La marchandisation de la vie

Interview d’Eric Sadin

Quel modèle de société préfigure le déploiement de la 5G actuellement défendu par le gouvernement?
Ce modèle de société est à l’œuvre depuis longtemps. Nous en atteignons juste un nouveau seuil, du fait d’une plus grande rapidité des connexions permise par la 5G. Les gens, du reste, auraient pu aussi bien se mobiliser contre la 3G ou la 4G, car cela signifiait, à chaque fois, une augmentation du rayonnement électromagnétique. Un sursaut a lieu maintenant, au début de ces années 2020. Elles constituent donc un marqueur temporel d’une prise de conscience partielle des excès et des dérives d’une industrie numérique qui ne cesse de s’immiscer dans nos existences individuelles et collectives. Cela s’inscrit dans une histoire qui est déjà à l’œuvre depuis une quinzaine d’années : celle de l’extension des services via des systèmes numériques. Et l’histoire de ce que j’ai nommé la « marchandisation intégrale de la vie », c’est-à-dire l’émergence d’applications destinées à nous offrir des services devant satisfaire tous nos désirs, à tout instant de notre quotidien. Cela s’inscrit aussi dans une volonté d’hyperoptimisation de la société où, de plus en plus, aux fins de vouloir éviter la moindre anomalie ou défaillance, quantité d’actions sont gérées par des systèmes numériques. Que, dans tous les secteurs de la vie, l’hyperoptimisation ne cesse de prévaloir, constitue le modèle d’une organisation algorithmique et d’une marchandisation intégrale de la vie. La 5G n’instaure pas ce modèle, elle le consolide, et n’est que la partie visible de l’iceberg.

Rapidité, ultraconnectivité, réactivité en temps réel. Cette avancée technologique permettra l’accélération de la collecte de données, la montée en puissance de l’intelligence artificielle… Qu’est-ce qui se joue? Avec quels risques?
Ce qui se joue, c’est que, de plus en plus, des systèmes orientent l’action humaine en vue de signaler, en continu, des services et produits adaptés individuellement à chacun d’entre nous. Or, cela a un impact sur l’autonomie de notre jugement, sur notre faculté à pouvoir décider, librement et en conscience, de nos actions. Et ce, sans recevoir continuellement des notifications sur telle chose à acheter, tel restaurant à fréquenter, tel chemin à emprunter. C’est une pression incessante, imposée par un nouveau modèle économique qui affine de plus en plus la connaissance de nos comportements et qui entend continuellement orienter le cours de notre quotidien. C’est le cas de l’intelligence artificielle, par exemple avec les enceintes connectées qui nous disent les bonnes actions à entreprendre, acheter tel produit, écouter telle musique… Certes, on ne cesse de s’inquiéter de la protection de sa vie privée, du traitement des données personnelles et des risques d’atteinte à la liberté. Cependant, nous devrions tout autant nous soucier du modèle de société qui est en jeu. Celui où l’action humaine – individuelle et collective – est appelée à subir une pression constante opérée par des systèmes numériques toujours plus sophistiqués.

Vous dites que l’extension de capteurs tous azimuts, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de la troisième décennie de notre siècle. Comment évolueraient le monde du travail et l’action syndicale dans votre projection?
Ce ne serait rien moins que l’usine 4.0, entièrement pilotée par des données. Jusqu’ici, les lieux de travail étaient considérés comme des collectifs humains œuvrant en vue d’un même objectif et décidant, dans la pluralité et la contradiction, de modes d’organisation. Là, c’est une rupture. Cette usine 4.0 nouvelle génération repose sur deux principes technologiques majeurs : d’une part, l’extension des capteurs sur toutes les chaînes de conception et de production, et, d’autre part, des systèmes d’intelligence artificielle qui permettent une visibilité en temps réel de toutes les chaînes (conception, production, logistique, satisfaction client). De surcroît, il y a des systèmes capables, non seulement d’analyser le fonctionnement en temps réel de tout ce qui est mis en œuvre, mais aussi de dicter en retour les actions à entreprendre. C’est le cas, par exemple, des préparateurs d’Amazon ou d’autres entrepôts, qui reçoivent des signaux sur leur casque en fonction de leur localisation, des besoins, des commandes et des lieux où se trouvent les produits. Il y a là une sorte de robotisation de l’action humaine en entreprise… jusqu’au moment où ce seront des robots métalliques qui s’y substitueront. Pourquoi pas, me direz-vous, si c’est pour réduire la pénibilité ? Bien sûr, et de ce point de vue-là, tant mieux ! Mais le problème vient des modes de management que cela induit. C’est-à-dire que des personnes décident des cadences et des modalités d’organisation que d’autres personnes subissent sans avoir le droit à la parole, parce qu’elles les subissent de façon automatisée. Allez donc vous opposer à des équations algorithmiques qui assignent vos tâches, votre cadence, etc. Pis, d’autres métiers à haute compétence cognitive sont également appelés à être remplacés – ou en tout cas encadrés – par l’intelligence artificielle. Ce sera par exemple le cas des recruteurs, des avocats, des comptables, des radiologues… ce qui entraînera au passage la destruction d’une masse importante de compétences ayant pourtant nécessité de nombreuses années d’études.

