Le Linky en référé

Vers un retour à l’État de droit

La pose forcée des compteurs communicants au domicile des abonnés, sans prise en considération des situations individuelles, devait inévitablement susciter un contentieux devant le juge des référés, juge de l’urgence et de l’évidence. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Bordeaux contribue ainsi, avec d’autres (CA Grenoble, 10 mars 2020, n°19/03354 ; CA Orléans, 18 nov. 2020, n° 19/02880), au rétablissement des droits des abonnés.

Face à l’inflexibilité du gestionnaire de réseau de distribution (GRD), des électrohypersensibles (EHS) avaient dû saisir le juge des référés bordelais pour obtenir que la SA Enedis soit condamnée à délivrer un courant électrique dépollué des champs électromagnétiques (CEM) supplémentaires générés par le Linky et sa technologie CPL. La cour d’appel de Bordeaux, au terme d’une motivation soignée confirme l’ordonnance du juge des référés et alourdit l’astreinte journalière. Le syndrome d’électrohypersensibilité, reconnu par l’OMS et par l’ANSES, rend

les EHS vulnérables à des niveaux d’exposition ordinairement tolérés.

L’intérêt de l’arrêt rapporté est qu’il vérifie à la fois la condition d’imminence du dommage

pour les EHS et, pour tous les requérants, d’existence d’un trouble manifestement

illicite selon l’article 835 du CPC (CPC art. 809, al. 1 ancien). Ainsi, le déploiement forcé des compteurs communicants est ici considéré sous l’angle de sa licéité. La cour d’appel de Bordeaux délimite clairement les obligations incombant au GRD, avant d’identifier plusieurs violations du droit positif.

Les obligations générales du GRD

– La cour souligne à juste titre que le principe de précaution « créé une obligation pesant sur les autorités publiques à laquelle Enedis ne saurait se soustraire, bien que personne morale de droit privé, dans la mesure où cette société est chargée d’une mission de service public ».

Or le principe de précaution peut être invoqué devant le juge judiciaire, au fond (Cass. 3e civ., 18 mai 2011, n° 10-17.645 : JurisData n° 2011-009087) comme en référé (Cass. 3e civ., 23 oct. 2012, n° 11-23.066, inédit). Si le seuil de scientificité des risques liés à l’exposition aux CEM est franchi (O. Cachard, La preuve des risques associés à l’exposition aux champs électromagnétiques

: JCP G 2017, doctr. 944, Étude), la cour d’appel de Bordeaux a toutefois eu des réticences à caractériser précisément le dommage potentiel. Cela tient à ce que les caractéristiques d’émission du compteur in situ sont mal connues, faute de protocole unifié de mesurage des CEM, ce qui justifie a fortiori l’approche par la précaution.

La cour souligne ensuite que « contrairement à ce qu’affirme la société Enedis, aucun texte légal ou réglementaire, européen ou national n’impose à Enedis société commerciale privée, concessionnaire du service public, d’installer au domicile des particuliers des compteurs Linky, qui entrent certes dans la catégorie des compteurs intelligents ou communicants, c’est-à-dire pouvant être actionnés à distance, mais n’en sont en réalité qu’un modèle ». Autrement dit, le Linky est le résultat d’un choix technico-commercial qui ne saurait être imposé à l’abonné. La cour avait préalablement relevé que les dispositions de la directive 2009/79/CE ne mettent à la charge des abonnés aucune obligation d’accepter son installation. Ce à quoi il faut ajouter que le droit français de l’énergie n’institue aucune servitude de compteur à la charge des abonnés (O. Cachard, L’exposition aux ondes électromagnétiques : LexisNexis, 2020, § 571). Le refus de la pose d’un compteur communicant n’est donc nullement constitutif d’un prétendu délit d’entrave au réseau.

Les obligations spéciales du GRD

– La cour de Bordeaux identifie plusieurs manquements du GRD à des obligations spéciales à l’occasion du déploiement des compteurs et caractérise ainsi des illicéités manifestes.

La première illicéité manifeste résulte de la violation des obligations d’information au titre de l’article L. 111-1 du Code de la consommation par le GRD qui « n’est en mesure de se prévaloir d’aucune prérogative légale ou réglementaire l’autorisant à s’exonérer des obligations résultant des dispositions du droit de la consommation ». Or l’information donnée aux abonnés passait

sous silence la fonctionnalité permettant d’identifier, lors de leur mise sous tension, les différents appareils utilisés par l’abonné.

La seconde illicéité manifeste résulte de la violation du Règlement général sur la protection des données (RGPD) à l’occasion de la collecte et du traitement des données recueillies par le Linky. En effet, alors que les abonnés n’y avaient pas consenti, le GRD communiquait aux fournisseurs d’énergie la courbe de charge sur des « pas de temps » de trente minutes. La violation était manifeste parce qu’elle a été constatée à maintes reprises par l’autorité compétente (CNIL, 31 déc. 2019, délib. MED-2019-035 (EDF) ; 31 déc. 2019, délib. MED-2019-036 (ENGIE) ; 20 janv. 2020, délib. MEDP-2020-001 (EDF) ; 20 janv. 2020, délib. MEDP-2020-002 (ENGIE)).

Au-delà de ces obligations spéciales du GRD, le déploiement du compteur gagnerait aussi à être considéré sous l’angle des droits fondamentaux de l’abonné, en particulier celui de la protection du domicile à laquelle chaque abonné, EHS ou non, peut prétendre.

CA Bordeaux, 17 nov. 2020, n° 19/02419 : JurisData n° 2020-019057

Olivier Cachard, agrégé de droit privé, Institut François Gény, doyen honoraire, avocat à la Cour