De la télévision aux smartphones
60 ans pour éteindre les dernières fibres de notre humanité.
Selon Hannah Arendt l’impérialisme européen, ce que l’on nomme aujourd’hui le colonialisme, est la conséquence de la volonté d’expansion économique de la bourgeoisie occidentale. La croissance de leurs profits avait alors besoin de nouveaux territoires et d’une « ressource humaine » alors plus accessible et plus facile à dompter. Nous étions en 1880, et les richesses ainsi que la force de travail non européennes allaient permettre la mise en place de la consommation de masse, puis du confort moderne. Pur produit du système technicien industriel, la télévision, comme l’automobile avant elle, fut d’abord destinée à l’usage unique de la bourgeoisie, tel un signe ostentatoire de richesse. Mais les possibilités d’aliénation offerte par la société marchande commençaient à poindre sans les esprits des grands industriels. C’est ainsi qu’après avoir été commercialisé en France au début ces années mil neuf cent cinquante, le téléviseur, premier écran personnel, se répandit dans tous les foyers au cours de la décennie suivante.
Comme la tour Eiffel, consacrée à l’exposition universelle de 1889 à Paris, la télévision fut présentée comme une professe technique extraordinaire, fruit de la recherche scientifique occidentale. Mais si les gouvernements mirent en avant le génie créatif humain, jamais ils n’évoquèrent tes sommes colossales qui furent nécessaires à la conception, et plus encore, au déploiement de cette nouvelle invention, dont ils perçurent rapidement tous les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer en ternies de propagande, de contrôle social et de lobotomie (1). C’est exactement la même rengaine avec le smartphone et la vie connectée à l’Internet. Des sommes extravagantes ont été dépensées et vont continuer à l’être pour atteindre la « plénitude » d’une vie sans contact rivée à un petit écran et entièrement sous contrôle. Le petit écran fut précisément, en référence au grand écran qu’était le cinéma, le nom en son temps de la télévision. Elle devient obsolète désormais, mais elle fut un élément essentiel dans la destruction concomitante du lien social, du discernement et de la vitalité humaine. Le smartphone, soixante années après l’avènement du téléviseur, vient parachever la mise en place d’une société de l’absence et du vide.
Comme pour la télévision, le couple fascination-addiction est merveilleusement mis en scène par les industriels et les États, qui jouent une partition bien rodée. L’addiction des enfants aux écrans n’est que la conséquence de celle des adultes, et celle-ci est arrivée à un point nommé pour combler le vide abyssal de nos existences. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le confort moderne, imposé notamment par la publicité et la pression des États, a grandement participé à vider les humains d’eux-mêmes. Cette grande dépossession s’est imposée lentement, subrepticement, en supprimant, au fil du temps, tous les éléments de notre condition humaine et de notre autonomie : le goût de l’effort, le travail manuel, le lien avec la terre, l’imprévu, la fraternité, la poésie, l’artisanat, l’expérience ressentie, la création, l’imagination, la pensée autonome, la mémoire, l’ennui, la vie sociale, etc.
Une bonne illustration de cette addiction-fascination de notre temps est l’aberration qui peut surgir dans les propos des professionnels de santé qui en parlent. S’ils dénoncent à juste titre, les effets délétères très graves qu’ils constatent chez leurs jeunes patients, ils peuvent avec une certaine assurance, poursuivre leur propos ainsi :
« Il est indéniable que les objets numériques nous rendent de grands services. S’il nous semble aujourd’hui impossible de nous passer de moteur de recherche ou de GPS […] Depuis 2013, le téléchargement par la 4G a amélioré la qualité et l’offre de contenus disponibles sur smartphones, rendant ainsi le monde accessible du bout du doigt » (2). Ici nous mesurons l’étendue du désastre. Leur addiction-fascination leur a fait perdre le sens du discernement et atteste qu’ils vivent complètement hors sol. En effet, écrire qu’un écran « vous rend le monde accessible » est extrêmement révélateur de cette perte irrémédiable de toute sensibilité humaine et de la réalité de l’ancrage de notre vie dans un espace et un temps donné.
