La course au progrès nous mène droit dans le mur
Alors que la 4G commence à peine à rivaliser avec la 2G en termes de couverture du territoire français, la 5G se déploie déjà, et la 6G, pour laquelle les recherches se multiplient, fait déjà rêver les portefeuilles des opérateurs. Dans ce contexte de course au « progrès » dopée par la concurrence des marchés du télécom, la suppression de la 2G et 3G a été annoncée pour 2025 : ces réseaux seront utilisés par des fréquences plus modernes et, nous dit-on, ce serait une initiative écologique. Décryptage d’une mascarade.
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« Bientôt le clap de fin pour la 2G et la 3G en France ! », titre l’article consacré à la question sur le site internet d’Orange. Les fréquences doivent être libérées pour être utilisées par les réseaux de téléphonie dits modernes, tels que la 4G et la 5G. Ces technologies, expliquent-ils, sont plus résilientes, plus sécurisées, plus performantes, économes et modernes. Par ailleurs, il est expliqué que c’est une décision écologique, car il s’agit de remplacer des fréquences de réseau consommatrices d’énergies de moins en moins utilisées (la 2G et la 3G) par une technologie dont l’efficacité énergétique sera bien supérieure. Comme souvent, l’écart entre discours et réalité mérite d’être étudié.
L’arnaque de « l’effet rebond »
Les avantages écologiques revendiqués par les opérateurs sont loin d’être aussi nets que prétendus. Alors que les technologies évoluent depuis les années 1980 (1ère génération de téléphonie mobile), les téléphones, aux options de plus en plus nombreuses et variées, consomment de plus en plus d’énergie.
Les téléphones 2G, sans écran tactile, sans internet, bénéficient d’une autonomie bien plus longue de la batterie, qui peut facilement tenir quelques jours sans recharge, durée avec laquelle les smartphones, bien plus consommateurs, ne peuvent rêver rivaliser.
D’après les opérateurs, les nouvelles générations de téléphonie mobile (4G, 5G), bénéficient d’une efficacité énergétique bien plus élevée, leur allouer des fréquences supplémentaires paraît positif. Sur le site d’Orange, on revendique même une division par 10 (dans un premier temps), puis 20 (à l’horizon 2030) de la consommation énergétique au gigabit transporté.
Bien qu’enthousiasmante au premier abord, cette assertion se heurte à « l’effet rebond », qui désigne le phénomène par lequel, bien que le gigabit transféré consomme moins d’énergie avec les réseaux modernes, le trafic y est bien plus important. D’où une augmentation de la consommation globale, et non une baisse. En termes de consommation énergétique, donc, les vitrines des opérateurs ressemblent de très près à du greenwashing.
Les utilisateurs de cartes SIM fonctionnant avec la 2G représentent moins de 8% des abonnés d’Orange, et environ 3% des abonnés de Bouygues. Sans connaître les chiffres de SFR, il s’agit donc d’une part minimale, en France, de plusieurs centaines de milliers de téléphones voués à être jetés, accentuant de fait la pollution numérique physique déjà considérable.
Et pour cause, la pollution numérique est à 75% due à la fabrication des téléphones. Verre et céramique, métaux précieux, plastiques, terres rares, il faut environ 70 kg de matière première pour fabriquer un seul téléphone. Or, l’extraction de métaux précieux (l’or, par exemple) et de terres rares, difficiles à détecter, et extraites avec peine, eau et énergie à l’autre bout du monde, rendent l’impact carbone des nouveaux téléphones « intelligents » absolument catastrophique.
Dans un contexte mondial où, en 2022, plus de 5 milliards de téléphones ont été simplement jetés sans être recyclés, et où la fabrication seule d’un téléphone neuf coûte cher en termes de pollution, il paraît aberrant de conduire les utilisateurs de téléphones d’anciennes générations (dont nombre d’entre eux sont technophobes) à s’armer de smartphones neufs, dont ils n’auront ni l’envie ni l’usage. Le téléphone « intelligent » n’est peut-être pas celui qu’on croit.
