Les manifestants pour le climat, le maire de Grenoble ou le vice-président de la Métropole réclament tous un « état d’urgence climatique ».
Des mots forts accompagnés pour l’instant d’actes à peu près insignifiants. Le maire de Grenoble vient par exemple de prendre un arrêté anti-pesticides alors qu’il n’y a aucun agriculteur sur la commune. Mais si on veut vraiment « sauver la cuvette », il faut d’abord s’interroger sur la spécialité locale : la fuite en avant technologique et ses conséquences sur les écosystèmes et les ressources de la planète. Pour mettre en lien ces activités dites dématérialisées avec les ressources très matérielles qu’elle pillent. Un geste politique tout simple pourrait être de prendre un arrêté interdisant la 5G sur le territoire communal. Plaidoyer tant qu’il « est encore temps » de sauver les élus de leur dissonance.
« L’état d’urgence climatique » est une demande récurrente de ceux qui défilent depuis un an dans les Marches pour le climat. Une demande relayée localement par des politiques. En présentant le plan Air Énergie Climat de la Métropole le 5 juillet dernier, son vice-président à l’environnement Jérôme Dutroncy a affirmé : « Nous devons déclarer un état d’urgence climatique ! » Eric Piolle lui-même a plusieurs fois relayé cette demande. Le 23 août dernier le maire de Grenoble tweetait : « Il est plus que temps de décréter l’État d’Urgence Climatique » avec des majuscules, carrément.
État d’urgence climatique, voilà des mots forts, qui logiquement devraient s’accompagner d’actes forts. Mais quels actes ? On ne va quand même pas envoyer les flics à 6h du mat’ chez les patrons des grandes entreprises pollueuses pour atteinte à la sûreté de la Cuvette ?
Les manifestants des Marches, « plus chauds que le climat », restent flous sur leurs demandes. Il y a bien entendu quelques banalités qui tournent en boucle : augmenter la part du vélo et des transports en commun, réduire celle de la voiture, moins consommer, mieux trier ses déchets, isoler sa maison, etc. Depuis quelques mois, quelques campagnes sont menées contre l’avion ou les croisières de luxe. Tout le monde s’indigne sur ce qui se passe au loin, la banquise qui fond et l’Amazonie qui brûle. Mais il y a peu de revendications locales concrètes, à part l’arrêt de projets inutiles. Les cortèges grenoblois demandent par exemple l’arrêt de l’élargissement de l’A480 ou de la construction de grandes surfaces (comme Neyrpic ou l’agrandissement de Grand’Place). Des revendications évidentes, pointant du doigt l’hypocrisie des engagements « écologistes » des élus locaux, qui continuent également à bétonner d’anciens jardins ouvriers comme à Saint-Martin-le-Vinoux (voir Le Postillon n°49) ou les dernières terres agricoles de la cuvette, comme pour le projet des Portes du Vercors à Fontaine et Sassenage.
Et les élus, que font-ils alors ? Eh ben des coups de com’, pardi ! Le maire de Grenoble vient de prendre un arrêté anti-pesticides avec les villes de Paris, Lille, Nantes et Clermont-Ferrand. C’est beau de se battre contre les pesticides, mais en ville ça ne sert pas à grand chose : les collectivités locales et les particuliers ne peuvent déjà plus en utiliser. Si quelques entreprises s’en servent encore en milieu urbain, cet arrêté ne va pas embêter grand monde et s’apparente à un coup d’épée dans l’eau. À quand un arrêté du maire de Grenoble contre l’utilisation des canons à neige ou contre l’accostage des yachts sur les quais de l’Isère ?
Car Grenoble n’est pas une ville d’agriculteurs, mais de techniciens et d’ingénieurs. Et s’il est facile (et souvent justifié) de s’en prendre aux épandages chimiques des bouseux de la campagne, il est beaucoup plus inconfortable, pour les écotechniciens grenoblois, de remettre en cause les pratiques des labos et industries locales. Alors que si on prétend militer pour un « état d’urgence climatique » au niveau local, il faut avant tout s’interroger sur le sens des activités scientifiques. Ces questionnements sont complètement absents des marches pour le climat et du discours des élus, même de ceux qui militent pour un « état d’urgence climatique ». Pourtant, faire de grands discours alarmistes et continuer à soutenir l’innovation technologique et ses besoins énergivores est du ressort de la schizophrénie.
7 000 milliards d’objets connectés
Saviez-vous que Grenoble est une « ville test » de la 5G ? On l’a appris début 2018 par un communiqué de l’Autorité de régulation des télécoms (Arcep) et par une envolée enthousiaste du président de la Métropole Christophe Ferrari, tout content que « le territoire métropolitain grenoblois soit, une fois de plus, une terre d’expérimentation où s’inventent des solutions innovantes pour la compétitivité de nos entreprises comme pour faciliter la vie quotidienne des habitantes et des habitants ».
