L’Etat sort l’artillerie lourde contre les « saboteurs » !
Le 11 janvier dernier, un incendie détruisait un émetteur de télédiffusion sur la commune des Cars. L’infrastructure seule était visée : aucun blessé, aucun mort, aucun mouvement de foule ou de panique ne sont à déplorer. L’opération aurait essentiellement privé un peu plus d’un million de personnes de la TNT et de plusieurs stations de Radio-France… pendant quelques jours.
Une enquête a pourtant été ouverte pour terrorisme, aboutissant, le 15 juin, à l’interpellation brutale de six personnes, à l’aube, à leur domicile. Après 72h de garde à vue, une institutrice directrice d’école, une femme artisan-menuisier et un plombier retraité sont finalement mis en examen. Le juge décide de leur accorder la liberté sous contrôle judiciaire, contre le Parquet qui requérait la détention provisoire. Chacune des personnes inculpées présente un casier judiciaire vierge, mais le Parquet s’acharne et fait appel : aujourd’hui encore, deux des six personnes interpellées risquent la prison. Les motifs invoqués semblent cependant sérieux : « destruction et dégradation par moyen dangereux en bande organisée », « association de malfaiteurs » et « destruction de biens de nature à porter atteinte aux intérêts de la nation ». De quoi justifier le recours conjoint au bureau de lutte anti-terroriste de la Gendarmerie Nationale, à une équipe d’enquêteurs spécialisés de la direction territoriale de la Police Judiciaire et à la sous-direction anti-terroriste de la Police Nationale ?
Cet acte est loin d’être isolé. (…)
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Contre les saboteurs, l’État sort l’artillerie lourde
Des peines de prison ferme, des gardes à vue « anti-terroristes » qui peuvent durer 96 heures, la cellule de gendarmerie Oracle spécialement dédiée aux sabotages… Les centaines d’attaques contre les infrastructures de télécommunication opérées ces dernières années donnent des sueurs froides aux autorités. Elles déploient un arsenal répressif pour y faire face. Au sommet de l’État, la menace est prise très au sérieux.
Laurent Nuñez, l’ancien bras droit de Christophe Castaner, devenu coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, en a fait l’une de ses priorités. Dès janvier 2021, il dénonçait « une succession d’actions de basse intensité » et « une montée en gamme de la violence ». Contre ces sabotages, il insistait sur « l’importance d’un échange très étroit entre services de police et de gendarmerie, services de renseignement et services judiciaires ». À plusieurs reprises, les membres du gouvernement ont dénoncé ces attaques « criminelles », qui « coupent les populations de services vitaux ». « Ces actes doivent être punis sévèrement », insistait le secrétaire d’État au numérique Cédric O.
Au total, pas moins de quatorze enquêtes judiciaires ont été menées, aboutissant à une trentaine d’interpellations. Des moyens importants ont été mis en place. Dans le Nord, deux hommes de 21 et 29 ans ont été condamnés respectivement à neuf mois et un an de prison ferme pour avoir incendié une antenne-relais à Douai. À Nancy, un jeune anarchiste a également été condamné à quatre ans de prison, dont la moitié derrière les barreaux, pour l’incendie de deux antennes. Dans le Jura, deux hommes ont aussi été condamnés à trois et quatre ans de prison ferme.
Les peines sont lourdes, mais la plupart des affaires de sabotages restent encore irrésolues et leurs auteurs courent toujours. Pour y mettre un coup d’arrêt définitif, les autorités ont donc décidé de passer à la vitesse supérieure.
Des suspects surveillés
Depuis le mois de mars, une convention nationale a été signée entre l’État, les opérateurs et les forces de l’ordre afin de lutter contre « les actes de malveillance sur les réseaux de télécommunication ». La convention prévoit d’améliorer les échanges d’informations et de faciliter le dépôt de plainte. « L’enjeu est de pouvoir travailler en amont pour prévenir les actes de vandalisme et en aval pour relever les preuves afin de pouvoir rétablir rapidement le service », explique à Reporterre Michel Combot, directeur général de la Fédération française des télécoms.
Pour l’instant, une dizaine de départements ont mis en place cette convention (Oise, Morbihan, Meuse, Hautes-Alpes, Eure, Vaucluse, Drôme, Ille-et-Vilaine, Ardèche). Concrètement, elle prévoit d’améliorer la sûreté des installations les plus sensibles en durcissant leur accessibilité et en installant par exemple des systèmes de vidéoprotection et de Lapi (lecture automatisée des plaques d’immatriculation). Des patrouilles plus fréquentes de gendarmes sont également attendues. Mais la tâche paraît démesurée au regard du nombre et de la dispersion des antennes-relais.
