », et rappelle que le 0,8 GW déjà alloué aux grands data centers existants n’est utilisé « qu’à 20 % environ ». Début janvier, le Conseil économique, social et environnemental avait, lui, estimé que la consommation des centres de données pourrait atteindre 50 à 70 TWh en 2035, contre 12 TWh en 2022.
Les demandes des data centers en projet pourraient donc consommer une part substantielle des futures capacités que RTE compte ajouter au réseau, met en garde Mme De Bank. Dans sa stratégie présentée en interne au mois de juin 2024, EDF envisageait une hausse de la demande d’environ 150 TWh, pour les véhicules électriques, l’électrification de l’industrie, la décarbonation des bâtiments et les data centers (estimés alors à 20 TWh).
Au-delà des débats sur la capacité du réseau, la course au gigantisme des data centers n’est-elle pas aussi en dissonance avec les appels, lancés lors du sommet de l’IA par l’Élysée et le ministère de l’environnement, à développer une « IA durable » voire « frugale » ? « Cela ne nous empêche pas de continuer à travailler sur des modèles d’IA plus petits, plus efficaces et moins consommateurs en électricité. Les deux ne sont pas incompatibles », répond-on chez Mistral AI.
Des tensions locales
Ces enjeux nationaux se traduisent, voire s’amplifient, au niveau local. L’arrivée d’un centre de données géant dans un territoire pose la « question de l’adaptation du réseau », reconnaît M. Bonnet. Dans certains territoires, des tensions existent déjà.
A Marseille, devenue la deuxième place forte française des centres de données après l’Île-de-France, l’afflux de demandes de nouvelles installations menaçait de saturer les capacités électriques au nord de l’agglomération, et renforçait l’opposition d’élus et d’associations, au point que la mairie a envisagé un moratoire en 2024.
Après des rencontres entre opérateurs, collectivités et gestionnaires de réseaux, RTE et Enedis ont proposé, début 2025, de déplacer l’implantation des nouveaux centres vers la zone commerciale de Plan de Campagne, située à une vingtaine de kilomètres au nord du Vieux-Port. Pour cela, il faudra construire un nouveau poste électrique, raccordé au point d’arrivée de l’électricité produite par les centrales de la vallée du Rhône. La demande est déjà là : sur les 550 MW promis, dont environ 320 dès 2030, 300 ont déjà été réservés par quatre nouveaux projets.
Pour éviter que ce type de nœuds se multiplie, le gestionnaire de réseau cherche à mieux répartir les centres de données sur le territoire. Alors que l’Île-de-France et les Hauts-de-France concentraient 80 % des demandes d’études, dont les deux tiers pour la seule région parisienne, « depuis un an, on constate que les opérateurs élargissent leurs recherches, ce qui est une bonne nouvelle pour le réseau », explique le directeur adjoint de RTE, se disant désormais « un peu plus serein ».
Dans cette volonté de rationalisation et de facilitation des implantations, RTE a créé une procédure dite « fast track » (« procédure accélérée »), approuvée le 7 mai par la Commission de régulation de l’énergie. Ainsi, le gestionnaire de réseau a identifié huit sites adaptés aux centres de données de plus de 400 MW, car facilement raccordables à des lignes à 400 000 volts et posant localement peu de problèmes de concurrence avec d’autres usages industriels.
Cette procédure permet aux opérateurs de centres de données d’accélérer leur raccordement au réseau à entre trois et quatre ans, soit trois ou quatre années de moins qu’avec la procédure classique, selon RTE. Quatre lieux ont déjà été dévoilés lors du sommet de l’IA, en février : la ZAC du Bosquel (Somme), Escaudain (Nord), la ZAC des Bordes, à Fouju (Seine-et-Marne), et l’ex-centrale thermique EDF de Montereau-Fault-Yonne (Seine-et-Marne). D’autres sont en cours d’examen.