Quel serait le rôle de l’action syndicale?
En mettant en avant une certaine atténuation de la pénibilité, la doxa du progrès technologique a berné les syndicats. Ceux-ci n’ont pas suffisamment pris en compte les nouvelles modalités automatisées de management et d’encadrement de l’action humaine, non plus que leurs incidences. C’est pourtant fondamental, car cela pose la question de l’apport singulier et subjectif de chaque être au sein d’un collectif. Or, ces systèmes ont contribué, parfois de façon insidieuse, à une surhomogénéisation des pratiques de travail, à une réduction des actions à l’obtention de résultats automatisés qui doivent être produits continuellement. La robotisation des modes d’organisation en entreprise suppose une équivalence indifférenciée de tous les salariés, et presque une négation de l’apport subjectif et singulier de chacun. Toutes les actions doivent s’adosser à des résultats prédéfinis. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté, pour la singularité, pour la créativité de chacun. Le travail ne serait donc que la réalisation d’opérations entièrement prédéfinies ? Ce sujet est éthique et philosophique. D’où le besoin de témoignages, de contre-expertises, d’évaluations et d’études pour nourrir des mobilisations en vue de s’opposer à ce mouvement puissant qui s’est déployé. L’action syndicale a une mission historique de bataille pour l’amélioration des salaires, certes, mais l’évolution ultrasophistiquée des modes de travail me semble devoir – et ô combien – constituer un motif central de mobilisation.

Les risques sanitaires et écologiques du très haut débit de cinquième génération suscitent également le débat. Quels seraient-ils, selon vous?
Il est difficile de se prononcer, pour l’instant, sur les études produites sur la 5G, souvent contradictoires et fort complexes. Il y a évidemment besoin de la plus grande transparence de la part de la puissance publique sur les risques sanitaires, mais aussi écologiques, générés par les ondes électromagnétiques et l’utilisation des serveurs. Mais au-delà de ça, l’heure est venue de ne pas nous contenter de seulement dénoncer la 5G et l’industrie du numérique. Il convient autant, maintenant, d’en analyser nos usages et d’être assez cohérents pour décider, individuellement et collectivement, de nous défaire de certains d’entre eux, quand bien même ils ne cessent de nous procurer un confort prétendu. Car, à vrai dire, la conscience ne se divise pas.

Éric Sadin, philosophe et écrivain, est l’auteur de L’Ère de l’individu tyran, la fin d’un monde commun. Un ouvrage, publié en octobre (Éd. Grasset, 352 p., 20,90 €), chroniqué à sa sortie sur le site :

www.nvo.fr/la-tyrannie-de-la-multitude

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Les réseaux sociaux : la tyrannie de la multitude

Les réseaux sociaux sont omniprésents dans nos vies. Pour le meilleur et le pire. Le philosophe Éric Sadin nous prévient : la démocratie est en danger.

Et si la France, comme un certain nombre d’autres pays d’ailleurs, était en train de basculer lentement, insidieusement vers la dictature ? Pas celle placée sous la domination autoritaire d’un parti unique, d’une idéologie totalitaire, non, celle d’une multitude d’individus. Lesquels, à l’insu de leur plein gré pourrait-on dire, se voient désormais dotés de pouvoirs nouveaux, quasi démesurés avec l’avènement des nouvelles technologies depuis la fin du siècle dernier. C’est en tout cas l’hypothèse défendue, brillamment, par Éric Sadin, philosophe de son état, mais surtout observateur attentif du monde numérique et de ses conséquences politiques, sociales, voire civilisationnelles.

Le temps est en effet loin où Internet promettait un accès pratiquement illimité, et gratuit, à tous les savoirs. Dans cet espace virtuel à priori infini se sont en effet vite engouffrés toutes sortes de sites ou d’officines dont les informations mises en ligne servaient, servent à diffuser, à relayer toutes sortes de thèses ou de positions plus ou moins douteuses, complotistes, sectaires, communautaires, relativistes ou propagandistes.