Du côté des opérateurs de téléphonie, l’inquiétude gagne. La direction d’Orange est allée jusqu’à traquer les membres d’un groupe intranet baptisé « Je suis vert », qui avaient eu des débats internes sur les avantages et les inconvénients de la 5G. Des investigations ont été menées afin de savoir si les membres de ce groupe auraient pu avoir des liens avec les saboteurs. « Ils ont malmené nos adhérents pour savoir s’ils étaient connectés à des personnes prises en flagrant délit ou soupçonnées d’avoir détruit des infrastructures 5G », assure Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC d’Orange.
Les autorités misent donc, en priorité, sur la surveillance. Une nouvelle cellule d’enquête spécialisée de la gendarmerie a été créée — la cellule Oracle —, qui vise à prévenir les dégradations contre ces infrastructures. Peu de données circulent publiquement à propos de cette cellule, de ses financements et de ses moyens humains, mais en octobre 2020, Christian Rodriguez, le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), a tout de même vanté son bilan auprès des députés. Il l’a comparé à la cellule Déméter, qui surveille les opposants à l’agriculture industrielle. Sollicitée à plusieurs reprises sur ce sujet reconnu comme « sensible », la gendarmerie n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Caméras, téléphones sur écoute, traceurs GPS…
Des articles de presse relatent toutefois déjà les premiers succès de cette cellule. À plusieurs reprises, ses membres ont pu retrouver l’ADN de certains saboteurs, des gendarmes ont également mis sous écoute de nombreux suspects.
À Besançon, dans l’affaire de Boris — un jeune homme se déclarant anarchiste et ayant incendié deux antennes-relais sur le mont Poupet —, les gendarmes auraient placé des caméras de surveillance devant son domicile et des GPS sous les voitures de ses proches. Ils auraient également pris en filature plusieurs personnes au cours de l’été 2020. Une fois Boris condamné, les militaires auraient même convoqué certains de ses amis à la gendarmerie pour récupérer les balises GPS accrochées sous leur voiture. Dans une lettre, Boris est revenu en détail sur ces éléments de l’enquête et explique les raisons politiques qui l’ont mené au sabotage. Deux mois plus tard, suite à un incendie dans sa cellule, le jeune anarchiste a été gravement brûlé et placé en coma artificiel, sous soin intensif. Il vient à peine d’en sortir, en octobre.
En Haute-Vienne, suite à la dégradation de l’antenne des Cars, les autorités ont aussi mis en place des moyens très importants. Des écoutes téléphoniques ont touché de nombreuses personnes de réseaux militants sur le plateau des Millevaches. Le 15 juin 2021, quatorze personnes ont été interrogées et perquisitionnées, six d’entre elles ont été placées en garde à vue. Certaines sont poursuivies pour destruction par l’effet d’une substance d’explosive d’un engin dangereux en bande organisée, destruction qui est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et association de malfaiteurs. Les gendarmes sont remontés jusqu’à eux en écoutant les réunions d’un groupement forestier auquel les suspects participaient. Cette association rachète des parcelles de forêts pour les gérer hors des pratiques agro-industrielles. D’autres associations, comme le groupe de réflexion Gramsci à Limoges ou encore une chorale militante, ont été particulièrement surveillées.
Vers des peines plus lourdes ?
Pour mener les interpellations, les autorités ont mobilisé la sous-direction antiterroriste de la police nationale qui s’était déjà illustrée en Haute-Vienne lors de l’affaire Tarnac. Cette référence au terrorisme n’est pas nouvelle. Depuis plusieurs mois, élus, politiques et magistrats tentent de faire le parallèle entre ces actions et « des attentats terroristes ». À chaque sabotage, le procureur de Grenoble, Éric Vaillant, tente de saisir le parquet antiterroriste de Paris. « L’article 421-1 du Code pénal qualifie de terroristes certaines infractions commises dans le but de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. J’estime que cela a pu concerner les dégradations d’antennes-relais », déclare-t-il à Reporterre. Pour l’instant, le parquet antiterroriste de Paris a décliné ses demandes. Au grand regret du procureur : « Il y a une augmentation permanente du nombre de faits attribués à la mouvance d’ultra gauche, il y a un mouvement national et il y a beaucoup de faits sur le ressort de Grenoble : cela justifierait cette qualification terroriste », affirme-t-il.
À défaut, des parlementaires envisagent de durcir les peines de prison pour mettre un coup d’arrêt définitif à ces sabotages. Actuellement, la dégradation d’une infrastructure de télécommunication est sanctionnée de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende [1]. Des sanctions sont également prévues par le Code des postes et des communications électroniques (CPCE) : 1 500 euros pour dégradation du réseau (article 65), ainsi que deux ans de prison et 3 750 euros d’amende en cas d’interruption volontaire des communications électroniques (article 66).