La 5G c’est le futur de l’innovation qui innove, le nouveau réseau qui va nous permettre de réduire à néant les temps de téléchargement, de faire circuler des voitures autonomes ou de développer l’internet des objets, où tout sera connecté. Ces « solutions innovantes » ont de quoi faire rêver plus d’un vendeur de puces ou start-uppeur : la 5G est un énorme business. Mais de quoi aussi aggraver encore un peu la crise écologique : la 5G est avant tout un gouffre énergétique.
France 3 Alpes (15/11/2017) : « “L’objectif est d’arriver à une rupture dans le monde du numérique pour bouleverser les usages des particuliers et des industriels”, explique Dimitri Kténas, chef de laboratoire. La 5G ouvre des perspectives presque vertigineuses : plusieurs dizaines de gigabits par seconde, 50 à 100 fois plus rapide qu’un système 4G actuel. “On va pouvoir télécharger une vidéo en un battement de cil”, explique Dimitri Kténas, “mais aussi faire communiquer une multitude d’objets connectés. On parle de 7 000 milliards d’objets connectés. 1 000 fois plus que le nombre d’êtres humains à l’heure actuelle.” »
Dimitri Kténas est un des responsables des tests de la 5G au CEA (Commissariat à l’énergie atomique) de Grenoble. Car les tests ne se font pas sur toute la ville, comme on aurait pu le penser à la lecture des communiqués de presse, mais seulement sur le site du CEA. Pas possible par contre d’en savoir plus : malgré de multiples relances et l’assurance maintes fois répétée qu’on « allait vous rappeler », le CEA n’a pas daigné expliquer au Postillon la nature de ces tests : comme toutes les innovations ayant bouleversé les modes de vie, la 5G se prépare dans le secret et sans donner le choix aux populations. Une des seules traces publiques des recherches grenobloises est le reportage de France 3 où l’on voit Dimitri Kténas s’émerveiller sur les gigabits et les 7 000 milliards d’objets connectés à venir (vu qu’ils devraient toujours obéir au merveilleux dogme de l’obsolescence programmée, leur nombre va être beaucoup plus élevé en quelques années).
Un objet connecté, c’est comme un mini-ordinateur qui tourne. Pour fabriquer ce mini-ordinateur on a besoin de métaux rares, dont l’extraction est très polluante et pourrit la vie et l’environnement de nombre d’habitants de pays pauvres (lire La guerre des métaux rares de Guillaume Pitron, Les liens qui libèrent 2018). Ce mini-ordinateur-objet-connecté a aussi besoin d’énergie pour fonctionner, qu’elle soit issue de batteries – généralement rechargées par le réseau –, ou du réseau lui-même.
Les promoteurs de la 5G et de l’e-monde assurent que les recherches vont permettre de faire des objets plus efficaces et moins énergivores, donc plus « écologiques ». Certes, mais les éventuels gains par objet seront de toute façon complètement annihilés par l’explosion du nombre d’objets. 7 000 milliards d’objets connectés, ça veut dire 7 000 milliards de nuisances. L’extraction de métaux rares est de toute façon une nuisance. La production d’électricité est de toute façon une nuisance. La nuisance a beau être « optimisée », si on la multiplie par 7 000 milliards, elle sera de toute façon scandaleuse.
En plus des milliards d’objets, la 5G nécessite aussi des millions d’antennes, moins hautes et plus proches que les antennes existantes. Cela entraînera « une augmentation considérable de l’exposition au rayonnement de radiofréquences » comme le dénonce un collectif de médecins, de scientifiques, de membres d’organisations environnementales et de citoyens de 168 pays ayant signé l’appel « Pour une planète viable, arrêtons la 5G » (Reporterre, 08/04/2019). Le danger de ces radiofréquences est sujet à polémique ; les anti-ondes étant persuadés de la nocivité des nouvelles antennes, et certains scientifiques trouvant ces peurs « irrationnelles » et « non prouvées ».
L’augmentation de la pollution électromagnétique est une des conséquences de la 5G, de même que ses « solutions innovantes » en matière de flicage et de contrôle. La 5G favorisera le développement de la vidéosurveillance « intelligente » ou la collecte incessante de milliards de données personnelles. Couplée à l’intelligence artificielle, elle permettra de faire de la répression préventive en dépistant ou anticipant les délits. Reporterre (24/06/2019) s’interroge : « Se pose alors une question éthique : qui va déterminer ces comportements dits “anormaux” ? À partir de combien de minutes assis sur un banc à regarder flâner les passants deviendra-t-on suspect ? Les programmateurs de ces futurs algorithmes disposeront d’un immense pouvoir, qui passera pour de la neutralité : on arguera que le tri est opéré par une machine. »
Bref, il y a de multiples raisons de s’opposer à la 5G. Mais il y en a une évidente qui ne devrait même pas faire débat : on n’en a tout simplement pas besoin. À quelle urgence va-t-elle répondre ? Télécharger une vidéo « en un battement de cil », faire circuler des voitures autonomes, faire communiquer un frigo avec un site de commande en ligne de produits frais ?
