Texte écrit par Frédéric Wolff en 2016 pour une personne qui ressentait beaucoup plus les champs électromagnétiques…
Elle dit : Partout, ça brûle, dehors, dedans, la maison prend feu de toutes parts, celle de la terre, celle de mon corps, mais le monde regarde ailleurs, pire que ça, il souffle, il attise, il fait grandir les flammes.
« Il n’est de repos nulle part
[…] On perd le goût de la douceur terrestre »1
Aussi loin que possible, elle porte la parole, n’en finit pas de dire malgré la brûlure. Mais comment faire autrement ? Comment retenir ce qui jaillit et qu’espérer sinon ?
« Peut-être nous reste-t-il un arbre sur une pente
Le revoir chaque jour
Il nous reste la rue d’hier et la fidélité d’une habitude » 1
Elle dit : Vivre emmurée, interdite de séjour dans ma propre vie, ce n’est pas vivre. Je cherche la clé, celle qui sera ma délivrance. J’espère l’éclat des jours ordinaires, la flamme de l’aube où tout commence. J’espère l’étonnement de vivre. Par moments, je les trouve, de plus en plus, me semble-t-il. C’est donc que c’est possible, n’est-ce pas ?
Sur son front, je pose ma main et ma main lui dit : Oui, c’est possible et mieux que ça. Par moments, le souffle est là, plus fort que tout. Parfois, il retombe, je ressens l’incendie, jusque dans mon bras, mon épaule. Mille aiguilles me traversent de l’intérieur, mille braises ardentes et je sais. Je sais qu’elle dit vrai. Nous sommes de la même espèce, celle des vivants qui se sont reconnus. Elle n’est pas folle, ô non, ni phobique d’aucune sorte. Je sais que je l’ai toujours su avant même de la savoir, comme on connait un être avant de l’avoir rencontré. Je sais que sa douleur, un jour, sera la mienne, la nôtre, si rien ne change, elle l’est déjà si nous prenons la peine d’écouter, de voir.
Elle dit : Vivre en incandescence, je ne peux plus. J’avance sur un fil, de tous les côtés, je tremble, regarde comme je tremble. Le vent me nargue, le plus infime est pour moi une tornade. Tout peut basculer d’une seconde à l’autre. Est-ce que des bras ouverts me retiendront si je tombe ? Est-ce qu’un ange-gardien sera là pour veiller sur mes jours ?
« Qui donc dans les ordres des anges M’entendrait si je criais ? »1
Elle me dit tout cela sans un mot, juste par le mystère des choses que l’on perçoit sans qu’elles soient dites. Je vois les traits de son visage, la lumière de ses yeux, j’entends le timbre de sa voix, et je n’en reviens pas de leurs métamorphoses, selon la douleur, l’épuisement ou la quiétude en elle.
« Notre vie s’use en transfigurations
Et de plus en plus mince le dehors disparaît » 1
Des larmes tombent sur ses joues et je me dis : Comme il en faudrait des pleurs pour éteindre le feu. A mon tour, ça brûle dans mes yeux. Pour une larme versée, combien de foyers allumés partout sur la terre ? Mille ? Cent mille ? Comment savoir ?
Verser sa goutte d’eau, comme le propose la légende, bien sûr. Mais les pyromanes de nos vies, qui va les arrêter ? Comment ? Et quels espoirs fonder s’ils continuent d’allumer des brasiers sans répit ?
Nommer ? Oui, nommer. Remonter à la source, à la racine de la disgrâce. Si nous perdons cette exigence, nous perdons tout. Ne pas cesser de dire, d’écrire. Au commencement, sera le verbe. Qui vivra verra. Et dira. Qui dira vivra.
Je suis là, près d’elle. Je n’ai pas d’arme à opposer au monde, encore moins le don des miracles. Je ne dispose que des mots ordinaires et des silences pour écouter ce qu’elle me dit, pour ressentir un tant soit peu, pour comprendre.
Est-ce que les larmes, est-ce que les mots peuvent éteindre le feu ? Et la brûlure d’aimer, est-ce qu’elle peut vaincre la brûlure d’irradier, d’empoisonner ? Des bras qui se font une étreinte ont-ils le pouvoir de nous protéger de l’incendie ?
Je crois que oui. Etreindre, éteindre, les deux verbes sont trop proches pour ne pas avoir partie liée. Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais, il n’y a pas d’autre urgence que l’attention d’aimer. Plus de deux mille ans ont passé depuis ce grand et beau message. C’est lui, avant tout, qu’il nous faut réapprendre, d’une manière ou d’une autre. C’est lui que nous avons à chercher en nous inlassablement, pour nourrir nos paroles. Nos paroles et nos actes. Toute vraie parole est suivie d’un acte, toujours. Elle est un acte à part entière. Toute parole profonde est une parole d’amour et mieux que ça encore : un acte d’amour. J’ai peu de certitudes, mais de cela, au moins, je suis sûr. Il faut aimer. Il se pourrait que le miracle, ce soit cela. Aimer.
1 Rilke, Les élégies de Duino