Une proposition de loi du groupe Les Républicains (LR) a été déposée en juin 2020 pour introduire une circonstance aggravante au délit de vandalisme, en portant à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende les sanctions encourues. Un sénateur, Patrick Chaize (LR), est particulièrement engagé dans cette bataille. Il est aussi le président de l’Avicca (Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel). Il a déposé un amendement au texte de la loi sécuritaire du gouvernement qui a été déclaré irrecevable.
« La faiblesse des peines encourues et de leur aménagement ne sont pas dissuasives et donc pas de nature à freiner les appels à la désobéissance civile sur les nouvelles implantations d’antennes, explique-t-il à Reporterre. Quand il y a des actes de vandalisme en dehors du droit et de la loi, il me semble normal qu’on les punisse lourdement pour dissuader. Cela me met hors de moi que le monde économique et les administrés qui n’ont rien demandé soient pris en otage par une action individuelle qui n’a pas de sens. »
Le complotisme, pour discréditer les saboteurs
La référence à l’irrationalité de ces gestes est d’ailleurs très courante. Les médias mainstream et les autorités s’engouffrent allégrement dans la piste du complotisme pour dépolitiser les raisons qui poussent des dizaines de personnes à s’attaquer aux antennes-relais. C’est un autre aspect de la répression en cours, tout est fait pour isoler et discréditer ces luttes contre la numérisation du monde.
Certains profils de saboteurs ne leur donnent pas tout à fait tort : en septembre dernier, deux moines intégristes ont été arrêtés ; à Paris un illuminé a aussi été interpellé après avoir saboté vingt-six antennes sur les toits de la capitale. Mais ces individus ne peuvent résumer à eux seuls la dynamique en cours. De nombreux sabotages sont revendiqués et réfléchis politiquement comme en témoignent plusieurs textes ici ou là.
« Nous ne sommes ni des ignares ni des enfants à rééduquer »
Taxer de complotistes ses opposants est une manœuvre de communication qui permet « d’isoler l’ennemi en révolte et de dépolitiser sa lutte », estiment certains militants proches des saboteurs. « Nous ne sommes ni des ignares ni des enfants à rééduquer. Nous ne sommes pas des bouseux opposés aux lumières de nos chefs d’État, nous incarnons un pôle antagoniste aux intérêts marchands, que l’autre camp n’aura de cesse de vouloir discréditer », écrivent-ils.
Pour l’historien des sciences François Jarrige, l’utilisation du concept de complotisme sert « à faire disparaître une certaine parole populaire » : « Avant c’était plus simple, le pouvoir pouvait dénoncer l’ignorance crasse du peuple qui n’avait pas compris le sens du progrès. Aujourd’hui, on n’ose plus le dire aussi frontalement, on exprime cette idée de manière plus métaphorique, plus subtile », précise-t-il à Reporterre.
En creux, c’est le débat public qui est empêché, toute marque de soutien à l’action directe devant être poursuivie afin d’invisibiliser ces actes de sabotage. Plusieurs médias indépendants en ont fait les frais. Reporterre le racontait en mars avec l’affaire Ricochets. Ce média local passera le 25 janvier prochain au tribunal pour « apologie publique de crime ou délit ». Il avait publié un texte en solidarité avec les incendiaires d’un poste répartiteur d’Orange en périphérie de Crest, dans la Drôme. « Les auteurs du texte évoquaient les conséquences écologiques de l’économie numérique, raconte un administrateur du site. Ils parlaient des manières d’y faire face, dans une époque où nous sommes tous confinés et où l’État et les industriels avancent à marche forcée. À Ricochets, nous pensions que cet article ouvrait une discussion légitime. »
Une élue d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Sylvie Bonaldi, a aussi fait l’expérience de cette omerta. En septembre 2020, elle avait déclaré à la presse approuver l’incendie de l’antenne-relais 5G de Contes, à proximité de Nice. Le soir même, face à la pression, Sylvie Bonaldi avait dû revenir sur ses propos et s’était déclarée contre toute forme de violence. « C’est une forme d’autocensure, reconnaît-elle aujourd’hui à Reporterre. Je voulais éviter que la polémique enfle et me retrouver ainsi sous le coup de poursuites judiciaires. L’absence de débat instaure un régime de contrôle de la parole, c’est très difficile de sortir de la doxa. » Elle nous confie cependant continuer à approuver à 100 % ces sabotages, sans pouvoir le dire partout « sous peine d’être calomniée ».
Malgré la répression juridique, le dénigrement politique et médiatique, les sabotages se poursuivent. Sur notre carte des sabotages en France, nous en avons recensé neuf en novembre dernier. Cela n’étonne pas l’historien François Jarrige : « Les enjeux climatiques et écologiques vont aider à repolitiser ces infrastructures techniques, qui depuis deux siècles, à l’ère du capitalisme industriel, n’ont cessé d’être dépolitisées. »
https://reporterre.net/Contre-les-saboteurs-l-Etat-sort-l