Et pour ce genre d’avantages, il faudrait creuser encore la terre et l’inonder de produits chimiques pour extraire des métaux rares, construire de nouvelles centrales nucléaires ou mettre des éoliennes partout pour alimenter des gadgets, et saturer d’ondes notre environnement.
Pour la banquise il est trop tard. Pour la 5G il est encore temps
Il n’y a qu’une chose à faire : interdire la 5G, empêcher les opérateurs de poser des antennes, couper les fonds aux labos publics qui bossent dessus. La 5G n’est pas encore là, elle devrait commencer à être déployée dans les villes au début de l’année 2020. Il est donc encore temps de s’y opposer, d’empêcher son déploiement. Bien entendu, il y a plein de choses qu’il faudrait stopper, de labos qu’il faudrait démonter et de productions qu’il faudrait arrêter. Mais le plus simple pour commencer, c’est de ne pas faire ce qui n’existe pas encore. Si on est en « état d’urgence climatique », le minimum est de ne pas développer des innovations inutiles et énergivores.
Le cadre municipal n’est pas forcément le plus optimal. Mais quelle importance ? Même si cela n’a aucune base légale, comme l’arrêté anti pesticides d’ailleurs, un arrêté grenoblois anti 5G serait pour une fois une bonne « innovation » grenobloise qui pourrait faire boule de neige. Et montrer un peu de cohérence par rapport aux grandes déclarations sur l’état d’urgence climatique.
Et l’intelligence artificielle ?
Bien entendu, interdire la 5G n’est qu’une idée parmi tant d’autres possibles. Parmi tous les déferlements technologiques à venir, comment ne pas citer celui de l’intelligence artificielle (IA) ? L’Université Grenoble Alpes (l’UGA) a toujours pour but de former ses étudiants à bien s’intégrer au marché du travail, sans qu’ils s’interrogent sur le sens écologique de leur formation ou de leur métier à venir. C’est donc tout naturellement que l’UGA s’est placé sur le credo de l’intelligence artificielle en créant le Multidisciplinary institute in artificial intelligence (Miai). Cet institut est un des quatre dossiers nationaux à avoir été labellisé 3IA (Instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle) et à recevoir plus de 18 millions d’euros de l’État. Pour travailler sur les impacts écologiques de l’IA ? Pas du tout, nous rassure le coordinateur du projet Éric Gaussier : « Les projets de recherche ont été élaborés en co-construction avec les industriels » (www.industrie-techno.com, 10/06/2019), c’est-à-dire que seuls les business plans guideront les étudiants. Cet institut place une fois de plus Grenoble en haut de l’affiche : « Grenoble, haut lieu de l’intelligence artificielle », titre le journal Les Echos (24/05/2019) en racontant comment notre ville pourrait accueillir le laboratoire d’intelligence artificielle de la multinationale Atos, alors que celui du Coréen Naver est déjà présent dans la cuvette.
Des recherches effrénées qui devraient pomper un maximum d’énergie. Car même si l’UGA ne fait pas travailler ses étudiants dessus, le développement de l’intelligence artificielle, en plus de créer un monde entièrement sous le contrôle des algorithmes, est un gouffre énergétique. Ce ne sont pas des militants anti technologies qui le disent mais un article de Cnet France (02/09/2019), « le site d’actualité web et high tech » :
« Le numérique pollue, et l’IA tout particulièrement. Entraîner un modèle de deep learning pour traitement du langage naturel émet autant qu’un être humain pendant 57 ans, ou que 5 voitures pendant leur durée de vie. (…) Ces chiffres sont déjà énormes, mais leur importance l’est encore plus quand l’on considère que les recherches dans ce domaine ne sont pas près de s’arrêter, et donc d’utiliser toujours plus de données et d’énergie, dans un contexte de course à l’IA. »
L’article cite longuement les résultats des travaux de The Shift Project, un think thank dont la mission est « d’éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique, en France et en Europe » : « Les impacts environnementaux directs et indirects liés aux usages croissants du numérique sont systématiquement sous-estimés, compte tenu de la miniaturisation des équipements et de ‘l’invisibilité’ des infrastructures utilisées. (…) Le risque de voir se réaliser un scénario dans lequel des investissements de plus en plus massifs dans le numérique aboutiraient à une augmentation nette de l’empreinte environnementale des secteurs numérisés est bien réel. »
La conclusion de l’article est étonnante pour un site de promotion du high-tech :
« Selon The Shift Project, si les recherches en IA et l’industrie du numérique (avec la consommation de films en streaming, en particulier) continuent à ce rythme, le climat devrait à terme être “déréglé pour de bon”. Finirons-nous donc par éteindre les ordis pour sauver la planète ? »
Il faudra aussi prendre un arrêté anti-intelligence artificielle.