Le cycle du silicium

Des carrières aux dépotoirs en passant par nos smartphones

 « Du silex au silicium », on connaît ces triomphales trajectoires que les communicants des sciences et technologies, et autres apologistes du progrès industriel, ont coutume de projeter dans leurs livres, expositions, films, conférences, etc. Ces trajectoires se prolongeant vers un infini futur et merveilleux sur l’écran de leurs PowerPoints, grâce à la Transition, qui, pour être « écologique », ne peut être que « numérique ».

C’est du moins ce que nous disent nos technologistes Verts, Yannick Jadot, candidat EELV aux présidentielles, Guillaume Gontard, sénateur Vert de l’Isère, Jean-Luc Mélenchon, « planificateur écologique », également candidat aux présidentielles, ou encore André Chassaigne, député communiste du Puy de Dôme, dont nous rapportons ici les propos.
Ces insanités ne peuvent se proférer qu’à la condition d’ignorer ce qu’est réellement et concrètement le cycle du silicium dont nous traçons ici l’esquisse sommaire.

Qu’est-ce que le silicium ? D’où et comment est-il extrait ? Et pour quel usage ? Que deviennent les paysages d’où on l’arrache ? Comment est-il transformé ? Dans quelles métropoles et smart cities  ? (Oui, Grenopolis, entre autres). Et pour produire quels « objets connectés » (« intelligents », « smarts »), quels humains, logements, villes, monde, tous connectés les uns dans les autres ? Et que deviennent ces choses, organiques ou artificielles, mais toutes connectées ? A quoi leur sert, et que leur fait leur interconnexion générale ? Et quelle est leur durée d’usage ? Et pourquoi ? Et après ? – comme disent les enfants – que deviennent ces milliers de tonnes de déchets électriques et électroniques ? Où les envoie-t-on ? Qu’en fait-on ? Qui y travaille ? etc.

Attention, ce texte contient des éléments susceptibles de heurter la sensibilité de nos lecteurs woke, « décoloniaux », « intersectionnels », et connectés. Mais quoi, « c’est à ce prix, dit le gosse du Ghana, que vous avez des smartphones en Europe ».

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https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/le_c

Extraits

Soudain, le monde manque de puces. Le marché automobile européen s’écroule. Stellantis et Renault arrêtent des usines. La production d’électroménager ralentit : pénurie de lave-linges et de frigos. Apple ne fournira pas les 90 millions d’iPhone 13 promis pour les fêtes. On va manquer de jouets pour Noël. Tant mieux. « N’achetez rien. Déconnectez-vous ».

La faute au Virus, mais pas seulement. Les cours des matières premières, la structure des marchés, les tensions géopolitiques et commerciales, la météo même, tout concourt à perturber la production des semi-conducteurs. Voilà qui tombe mal, les puces électroniques, 4e produit le plus échangé au monde, devaient nous sauver du chaos climatique et écologique grâce à la Transition. On se souvient à cette occasion que la « dématérialisation » est plus qu’une antiphrase : une escroquerie. Pour rendre nos vies et nos corps virtuels, il faut beaucoup de matière. Pour « décarboner » l’économie, il faut beaucoup d’énergie.

Nos lecteurs savent cela depuis Le téléphone portable, gadget de destruction massive, publié sur notre site en 2005 et en librairie en 2008. Mais l’actualité nous y ramène, et il paraît qu’un message doit être répété plusieurs fois pour être entendu. Voici donc l’histoire du silicium.

Les vallées du silicium

Au cas où cela vous aurait échappé, la Silicon Valley doit son nom au silicium, le matériau fondamental de l’industrie informatique. C’est un journaliste, Don Hoefler, qui lança l’appellation dans les années 70, après l’avoir entendue d’un publicitaire. Auparavant, la région s’appelait « Valley of Heart’s Delight », en référence à ses myriades de vergers débordant de fruits. Les ingénieurs grenoblois ont copié l’idée, transformant le Grésivaudan, « verger magnifique [aux] vignes courant en feston entre les arbres fruitiers » (Vidal de la Blache), en « Silicon Valley française ». Ce qui ne détruit pas seulement le paysage, mais ses paysans et leur mode de vie. Ils produisaient des fruits, des légumes, du vin et du fromage, nous mangerons des puces.