Depuis, le gouvernement a publié une liste élargie de 65 sites fonciers jugés propices à l’accueil de data centers. Et il a introduit dans le projet de loi de simplification de la vie économique un amendement dispensant ces projets de certaines obligations de la procédure d’autorisation.
Cet assouplissement a suscité des oppositions : « L’État prendrait alors la main sur les compétences des collectivités locales relatives à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire », ont alerté les associations critiques du numérique La Quadrature du Net, Le Nuage était sous nos pieds et Hiatus, appelant à adopter un « moratoire sur la construction des grands entrepôts à serveurs ».
Pour éviter les tensions locales et les risques de congestion, RTE impose parfois des clauses de rationnement de l’électricité qui prévoient des périodes dans l’année durant lesquelles un centre de données pourrait limiter sa consommation, le temps que les travaux d’adaptation du réseau local soient achevés.
Certaines zones, comme les ports du Havre (Seine-Maritime) et de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), ont été sanctuarisées pour laisser la priorité aux industries plus traditionnelles, en attendant la croissance du réseau. Les coûts de raccordement aux lignes haute tension sont pris en charge par les opérateurs des data centers, mais les investissements dans le réseau électrique sont assumés par RTE, donc par la collectivité.
L’emploi est aussi bien sûr un enjeu local sensible. Les centres de données sont relativement peu créateurs de postes pérennes : l’association professionnelle France Datacenter comptabilisait, fin 2023, 28 200 emplois directs dans la filière, dont 17 900 pour l’exploitation courante des centres, après leur construction. Les annonces de Choose France évoquent, elles, la création d’environ 8 000 emplois directs et indirects, si les projets atteignent leurs capacités maximales.
Si ces apports directs restent limités, « pour attirer des entreprises sur son territoire, donc des emplois, il faut des infrastructures numériques », expliquait Denis Larghero, le maire (Union des démocrates et indépendants) de Meudon (Hauts-de-Seine), en amont de l’ouverture en mai 2024 d’un data center d’Equinix. Installé sur une friche de la commune, ce site lui rapportera une trentaine de millions d’euros sous forme de loyers, avec un bail de dix-huit ans.
Une partie de la chaleur générée par les serveurs sera injectée dans le réseau local. Désireux de se faire accepter des élus, les opérateurs de centres de données mettent en avant leur contribution énergétique (chauffage de piscines municipales, de logements ou de bureaux…) pour vanter l’impact économique et écologique de leur activité, également consommatrice de grandes quantités d’eau pour refroidir les serveurs informatiques.
Une souveraineté en débat
Une autre question se pose : ces investissements massifs vont-ils renforcer la souveraineté technologique française et européenne, alors que l’écrasante majorité d’entre eux est portée par des entreprises étrangères, des États-Unis, du Canada ou des Émirats arabes unis ? « Emmanuel Macron transforme la France en colonie numérique », avait accusé Jean-Luc Mélenchon dans une tribune publiée en février par Le Figaro en réaction aux annonces du sommet de l’IA.
Le chef de file de La France insoumise y craignait notamment que les « milliards [d’euros] venus de l’étranger » ne viennent « renforcer les acteurs déjà dominants ». Une référence à Amazon, Microsoft et Google, qui détiennent 70 % à 80 % des parts du marché du cloud, c’est-à-dire l’hébergement de données et de services en ligne pour les entreprises.
A cette question économique s’ajoute, avec le contexte géopolitique, un débat juridique, évoqué début avril, au forum InCyber à Lille, par le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, lequel s’était dit « pas très à l’aise » de choisir des opérateurs de cloud américains. La crainte est que l’administration Trump puisse un jour leur ordonner de couper l’accès à leurs services, ou utilise les lois extraterritoriales qui permettent dans certains cas aux autorités des États-Unis d’accéder à des données hébergées par des sociétés américaines (malgré l’existence d’un accord transatlantique sur les données adopté en 2022, mais contesté)…
A ce stade, il est encore un peu tôt pour avoir une réponse aux questionnements sur la souveraineté : les projets dévoilés au sommet de l’IA et lors de Choose France sont plutôt portés par des opérateurs de data centers comme Data4 ou Digital Realty, lesquels fournissent les bâtiments, le raccordement électrique ou le refroidissement, mais qui, pour opérer les serveurs, loueront ensuite de l’espace à des fournisseurs de services cloud traditionnels ou spécialistes de l’entraînement d’IA, comme Fluidstack, voire à des clients entreprises ou à des intégrateurs de type Capgemini.
