« Il faut sortir le plus possible des automatismes non choisis »

Une intervention de Mehdi Khamassi

Dans l’ouvrage collectif Pour une nouvelle culture de l’attention (Odile Jacob, 2024), Mehdi Khamassi, directeur de recherche en sciences cognitives au CNRS, chercheur à l’institut des systèmes intelligents et de robotique de Sorbonne Université, revient sur ce qui définit l’attention, les origines de la captologie et les pistes pour préserver cette ressource rare.

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Le terme « attention  vient du latin attentio qui signifie « tension de l’esprit vers quelque chose ». Comment définissez-vous l’attention du point de vue des sciences cognitives ?

L’attention est une fonction mentale qui permet de filtrer les informations parmi toutes celles que reçoit le cerveau. La capacité de l’humain à focaliser son attention sur un sous-ensemble pour être plus efficace et réactif est l’une de ses fonctions psychologiques de base. Ensuite, nous distinguons l’« attention endogène », guidée par la volonté, de l’« attention exogène », provoquée par un stimulus ou un événement extérieur. On remarque qu’il y a, pour ces deux types d’attention, une série d’étapes de traitement effectuée par notre cerveau.

Le neurobiologiste Jean-Philippe Lachaux parle de « filtre pré-attentif » : lorsqu’on entend un bruit soudain ou que quelque chose bouge dans notre champs visuel, le cerveau opère un pré-calcul très rapide qui, avant même que l’on en prenne conscience, décide si nous allons ou non orienter la tête pour voir ce qui se passe.

C’est en cela que certains designs altèrent notre prise de décision ?

Lorsque nous utilisons un réseau social, nous basculons rapidement dans un automatisme qui nous maintient connecté beaucoup plus longtemps que prévu… Chaque nouveau stimulus ou contenu happe notre attention et nous donne envie de continuer. Et quand on ne comprend pas les mécanismes de l’interface, on la subit davantage. Cela nuit à notre agentivité. Elle est pourtant cruciale : l’agentivité, c’est le sentiment de contrôle de ses propres actions, ce qui fait qu’on se comprend comme un agent qui peut avoir une influence causale sur le monde qui l’entoure. Pousser un objet et le faire tomber fait partie de l’apprentissage sensorimoteur dès le plus jeune âge, il nous permet de savoir comment nous produisons des effets escomptés.

Si l’attention est une ressource limitée, comment peut-on la préserver et, le cas échéant, la restaurer ?

Solliciter l’attention endogène demande un effort cognitif. On pense d’ailleurs que cela vient d’un processus évolutif : car si nous étions complètement focalisés, sans pouvoir être interrompus, nous serions incapables de réagir à un danger qui se présente. Des études ont montré que faire une pause en regardant quelques vidéos ne restaure pas suffisamment l’attention. C’est particulièrement le cas lors d’exposition à des contenus violents. Dans notre livre, j’explique que tout type de divertissement ne nous aide pas à restaurer l’attention. Par exemple, les contenus violents : ils sont à la fois particulièrement attirants pour nous et, en même temps, provoquent des réflexes naturels qui nous poussent à nous en éloigner. Pour restaurer l’attention, il y a bien sûr d’abord le sommeil. Dans leur théorie de l’attention, les professeurs en psychologie Rachel et Stephen Kaplan ont montré que l’exposition à des paysages naturels, ou une représentation de ces paysages, était bien plus efficace que toute autre approche.

Les origines de la captologie sont-elles concomitantes à l’avancée des neurosciences – notamment grâce à l’essor de l’imagerie cérébrale à partir des années 1990 ?

Disons qu’à chaque fois, elles y contribuent. Les Gafam n’ont pas attendu les avancées de l’imagerie cérébrale pour collecter des données et vendre de l’espace publicitaire. Cela fait des années que les connaissances en psychologie (sur le conditionnement, les profils psychologiques, l’attention…) sont utilisées dans le domaine marketing, et publicitaire en particulier. J’ai découvert le terme de « captologie »1 grâce au travail du journaliste Hubert Guillaud et via le travail de la Fondation internet nouvelle génération (FING). Il a été forgé par Brian Jeffrey Fogg, ancien directeur du Laboratoire des technologies persuasives à l’université de Stanford, qu’il a créé à la fin des années 1990.

Pourquoi le marketing numérique est-il encore plus insidieux ? 

Dans le monde numérique, il est plus facile et rapide de capter de nombreuses données sur les utilisateurs et de les profiler grâce aux nombreuses « traces » qu’ils laissent sur Internet. Cela permet de les exposer à une publicité encore plus ciblée que dans les médias traditionnels, et donc de les influencer davantage. Les algorithmes d’IA sont une couche supplémentaire pour ce profilage. On peut leur donner des capacités d’apprentissage pour détecter et produire des classifications auxquelles le concepteur de l’algorithme n’avait lui-même pas forcément pensé. Les algorithmes sont devenus de véritables boîtes noires ! Si l’apprentissage profond, les réseaux de neurones à multicouche et le deep learning existaient déjà à la fin des années 1980, les ordinateurs n’avaient pas la même puissance de calcul et surtout, pas assez de données. 

Vous écrivez que « tout l’enjeu est donc de retrouver un sentiment d’agentivité dans nos interactions avec les interfaces numériques ». Qu’avons-nous à gagner à prendre soin collectivement de notre attention ?

Ma co-autrice Stefana Broadbent, anthropologue et spécialiste de la collaboration grâce aux outils numériques, a souligné que la dimension collective et sociale de l’attention ne devait pas être négligée : l’« attention conjointe », qui se traduit par le fait de prêter attention, ensemble, à un même objet, nous permet de collaborer, c’est-à-dire coopérer vers un but commun. Les interfaces numériques ont le potentiel de favoriser ce type d’attention. Mais en l’état, c’est plutôt l’inverse : nous sommes plus incités à réagir à des contenus de manière isolée qu’à échanger et collaborer. Pour augmenter cette agentivité, il faudrait donc sortir le plus possible des automatismes non choisis et mieux comprendre l’interface afin d’être davantage acteur et non plus simplement passif. 

socialter.fr

Entretien issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l’emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.