Nul ministre en visite à Grenoble ne manque le détour par la « Silicon Valley française », chez STMicroelectronics, géant européen des semi-conducteurs, ni chez son voisin Soitec, leader du « silicon on insulator » (silicium sur isolant), présent dans chaque smartphone. Ces « licornes » de notre R&D à qui la technocratie a confié la résolution de la crise climatique, la croissance de notre économie et la révolution de nos vies.

A l’instar de Thierry Breton, l’actuel commissaire européen au numérique, de passage le 21 juillet 2021, nos personnalités ne manquent jamais de célébrer « un écosystème impressionnant » – entendez la liaison recherche-université-industrie-pouvoirs publics. Tous feignent d’ignorer le fondement matériel de cet écosystème : les matières premières. Comme si la vie virtuelle qu’ils promeuvent fonctionnait hors de la réalité matérielle. Il leur suffirait pourtant de se rendre à 35 km de là, à Livet-et-Gavet dans la vallée de la Romanche, où FerroPem produit du silicium métal. Mais le décor se prête moins aux photos publicitaires.

La vie connectée des Smartiens dépend des semi-conducteurs. Sans eux, plus un véhicule ne roule, plus un hôpital n’accueille de patients, plus une ampoule ne s’allume, plus une information ni un touitte ne circule. Tout s’arrête.

Comme son nom l’indique, un semi-conducteur est un élément ou un composé chimique qui peut conduire l’électricité dans certaines conditions et non dans d’autres. On peut donc en faire un interrupteur marche/arrêt, utile pour effectuer des calculs. C’est le fondement de l’informatique. Le silicium est le plus utilisé pour la fabrication des puces électroniques, pour ses propriétés semi-conductrices et son abondance. Mais l’industrie microélectronique utilise aussi le germanium, l’arséniure de gallium, le carbure de silicium et récemment le nitrure de gallium.

Éventrer la terre

Le silicium constitue un quart de la croûte terrestre, le plus souvent sous la forme de silice, ou dioxyde de silicium, un minéral composé d’un atome de silicium et de deux atomes d’oxygène.

Le mot, lui, vient de silex, une roche siliceuse. La trajectoire qui nous a menés de l’âge de pierre à la civilisation du silicium était-elle inéluctable ? Une chose est sûre : entre l’outillage des hommes préhistoriques et le macro-système cybernétique des Smartiens, le changement d’échelle a produit un changement de nature (si on ose dire), qui obère aujourd’hui la poursuite de la trajectoire.

En 2017, 35 à 40 milliards de tonnes de matériaux silicatés ont été extraits du sol, soit trois fois plus que tous les combustibles fossiles. Parmi ces matériaux, c’est le quartz, une forme cristalline de la silice, qui intéresse l’industrie microélectronique. Vous avez sûrement déjà vu des cristaux de quartz, en montagne, dans les magasins de minéraux ou en bijoux, avec leurs pointes translucides ou laiteuses en forme de pyramide, ressemblant à du verre. Et si vous avez plus de 50 ans, vous vous souvenez des « montres à quartz » qu’arboraient les gens modernes des années 70. C’était le même quartz, déjà recherché pour ses qualités particulières.

Le premier producteur mondial en est l’Américain Sibelco, implanté sur cinq continents. On ignore quelles sont les réserves mondiales de quartz, mais les carriers français (Colas, Imerys) promettent d’assurer « plusieurs décennies » au niveau de production de 2019, grâce aux trous creusés dans l’Allier, la Dordogne, le Lot5. D’ici là, les ingénieurs trouveront bien d’autres matériaux à extraire sous terre et sous mer.

