La fronde des paysans

Panneaux solaires dans les champs

La multiplication des projets « agrivoltaïques » en France suscite une inquiétude croissante. Des agriculteurs et militants refusent que l’on détourne les terres agricoles pour de l’électricité.

Vous lisez la première partie de notre enquête consacrée à l’agrivoltaïsme.

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« Bientôt, on n’aura plus d’agriculteurs mais des gardiens de parcs photovoltaïques qui enlèveront les mauvaises herbes… » À Mouterre-sur-Blourde, dans les vallons calmes de « la petite Suisse » du sud de la Vienne, la mise en vente d’une ferme de 500 brebis a vite suscité l’appétit des entreprises photovoltaïques, qui démarchent industriels et agriculteurs pour installer des panneaux solaires.

Alertée par un voisin éleveur, Isabelle Moquet, retraitée membre de la toute jeune association Les Prés survoltés a commencé à se renseigner sur ces projets dits « agrivoltaïques ». « Qu’on pose des panneaux sur un hangar, dans une ancienne carrière ou des parkings, très bien. Mais il n’y a aucune urgence à en mettre dans les champs », dit-elle. C’est pourtant bien vers les terres agricoles que se tournent la plupart des énergéticiens.

La rentabilité des projets sur les toitures des particuliers leur apparaît trop faible, et ils jugent trop lourdes les contraintes réglementaires sur les zones artificialisées, souvent polluées ou à l’inverse riches d’une nouvelle biodiversité protégée. Contrairement aux anciennes carrières ou aux friches industrielles, le foncier agricole représente aussi un immense stock de surfaces planes et sans obstacles, une topographie propice au développement de projets sur des dizaines d’hectares, plus rentables.

Alors, pour installer à moindre coût et au plus vite les 100 GW de puissance photovoltaïque d’ici 2050 promis par la programmation pluriannuelle de l’énergie, les terres arables sont l’eldorado des promoteurs et l’agrivoltaïsme leur promesse. Au total, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), en 2022, près de 200 installations photovoltaïques sur terrains agricoles existaient déjà en France. Et près de 1 000 projets seraient en gestation, selon la Fédération française des producteurs agrivoltaïques.

« Agri et voltaïsme, ce sont deux mots qui ne vont pas ensemble »

Le 26 septembre dernier, plus de 200 organisations agricoles, associations écologistes locales, mais aussi des partis politiques et syndicats ont signé ensemble une tribune appelant à une opposition massive à tous les projets en cours de développement « sur des terres agricoles, naturelles ou forestières ». Les signataires dénoncent une pratique relevant « du marketing et visant à légitimer un opportunisme foncier et financier dans un contexte difficile pour le monde paysan ».

Avec Attac et les Amis de la Terre, la Confédération paysanne est en première ligne de cette bataille contre l’agrivoltaïsme. Pour Laurence Marandola, nouvelle porte-parole du syndicat paysan, « agri et voltaïsme, ce sont deux mots qui ne vont pas ensemble. Ce qu’on craint et qu’on observe déjà sur terrain, c’est une concurrence entre les deux activités, la production d’énergie et l’alimentation ». La revendication du syndicat : « Un moratoire sur le PV [photovoltaique] au sol tant que toutes les surfaces en toitures et déjà artificialisées qui peuvent l’être ne sont pas couvertes. Quand on en sera là, on rediscutera des besoins du PV au sol. »

Refus et manifestations

Cette prise de position intervient après une année riche en mobilisations, avec plusieurs temps d’échanges sur le sujet lors du rassemblement des Résistantes dans le Larzac ou des Rencontres paysannes de Bure et la mobilisation de près de 300 manifestants dans le Lot contre le projet de TotalÉnergies d’installer 19 hectares de panneaux photovoltaïques en plein Quercy.

Plus à l’ouest, à Lacour, petit village du Tarn-et-Garonne de moins de 200 habitants, les panneaux solaires du groupe Valeco pourraient bientôt recouvrir 120 hectares de terres agricoles. La perspective alarme certains élus et habitants : en août dernier, une conseillère municipale et trois villageois ont saisi le tribunal administratif de Toulouse pour faire invalider la délibération ouvrant la porte aux développeurs photovoltaïques.

L’agrivoltaïsme inquiète aussi au sein même du monde agricole traditionnel, circonspect devant l’afflux et l’appétit foncier des développeurs de l’énergie solaire. Certaines chambres d’agriculture ont élaboré des chartes pour encadrer les projets, avant même le vote de la loi d’accélération de la production d’énergies renouvelables en février dernier. Un travail qui a permis par exemple aux territoires d’élevage du Massif central de s’opposer à tout projet.

Dans un document voté en 2019, la chambre d’agriculture de l’Aveyron affirmait que tout « projet s’implantant dans les espaces à vocation agricole sera refusé ». Dans ces terroirs où on arrive encore à installer des jeunes agriculteurs, les craintes se portent particulièrement sur la transmission, et la succession après des départs en retraite.