Participant ainsi, au milieu de cette avalanche d’infos pas toujours vérifiées ni vérifiables, on parle alors d’infox ou de fake news voire de post-vérité, à la montée d’une méfiance, d’une défiance généralisée à l’égard du pouvoir en place. Tâche d’autant plus facile que les promesses de bien-être, d’amélioration des conditions de vie annoncées par les politiques libérales dominantes mises en œuvre depuis plusieurs décennies se sont, au contraire, transformées en augmentation des inégalités, en paupérisation croissante des individus. À la quasi-rupture du pacte social unissant les citoyens.

De quoi entretenir une colère et une frustration qui, avec l’apparition des réseaux sociaux et la mise à disposition de tout un chacun d’un nouvel espace de visibilité et d’expression, en direct, ont vite déferlé sur cet exutoire numérique. Pour le meilleur et, le plus souvent, pour le pire, comme l’a tragiquement montré l’actualité récente. Chacun trouvant là, bien calé dans son fauteuil et souvent dans l’anonymat, la possibilité de s’épancher sur son sort et ses revendications. Et se remonter le moral à coups de « Like » et de « Partage » générés par ses posts ou ses blogs, ses photos et vidéos ou ses commentaires en 280 signes.

«L’inflation de l’égo»

« L’inflation de l’égo », le narcissisme qui en résultent enferment alors l’individu dans une bulle autour de laquelle l’autre, quel qu’il soit, est considéré comme un ennemi dès lors qu’il pense différemment. Affirmant ainsi une primauté d’affiliations plus ou moins claniques, au sens très large du terme, au détriment d’une adhésion à un ordre général désormais puissamment rejeté — un comble pour des réseaux qui se prétendent « sociaux ». Ouvrant, sans qu’aucun processus démocratique n’ait été engagé, à une sorte d’« ingouvernabilité » de l’État. Chacune de ses décisions étant désormais passées à la moulinette d’une grille de lecture portée par cette représentation boursoufflée de soi.

Reste, dit l’auteur, que cette jouissance toujours accrue de pseudo indépendance ne peut que conduire à terme à une « dé-liaison » permanente entre les personnes. Et, de là, saper les bases de ce qui fait sens « commun », ce qui fait société, pour aboutir à des multitudes de revendications individuelles capables de se transformer, par viralité, en tyrannie du plus grand nombre. CQFD. Une réflexion qui tombe à point nommé.

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L’ère de l’individu tyran

Protestations, manifestations, émeutes, grèves  ; crispation, défiance, dénonciations : depuis quelques années, la colère monte, les peuples ne cessent de rejeter l’autorité et paraissent de moins en moins gouvernables. Jamais le climat n’a été si tendu, laissant nombre de commentateurs dans la sidération. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quels éléments et circonstances ont fait naitre et entendre une telle rage, démultipliée sur les réseaux sociaux  ?
Les raisons de la révolte sont connues et liées aux dérives du libéralisme élu comme seul modèle politique (aggravations des inégalités, dégradations des conditions de travail, recul des services publics, mises à jour de scandales politiques…). Mais la violence avec laquelle elle se manifeste à présent est inédite car exprimée par un sujet nouveau  : l’individu tyran. Né avec les progrès technologiques récents, l’apparition d’internet, du smartphone et les bouleversements induits par la révolution numérique (applications donnant le sentiment que le monde est à nos pieds, réseaux sociaux où ma parole vaut celle de tous, mon image magnifiée…), c’est un être ultra connecté, replié sur sa subjectivité, conforté dans l’idée qu’il est le centre du monde, qu’il peut tout savoir, tout faire, et voyant dans l’outillage technologique moderne l’arme qui lui permettra de peser sur le cours des choses. C’est le I de Iphone, le You de Youtube. Jamais combinaison n’aura été plus explosive : les crises économiques renforcent l’impression d’être dépossédé, la technologie celle d’être tout-puissant. L’écart entre les deux ne cesse de se creuser et devient de plus en plus intolérable. Les conséquences sont délétères : délitement du lien social, de la confiance, du politique ; montée du communautarisme, du complotisme, de la violence… Plane la menace d’un « totalitarisme de la multitude ».
Dans cet essai brillant, mené tambour battant, Eric Sadin livre une analyse neuve et tragiquement juste de l’effondrement de notre monde commun à travers une mise en perspective historique, politique, sociale, économique et technique unique. Mais il le fait pour mieux repenser les termes d’un contrat social capable de nous tenir, à nouveau, ensemble.