Santé numérique 

Les inquiétants projets d’Emmanuel Macron et de l’UE

Ceci se passe sous la présidence française du Conseil de l’UE

L’Union européenne doit dévoiler ce 3 mai son projet de loi sur la santé numérique – une loi fortement poussée par les industriels et par le gouvernement français. Sous prétexte d’adaptation à la révolution numérique, ce projet va ouvrir encore un peu plus grand la porte de nos systèmes de santé au secteur privé. Avec pour enjeu le contrôle de l’énorme marché, aussi juteux qu’inquiétant, des données de santé.

En février 2022, faisant la tournée des candidats à l’élection présidentielle, 16 dirigeants de start-up de santé numérique mentionnaient qu’une « stratégie européenne [de santé numérique] solide ferait plaisir ». Leurs souhaits sont sur le point d’être exaucés. Trois mois plus tard, le 3 mai 2022, la Commission européenne doit dévoiler son projet de loi sur l’espace européen des données de santé. Une loi qui s’appliquera, une fois amendée puis approuvée par les Etats et le Parlement européen, à tous les pays membres. Le gouvernement français, qui occupe actuellement la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, en avait fait une de ses priorités.

De quoi s’agit-il et pourquoi faut-il s’en soucier ? Derrière le besoin évident d’adapter nos systèmes de santé à l’ère du numérique et de profiter des nouvelles possibilités qu’il offre se cachent en fait un risque accru de soumission de ce secteur à la loi du marché, et l’ouverture d’un immense marché des données de santé, aussi juteux qu’inquiétant. Le projet de réglementation européenne (qui s’appliquera mot pour mot en France) se concentre sur deux axes. Le premier : les données médicales des Européens et leur accès à travers l’UE, ou comment créer un dossier médical pour chaque patient européen accessible en ligne par tous les professionnels de santé du continent. Le second : la concentration de ces données médicales et leur utilisation par les pouvoirs publics et les industriels à travers l’UE, ou comment et avec qui partager toutes les données médicales des citoyens européens, au-delà du personnel médical consulté par ces derniers.

Téléconsultation et télésurveillance

Concernant le premier axe, l’argument de vente privilégié des décideurs est que chaque citoyen européen pourra être mieux soigné dans un autre pays en cas de maladie durant un voyage, puisque le médecin du pays d’accueil aura accès au dossier médical du patient dans son pays de résidence. Certes. Mais la loi en cours de rédaction va en réalité bien plus loin que cela. Elle ouvrira certainement la porte à la téléconsultation et la télésurveillance, soit une véritable mine d’or pour les start-ups de l’e-santé.

La téléconsultation permet de consulter des médecins dans des zones reculées, diminuant ainsi la pression sur les pouvoirs publics pour résoudre la question des déserts médicaux. Ce marché intéresse les entreprises françaises. Doctolib, la plus importante « licorne » française chérie des pouvoirs publics, développe déjà, en plus de ses services de prises de rendez-vous et de gestion de cabinets médicaux, une activité de téléconsultation. Ses déclarations d’activités de lobbying à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique – « Promouvoir une régulation favorable à l’essor de la téléconsultation », « Promouvoir une politique de l’hébergement et de la protection des données favorable à l’activité de Doctolib », et ainsi de suite – affichent clairement la couleur.

De plus, grâce à des appareils connectés à leur smartphone, les patients pourront s’auto-diagnostiquer, en faisant des échographies par exemple. Et puisque votre dossier médical sera européen, il se pourra que votre docteur ou radiologue se trouve à l’autre bout de l’UE. Tout ceci n’est toutefois pas sans risques. Cela risque d’accentuer une tendance à la libéralisation de la santé, similaire à celle qu’’ont connue d’autres services publics, sous prétexte d’offrir un « choix » plus libre et plus large aux patients. Le Conseil national de l’ordre des médecins dénonçait déjà en 2018 une « ubérisation » de la médecine avec la multiplication des téléconsultations médicales en provenance d’assureurs privés ou de plateformes diverses.