Pour produire des objets connectés, de l’« énergie renouvelable » solaire et des véhicules « propres », il faut défoncer la Terre avec des engins lourds, de la dynamite, du gasoil et beaucoup de poussière. Les particules nanoscopiques de silice rongent les poumons des mineurs. La silice, cancérogène reconnu, provoque la silicose comme le charbon. Mais pas de nostalgie minière, il faut mourir avec son temps. Comme le note un rapport de France Stratégie titré La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé : « Une grande partie de l’énergie et de l’eau du numérique est donc consommée au stade de l’extraction et de la production des matières premières nécessaires à la fabrication des équipements ».

Les carrières contribuent à la déforestation et à l’érosion des sols, elles polluent et acidifient l’eau, en consomment d’énormes quantités et laissent, une fois la croûte terrestre dévorée, un paysage de désolation derrière elles. Qu’à cela ne tienne, UrbaSolar, producteur et fournisseur d’énergie renouvelable, installera, comme en Dordogne sur une ancienne carrière de quartz « qui dévalorisait le paysage traditionnel », une centrale photovoltaïque qui le valorise bien mieux.

Brûler du bois et de l’électricité

Deuxième phase du processus : la transformation de la silice en silicium métal. Le matériau s’obtient par carboréduction, en ajoutant du carbone (bois, charbon, houille) au silicium.

Direction la vallée de la Romanche que les ministres ne visitent jamais, à l’usine FerroPem de Livet-et-Gavet. Précision : ce site ne fournit pas l’industrie microélectronique, mais l’industrie de l’aluminium et celle du solaire. Il ressemble cependant à n’importe quel site de métallurgie du silicium.

FerroPem, filiale du groupe hispano-américain FerroGlobe (leader mondial du secteur), a installé en 2005 sur l’ex-site Péchiney des Clavaux l’une de ses six unités de production françaises, qui emploie 130 personnes. Imaginez une usine métallurgique, avec ses cheminées et ses ouvriers en tenue de protection contre la chaleur. Pour produire 40 000 tonnes de silicium métal, l’usine brûle 120 000 tonnes de quartz (en provenance notamment des carrières du Lot) d’abord lavé et criblé à grande d’eau, et 80 000 tonnes de bois (pour le carbone). C’est écologique, le bois est d’origine locale. On comprend mieux l’état des eaux et forêts par chez nous. Il faut ajouter à la recette les électrodes de graphite nécessaires aux réactions.

Trois fours à arcs chauffent jusqu’à 3000° pour porter la silice et le carbone en fusion et obtenir une pâte liquide. Le site est classé « hyper électro-intensif » selon le code de l’Énergie, c’est-à-dire qu’il consomme plus de 6 kilowatts/heure par euro de valeur ajoutée. Selon les experts, la production de silicium métal engloutit en moyenne 11 mégawatts/heure (11 000 kWh) par tonne de produit fini. Pour parler clair, les trois fours de Livet-et-Gavet consomment chaque année l’équivalent électrique d’une ville de 150 000 habitants (comme Grenoble intra muros).

En toute logique, alors que le groupe menace en 2021 de fermer l’usine et sa cousine savoyarde de La Léchère, les technocrates de toutes couleurs s’indignent au nom de l’écologie.

André Chassaigne, député communiste du Puy-de-Dôme : « Ces sites industriels jouent un rôle majeur dans le cadre de la transition écologique et énergétique. Leurs fermetures auraient un coût environnemental et social conséquent et porteraient inéluctablement un coup à la souveraineté économique nationale ».

Yannick Jadot, candidat Vert à l’élection présidentielle : « En tant qu’écologistes, nous voulons des usines comme les vôtres ».

Guillaume Gontard, sénateur Vert de l’Isère : « La France a et aura besoin de

silicium ».

Jean-Luc Mélenchon, planificateur écologique : « J’aimerais que Macron s’intéresse enfin à Ferropem […]. Je souhaite que le thème du dépeçage de la France industrielle émerge dans la campagne ».

La métallurgie, on ne fait pas plus écolo. Tiens, pour une fois, on n’a pas eu la visite de François Ruffin, ce porte-parole de la « décroissance ».