La démesure industrielle et technologique de la machinerie connectée, nécessitant la dévastation de la planète et le sacrifice d’une majorité d’humains, est bien cachée et s’efface, de toute façon, devant l’obligation désormais faite de se plier au nouvel ordre numérique. L’expansion illimitée étant toujours le seul horizon de notre monde capitaliste, comme au tournant du XXe siècle, la colonisation a besoin de nouveaux « territoires » à explorer. Puisque la planète n’est pas extensible, ce sont nos corps et nos vies sociale, professionnelle et intime qui sont devenus le nouvel eldorado des multinationales. La violence physique, psychique et financière avec laquelle l’État impose l’état d’urgence sanitaire, qui est aussi l’état d’urgence de la numérisation de nos vies, témoigne du peu de considération apportée en réalité à l’ensemble des populations, à l’inverse des discours que tiennent les dirigeants. Au regard de la soumission volontaire et heureuse (3) qui a atteint l’immense majorité d’entre nous, cela semble démesuré. Mais qu’à cela ne tienne, il est toujours bon d’imposer la terreur afin de régner par la peur et de décourager ainsi les éventuelles velléités de contestation.
Le système technicien, décrit par Jacques Ellul dès 1954 (4), est arrivé à maturité. Ce sont les inventions commercialisées par les industriels qui préfigurent les orientations politiques. Ainsi, en Corée du Sud, le président a déclaré faire de « la société sans contact l’objectif de son plan de relance de 76 trillions de wons [Ndlr: 56 milliards €] avec force drones, véhicules autonomes, robots serveurs dans les restaurants et les hôtels, etc. » (5). Or la grande réussite du capitalisme mondialisé, en plus de l’expropriation des humains d’eux-mêmes évoquée précédemment, est d’avoir inculqué le culte de la personnalité à ses sujets. De nous faire croire que le choix du personnel politique, lors des mascarades électorales, avait une influence déterminante sur le cours des choses. Alors nous pestons contre Trump, Macron, Castex ou avant eux Bush, Sarkozy, Hollande… mais ce ne sont pas eux qui décident. Ils ne font qu’accompagner fidèlement la croissance économique basée sur le système technicien industriel. Ainsi ce que met en place la Corée du Sud est exactement ce qui nous arrive et ce qui est déjà bien entamé en Chine, aux États-Unis ou en Israël. Le camouflage démocratique, avec sa cour des comptes, son conseil constitutionnel et ses multiples commissions d’éthique, part en éclat et laisse apparaître sous le vernis un totalitarisme en version numérique qui n’a pas besoin d’une armée qui défile à travers le pays pour s’imposer. Mais il utilise encore certaines méthodes du passé.
« La bureaucratie totalitaire, forte de sa compréhension du pouvoir absolu, a fait intrusion chez l’individu privé et dans sa vie intérieure avec une égale brutalité. Cette efficacité radicale a eu pour résultat de tuer la spontanéité intime du peuple soumis à son joug et de tuer en même temps les activités sociales et politiques de ce peuple… » (6).
Hervé Krief, jour 303 de l’an 01 du confinement
(Dossier Kairos février 2021)
https://www.kairospresse.be
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1. Je fais référence à l’ouvrage de Michel Desmurget TV lobotomie (Max Milo, 2011). Si le constat me semble excellent, les références omniprésentes à la science et aux études d’experts apportent la preuve que l’auteur est bien un de ces scientifiques du désastre qu’il décrit.
2. Carole Vanhoutte, orthophoniste, « Le conditionnement numérique des jeunes enfants », in Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige (dir.), Critiques de l’école numérique, l’Échappée, 2019.
3. Internet ou le retour à la bougie, Écosociété, 2020.
4. Cf. un des trois livres de Jacques Ellul sur la technique : La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977), Le bluff technologique (1988).
5. Cf. L’écologiste, n° 57, décembre 2020.
6. Cf. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Gallimard, 1958/2002.