La télésurveillance, quant à elle, regroupe des applications qui permettent de suivre vos pas, votre rythme cardiaque, votre taux de glycémie ou encore le nombre de verres d’alcool que vous buvez. Apple vend par exemple en France une montre connectée qui permet à tout utilisateur de réaliser un électrocardiogramme, examen de l’activité cardiaque habituellement réalisé par les cardiologues. Mais derrière ce système hi-tech de capteurs, d’appareils et logiciels d’autodiagnostic assisté par ordinateur se profile un transfert de la responsabilité des risques sanitaires vers les individus,alors que certains risques révèlent de la collectivité (stress au travail, etc.) ou de l’environnement (pollution de l’air, de l’eau, etc.). L’enjeu pour les start-ups françaises de l’e-santé est que ces technologies soient remboursées par la sécurité sociale, qui freine aujourd’hui en France, alors que son homologue allemande rembourse déjà la télésurveillance sur la base d’un forfait généreux.

Le gouvernement français et Emmanuel Macron lui-même sont très proches des industriels de la santé numérique, et pourraient prochainement leur permettre de bénéficier de meilleures conditions financières. C’est ce qu’a souligné ouvertement Cédric O., secrétaire d’État au Numérique, le 10 mars 2022 lors d’un événement sur les start-ups de la santé : sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, « il y a eu, du point de vue de la relation entre le ministère de la Santé et l’écosystème [privé], un changement comme jamais il n’y en avait eu ». Le programme présidentiel d’Emmanuel Macron prévoit d’ailleurs le développement de la téléconsultation. Ismaël Emelien, l’un des artisans de la victoire du président de la République en 2017, a lui-même créé Zoï, une start-up spécialisée dans la médecine préventive. Un de ses investisseurs est le financier de la campagne d’Emmanuel Macron, Christian Dargnat. Elle bénéficie également du soutien du patron de Free et soutien du président, Xavier Niel. La start-up envisage que son service soit pris en charge par une mutuelle ou la Sécurité sociale – un défi bien moins difficile à relever lorsque l’on a des amis haut placés…

Xavier Niel s’est d’ailleurs chargé de la préface du livre Ubérisons l’État !, co-écrit par Laura Letourneau, qui pilote aujourd’hui et ce depuis avril 2019, avec Dominique Pon, la Délégation ministérielle au numérique en santé (DNS). Mme Letourneau se félicitait il y a peu que l’année 2020 a vu une mise en œuvre à marche forcée de la plateformisation de l’Etat et que ce soient les industriels qui conduisent ce processus, chacun avec leurs propres normes propriétaires.

L’utilisation des données de santé par les pouvoirs publics et les industriels

Le marché de la santé numérique est aussi et surtout un marché de données. C’est pourquoi le second axe de la loi européenne en cours d’élaboration intéresse au plus haut point les politiques et les géants du numérique.

Pour les pouvoirs publics, les données peuvent permettre de surveiller. Microsoft avoue avoir de manière routinière transmis des données d’utilisateurs – sans informer ces derniers – à la justice américaine. En France, l’application GendNotes a suscité la polémique parce qu’elle devait donner accès, entre autres informations, à des données de santé individuelles aux forces de gendarmerie. Au Royaume Uni, les données de santé hébergées par Amazon ont parfois été utilisées par les services d’immigration.

Pour les géants du numérique, le marché est doublement juteux : pour l’hébergement des données d’une part, et pour leur utilisation secondaire d’autre part.

Microsoft accueille aujourd’hui par exemple le cloud français des données de santé (Health Data Hub). Ce choix s’est fait sans appel d’offres à proprement parler et le Conseil d’Etat s’est estimé incapable en juin 2020 d’attester avec certitude de la suffisance des mesures qui lui ont été fournies concernant la sécurité des données personnelles du Health Data Hub. En raison de la levée de boucliers, le contrat avec Microsoft a été « suspendu », mais pas annulé. Le choix de Microsoft révèle au combien l’entreprise s’est rendue incontournable politiquement et techniquement. Au niveau politique, Microsoft est très bien connecté au gouvernement français. L’entreprise, à travers son lobbyiste en chef, est dans le groupe de travail sur l’e-santé du think tank Renaissance Numérique. Ce think tank a été sollicité par le secrétaire d’Etat aux affaires européennes dès novembre 2020, puis en avril 2021, afin d’aider le gouvernement français durant sa présidence du Conseil de l’UE. Microsoft a donc pu influencer très tôt la position européenne du gouvernement français sur l’e-santé. Au niveau technique, avant l’écriture d’une proposition de loi européenne, la Commission permet aux entreprises et aux citoyens de donner leur avis sur le sujet de la loi. Microsoft a pris part à la consultation sur l’espace européen des données de santé. Sa réponse montre l’étendue de ses solutions techniques pour une collection européenne des données de santé, une gamme d’outils que très peu d’autres entreprises peuvent fournir.