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Lecteurs de Lorraine ou du Pas-de-Calais, vous vous interrogez : pourquoi avoir installé une usine métallurgique dans une étroite vallée aux portes de l’Oisans, encaissée entre les massifs de Belledonne et du Taillefer, loin de toute zone d’activité ? A cause des ressources naturelles -naturellement. Matière et énergie. Rien ne sort de rien.

La Romanche, torrent de montagne, attire les industriels dès la fin du XIXe siècle, quand Aristide Bergès développe la Houille blanche dans une vallée proche. Elle est rapidement jalonnée de barrages et de six centrales. L’électricité alimente les premières usines électrochimiques et le tramway qui dessert dès 1893 ce couloir de 14 km de long. Le bois des forêts attire aussi les métallurgistes. La guerre de 1914-18 donne un coup d’accélérateur à l’industrie locale, grâce aux marchés passés avec l’artillerie pour fournir des obus au front. A partir de la moitié du XXe siècle, Péchiney exploite le site des Clavaux, empoisonnant bêtes et forêts de ses rejets de fluor.

Comme sur les hauteurs du Grésivaudan, les paysans montagnards n’accueillent pas cette modernité avec la gratitude attendue. « Le travail industriel est réputé dangereux, et de ce fait peu attractif. La main-d’œuvre, française surtout, demeure réticente à l’idée de devenir ouvrier », expliquent les historiens. Qu’à cela ne tienne, les Italiens, les Espagnols, les Polonais, les Russes fourniront la main d’œuvre et transformeront les austères villages montagnards en cette zone industrielle sombre et déprimante, enfilade de bâtiments gris, de cheminées, de pylônes électriques, de gravats et de ronds-points, effaçant la Romanche du paysage. On vous conseille la visite en novembre.

En 2020, EDF inaugure à Livet-et-Gavet une nouvelle centrale, creusée dans la montagne, après le plus gros chantier hydroélectrique d’Europe mené durant 10 ans. L’installation, liée à un nouveau barrage et une prise d’eau, remplace les anciennes et doit produire l’équivalent de la consommation annuelle de 230 000 habitants (560 GWh). Une ligne à haute tension de 63 000 volts relie la centrale au site des Clavaux. Voilà pourquoi FerroPem produit du silicium métal ici.

Mais on peut faire la même chose ailleurs, et pour moins cher. La Chine produit 70 % du silicium métal mondial (2,2 millions de tonnes par an), dans le Yunnan, le Sichuan et désormais surtout dans le Xinjiang. Sa part dans la production mondiale a plus que doublé en 20 ans, grâce à ses ressources en quartz et à la hausse de sa production d’électricité. Elle répond ainsi à sa demande intérieure et exporte massivement. L’électricité est fournie par les barrages et les centrales à charbon qui empoisonnent la population des « villes-cancer ». Quant à la main d’œuvre, notamment les Ouïgours, elle vaut cher mais ne coûte rien.

C’est de Chine que vient la pénurie en cette fin 2021. Le gouvernement restreint les approvisionnements des usines en électricité, à la fois pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, et en raison du manque d’eau des centrales hydroélectriques dû à la sécheresse. Effet immédiat : chute de la production du silicium métal, dont le prix augmente de 300 % en deux mois. Rappel à la réalité pour ceux qui prétendent que la « transition numérique » économise l’énergie. Pour baisser la consommation d’électricité, il faut arrêter les usines. CQFD.

Pendant ce temps, les ouvriers de FerroPem travaillent double pour prouver à leur direction qu’ils peuvent être aussi rentables que des Chinois – ça va peut-être marcher. Il n’est pas question d’imaginer pour la vallée un autre destin que le développement industriel : « sans l’usine, on est morts », se plaignent élus et employés. L’eau de la Romanche a coulé depuis que les anciens paysans refusaient de s’embaucher dans la fournaise. Pas question non plus d’imaginer pour l’humanité un autre avenir que celui de l’interconnexion électronique.

D’ailleurs plus grand-monde ne se souvient comment on faisait autrefois, il y a trente ans.

Le matériau-roi de la « transition écologique »