Qu’en pensent les opérateurs cloud français comme OVHcloud, Outscale, Cloud Temple ou Scaleway (filiale cloud d’Iliad, la maison mère de Free, fondée par Xavier Niel, actionnaire à titre individuel du Monde) ? « C’est toujours une bonne chose que la France reste la première destination des investissements étrangers en Europe, estime Benjamin Revcolevschi, directeur général d’OVHcloud. Mais il faudrait aussi veiller à ce qu’il y ait une transparence sur les conditions de gestion des données, afin que le terme de “souveraineté” ne soit pas galvaudé. »
« Les investissements sont une bonne nouvelle, car nous avons besoin de capacités de data centers pour le cloud et l’IA », salue aussi Damien Lucas, directeur général de Scaleway, qui opère aujourd’hui dans les data centers du français Opcore (autre filiale d’Iliad), mais envisage de mettre des serveurs dans les infrastructures étrangères en projet, « en prévenant et en laissant le choix aux clients ». « Il faut que des acteurs français et européens prennent des parts sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IA », souhaite-t-il néanmoins. Le scénario noir, aux yeux des acteurs locaux, serait de voir des data centers, des opérateurs cloud et des logiciels étrangers qui n’utiliseraient que l’électricité française…
Pour éviter cela, des députés du Parti socialiste ont déposé plusieurs amendements au projet de loi de simplification de la vie économique, en cours d’examen. L’un vise à ouvrir la simplification des procédures d’implantation aux data centers moins grands – comme le sont souvent ceux des opérateurs français – , tandis qu’un autre veut la réserver aux sociétés de pays qui offrent des garanties suffisantes sur les données et ne permettent pas d’y accéder avec des lois extraterritoriales, comme celles des États-Unis. Mais le gouvernement s’y est opposé. « Il faudrait surtout Choose French », sourit Alain Garnier, PDG de la suite bureautique Jamespot, espérant davantage de tech européenne dans les achats des entreprises et dans les marchés publics, avec l’adoption d’un Buy European Tech Act, une vieille revendication du secteur.
Chez Data4, le PDG Olivier Micheli dit « ne pas dépendre des lois américaines » car sa société est française et appartient au fonds d’investissement canadien Brookfield. Dans le même esprit, les Émirats arabes unis, dont les investissements dans les data centers et l’IA découlent d’un accord de coopération signé début février avec la France lors d’une visite d’Emmanuel Macron, peuvent être présentés comme un allié alternatif aux États-Unis. Pour l’exécutif, le campus IA porté par le fonds émirati MGX est positif pour la souveraineté, car il contribuera au développement, dans l’IA, d’entreprises françaises comme Mistral.
Au-delà, le projet va « favoriser des écosystèmes d’IA durables et créer des avantages tangibles pour les entreprises, les institutions publiques et les acteurs académiques », a plaidé, dans le communiqué, le cofondateur de Mistral AI, Arthur Mensch, citant la santé, la mobilité, l’énergie, la finance ou l’industrie. L’écosystème d’IA français est un « levier de performance pour l’ensemble des secteurs », a aussi fait valoir l’Élysée à Choose France. Les gains de productivité potentiels de cette technologie sont en effet présentés comme prometteurs par le secteur. Leur ampleur réelle ne sera toutefois pas connue avant plusieurs années.
Par Alexandre Piquard, Adrien Pécout et Olivier Pinaud
https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/06/01/
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