Le Health Data Hub doit permettre aux industriels d’utiliser les données de santé des patients français pour la recherche médicale. Aujourd’hui, le Health Data Hub a déjà 962 projets avec les industriels de la santé. Deux laboratoires pharmaceutiques représentés dans le groupe de travail sur l’e-santé du think tank Renaissance Numérique, collaborent avec le Health Data Hub : Roche pour huit projets, Abbott pour trois.

La France, présidente de l’e-santé

L’Elysée a mis tout son poids politique durant sa présidence du Conseil de l’Union européenne pour faire avancer la proposition de loi sur l’espace européen des données de santé. Le gouvernement français est représenté sur ces questions par Mme Zablit-Schmitz, directrice de projets Europe & International à la Délégation au Numérique en Santé du Ministère des Solidarités et de la Santé depuis 2020. Auparavant, elle était administratrice et membre du comité exécutif de Syntec Numérique (aujourd’hui Numeum), syndicat professionnel du numérique (+2300 entreprises) pendant 6 ans et au conseil d’administration de la Fédération des Industries de Santé (FEFIS). Mme Zablit-Schmitz a participé à l’un des vingt-deux événements organisés par la présidence française du Conseil de l’UE sur l’e-santé, « Une mobilisation inédite pour la e-santé en Europe ». Cet événement officiel de la présidence dans lequel elle est intervenue était organisé par la FEFIS et Numeum et ne compte aucune association d’intérêt général dans ses convives. Un autre événement officiel de la présidence française du Conseil de l’UE sur l’e-santé, en juin 2022, sera la conférence européenne de la santé, organisé par le HIMSS, une organisation regroupant des médias, des associations et des entreprises favorisant l’accélération de la numérisation des politiques publiques de santé. Cet événement, sponsorisé notamment par Microsoft compte déjà parmi ses orateurs annoncés une représentante du ministère français de la Santé.

Cette proximité entre intérêts privés et publics se retrouve dans les positions officielles. En effet, le 2 février 2021, le gouvernement français répondait à une consultation publique de l’UE sur l’espace de données de santé européen (EDSE) en insistant sur le fait que « l’EDSE doit impliquer le secteur privé de façon plus active ».

La position des institutions européennes

Il semble pourtant que les institutions européennes n’aient pas attendu la France pour collaborer très activement avec le secteur privé. Digital Europe, le lobby numérique européen ayant pour membres Google, Facebook ainsi que Numeum, affirme avoir travaillé « de façon très rapprochée » avec les services de la Commissaire à la santé et à la sécurité alimentaire sur l’e-santé. Des services qui « apprécient le soutien » de Digital Europe sur l’espace européen des données de santé. Digital Europe (tout comme Amazon et Sanofi) conseille également TEHDAS, un consortium d’agences gouvernementales et d’universités co-financé par l’Union européenne pour développer des principes communs en vue de l’utilisation secondaire (par des instances gouvernementales et des industriels) des données de santé des Européens. Ce consortium continuera à jouer son rôle, hautement politique, même après l’adoption de la loi européenne. Sanofi semble tout particulièrement intéressé par cet espace, comme en témoigne son article payé dans le journal le plus lu par les décideurs européens Politico. Les demandes de l’industriel français font écho à celles du gouvernement français : « Une culture favorisant la collaboration entre le secteur privé et public pour un accès aux données ». Sanofi collabore déjà avec l’Etat français à travers le Health Data Hub, puisque l’entreprise fait partie d’une cinquantaine de projets dans ce cadre.