360 000 panneaux solaires ont été installés dans la Meuse pour alimenter le canton en électricité. Un éleveur y a installé ses moutons pour assurer l’entretien de la zone. © Tom Grimbert / Hans Lucas via AFP

Les grandes surfaces de prairies sont particulièrement dans le radar des promoteurs, alors le monde de l’élevage se méfie. « Ce que je ne veux pas, c’est que les brebis servent de prétexte pour mettre des panneaux », explique Mickael Tichit, président de la section ovine de la FDSEA de Lozère, la section départementale du syndicat agricole majoritaire (FNSEA).

Il s’oppose à l’agrivoltaïsme pour, d’une part, le risque de spéculation sur la terre — « pour quelques projets qui vont donner de la valeur à des terres qui n’en ont pas, on va plomber toute la filière » — et pour d’autre part la mise en danger des agriculteurs qui louent des terres — « un propriétaire va forcément se poser la question de ce qui est plus intéressant entre louer à un jeune et avoir le revenu des panneaux ».

Au sein de l’industrie elle-même, certaines voix alertent sur les dérives de l’agrivoltaïsme. « L’État s’est totalement désengagé de la politique énergétique. Il l’a laissée à la logique privée, qui cherche la croissance et la multiplication des projets. Sur dix ou vingt projets, tu en auras un seul qui se réalisera effectivement. Et, au passage, ça crée un désordre territorial énorme, avec un prix des terres dérégulé », explique Alice [*], cheffe de projet renouvelables depuis six ans au sein d’une entreprise de l’énergie.

« Abandonnez cette parcelle »

Pour convaincre les agriculteurs, les chambres d’agriculture et les services de l’État, les développeurs mettent en avant les bénéfices supposés que l’agrivoltaïsme aurait pour l’agriculture. Certes, les panneaux seront installés sur une parcelle agricole mais, juré, ce sera sans gêner la culture et même en lui apportant ombrage et protection contre la grêle, les pics de chaleur ou le gel, avancent-ils.

« En réalité, on n’avait aucun contenu scientifique étayant cette thèse mais seulement quelques rapports produits par les développeurs eux-mêmes, sans données chiffrées précises sur le long terme », dit Guillaume Schmidt, ingénieur qui a travaillé dans un bureau d’études lyonnais entre 2020 et 2022. « Parfois, on disait tout simplement : “Abandonnez cette parcelle où l’on va poser des panneaux. Elle a de mauvais rendements de toute façon, rabattez-vous sur une autre.” »

Guillaume Schmidt a fini par quitter son entreprise, écœuré par le rapport de force entre industriels et agriculteurs, trop défavorable au monde paysan selon lui. « On négocie avec des agriculteurs qui ont beaucoup de mal à vivre de leur activité, ils placent d’immenses espoirs financiers dans les projets agrivoltaïques. »

Une serre agrivoltaïque. Paysans en crise et promoteurs ne négocient pas à égalité, dénoncent Guillaume et Alice. © Anouk Anglade / Reporterre

Pour les industriels, le terrain de négociation est parfait. Impossible ou presque pour un paysan pris à la gorge par les dettes de renoncer à 3 500 euros par an et par hectare en louant ses terres à un développeur, là où un gros industriel ne verra pas le besoin d’installer des panneaux solaires sur le toit de ses usines ou ses parkings pour faire davantage de marges.

Depuis leurs entreprises respectives, Guillaume et Alice ont également observé les jeux d’influence locaux, les tensions et les petits arrangements entre élus, chambres d’agriculture et préfectures autour de l’installation de panneaux photovoltaïques sur des terres agricoles. « Certaines chambres d’agriculture facturaient des études agronomiques pour le compte de développeurs photovoltaïques. Derrière, ce sont ces mêmes instances qui donnent un avis consultatif au préfet sur la pertinence d’installer des panneaux sur telle ou telle exploitation. Il y a un risque évident de conflit d’intérêts », explique Guillaume Schmidt.

Leur utilité reste à prouver

Dans le Massif central, Alice a constaté que face au refus des chambres d’agriculture et d’une partie du monde agricole, la stratégie des promoteurs est l’usure : « Ils parient sur une stratégie de long terme : il y aura un moment où les chambres opposées aux projets agrivoltaïques seront obligées de céder sous pression de l’État », qui a d’importants objectifs de production à atteindre.

L’adhésion de la FNSEA à la coprésidence de France agrivoltaïsme, principal lobby du secteur, et le vote de la loi d’accélération de la production d’énergie renouvelable en février 2023 pourraient justement être le signal tant attendu. Mais encore faudrait-il que ces technologies fassent la preuve de leur utilité pour le monde agricole.

reporterre.net