Il n’est pas étonnant que les entreprises du numérique, à travers Digital Europe, s’intéressent à ces sujets. Mais les informations médicales des particuliers peuvent s’avérer précieuses également pour les assureurs de santé privés, car elles leur permettent d’ajuster les tarifs de manière plus précise. Axa par exemple a été le premier en France à lancer une expérimentation en proposant d’équiper gratuitement 1000 de ses clients de bracelets Withings (qui mesurent le taux d’oxygène dans le sang, le rythme cardiaque ainsi que le nombre de pas) en échange de l’exploitation des données recueillies. Les assureurs peuvent réaliser des profilages de populations et de risques, très utiles pour élaborer des produits financiers (ex : assurance vie, etc.), grâce à nos données de santé, notamment celles de la télésurveillance. Quant aux industries pharmaceutiques, elles pourraient établir avec ces informations des statistiques d’une importance capitale dans le but d’orienter le marketing des médicaments.

Tous ces liens public-privé et le soutien du gouvernement français aux industriels européens comme américains expliquent sans doute les boulevards qu’offrent aux industriels le projet de loi qui doit être présenté par l’UE ce 3 mai. Le futur espace européen des données de santé sera ouvert tant aux acteurs du public que du privé qui souhaitent procéder à de la réutilisation. Cela inclut des activités de développement et d’innovation pour les industries pharmaceutiques et l’entraînement des algorithmes des dispositifs médicaux pour l’industrie numérique. La proposition de loi devra comporter de très solides garde-fous pour pouvoir rassurer les citoyens européens.

Une e-santé qui laisse l’intérêt général de côté ?

Une autre crainte sur l’espace européen de données de santé est qu’il pourrait ouvrir grand la porte d’une privatisation de la santé. En France, déjà, dans le plan de relance français, suite à la crise du Covid, des fonds étaient alloués à des entreprises numériques pour une meilleure « inter-opérabilité » entre le secteur de la santé public et le privé. De plus, le groupe Roche pilote aujourd’hui en France un projet d’expérimentation sur les nouveaux modes de financement des systèmes de santé initié par la loi de finance de la Sécurité Sociale de 2018.

Plus généralement, la responsibilisation individuelle du patient, adossé aux technologies de l’e-santé risque de détruire le principe de la sécurité sociale à la française, en individualisant les risques et en faisant porter le poids de la réduction des coûts sur le malade, ou sur le contractant de polices d’assurance, tout au long de sa vie. L’e-santé, selon son mode d’application, peut donc participer au basculement vers un modèle de type micro-assurantiel , avec certains individus, plus exposés aux risques de santé, qui se verraient offrir des contrats d’assurance plus onéreux et des algorithmes aux biais inévitables, de genre ou ethniques par exemple. Cette personnalisation basée sur les algorithmes et les données de santé risque de neutraliser le principe égalisateur de l’assurance santé universelle, celui où chacun reçoit le même service aujourd’hui, comme demain, après un accident de voiture ou autres accidents de la vie. Ceci n’est pas le modèle défendu aujourd’hui par le gouvernement français et les institutions pour l’e-santé.

Derrière la valorisation des données de santé se posent aussi des questions plus profondes, relatives à l’humain. Les données suivent une logique statistique qui participe à la marginalisation de la relation entre le patient et le médecin, de la compétence d’un médecin à établir un diagnostic et du ressenti du patient quant à son propre état de santé. Le patient n’a plus grand-chose à décrire, le médecin, plus grand-chose à prescrire, dans une médecine algorithmiquement assistée où les seules données de santé auraient une prétention à l’exhaustivité.

Les dirigeants des géants technologiques américains promettent de guérir le cancer par les miracles de l’intelligence artificielle, mais la véritable intelligence n’est-elle pas collective ? La mise en place en France de l’e-santé ne fait guère l’objet d’un débat public et elle s’est faite de façon dépolitisée, avec l’aide de Mc Kinsey et de son étude « E-santé, augmentons-la dose ! ». Imposer une directive européenne sous pression des industriels, en toute discrétion et sans débat démocratique adéquat, ne fait que confirmer le peu d’intérêt de nos dirigeants pour les Français, les Européens et leurs préoccupations légitimes.

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