Par ailleurs, alors que le réseau 2G bénéficie d’une très bonne couverture du territoire national, les réseaux 4G et 5G doivent multiplier les antennes relai car leurs fréquences actuelles portent moins loin. Quant aux appareils voués au rebus, il y en a des insoupçonnés : La moitié des ascenseurs de France (environ 315 000) ont un système de téléalarme fonctionnant avec la 2G, ainsi que nombre de voitures, et même des défibrillateurs cardiaques, etc. Ces appareils seront remplacés, bien que parfaitement fonctionnels.
Un manque de démocratie
Alors que la 6G est en préparation et devrait s’imposer (ou être imposée) à l’horizon 2030, alors que des milliers d’usagers vont se voir forcés d’abandonner leurs téléphones anciennes générations, les entreprises introduisent de nouvelles constructions, appareils et services dans la vie de leurs concitoyens, et, ce faisant, changent leur rapport au monde, au virtuel et à la vie, sans qu’aucun cheminement démocratique ait pu avoir lieu sur le fond de ces impactantes nouveautés.
« C’EST UNE DÉCISION COMMERCIALE (…) ORANGE NE DEVRAIT PAS DÉCIDER DE SI ON GARDE LA 2G OU NON, ÇA DEVRAIT ÊTRE UNE DÉCISION DÉMOCRATIQUE » Marceau coupechoux, professeur et membre d’écoinfo
Et pourtant, nombre de voix tentent de se faire entendre. Lors de la convention citoyenne pour le climat, les citoyens avaient demandé un moratoire sur la question de la 5G, afin d’en étudier les conséquences. Leur demande avait fait l’objet d’une sortie ironique du président dans laquelle il la comparait, notamment, à un retour à la lampe à huile.
« Même si ce n’est pas totalement une surprise cela mérite d’être dit @EmmanuelMacron ne respecte pas sa parole donnée à la @Conv_Citoyenne. Et pire, il joue au jeu de la caricature. Pas digne d’un président de la République. L’intw sur @RTLFrance : https://youtu.be/lVD7Jlp_sRw »; Cyril Dion
Bien que la suppression de la 2G et la 3G soit un sujet plus discret que la mise en place d’un nouveau réseau, elle est également impactante, non seulement par sa concrétisation physique et les contraintes qu’elle induit, mais également par le fait qu’elle est symptomatique de la course à la performance et au profit des grandes entreprises. Sans pouvoir se prononcer sur la question, les citoyens font entendre des contestations, auxquels les décideurs restent sourds. Cela pousse indéniablement certains à passer au désarmement des antennes relais, faute de pouvoir être entendus légalement.
Le média @Reporterre publie une carte des sabotages d’antennes et antennes 5G en France « Depuis vingt ans et les fauchages d’OGM (organismes génétiquement modifiés), la France n’avait pas connu une campagne de sabotage aussi massive. »
Alors que la prolifération d’objets connectés n’est pas acceptée par tous, il serait intéressant, pour ne pas dire évident, que la technique emprunte les chemins démocratiques nécessaires.
Au commencement, le « progrès »
Pour presque tout le monde, le choix du progressisme technologique est une évidence. Ne pas y adhérer est, souvent, perçu comme un désir inaudible du retour en arrière. C’est oublier que le progrès est une idéologie qui prend sa source au XVIIIème siècle, alors que les Lumières utilisaient le mot pour parler de l’avancée des mœurs, de la pacification des sociétés, du progrès des sciences et de la philosophie. La première trame de fond de l’idée de progrès, (terme polysémique et évolutif) réside dans l’idée que tout ce qui se rattache à l’humain est amené à s’améliorer de façon inéluctable.
Selon l’historien François Jarrige, le mot (qui vient du latin progressus, soit avancer), a proliféré au XIXème siècle, pour peu à peu se refermer dans le seul progrès des forces productives et de la technique, au service des humains.
« COMMENT EXPLIQUER LA RÉDUCTION DU MOT À CE SENS UN PEU ÉTROIT ? C’EST LIÉ À LA CONFIANCE EN LA TECHNIQUE CAPABLE DE RÉSOUDRE TOUS LES PROBLÈMES QUI SE POSENT À LA SOCIÉTÉ (…) PARCE QUE LA TECHNIQUE PERMET DE FAIRE DU PROFIT, ET DONC EST PORTÉE PAR DES ACTEURS QUI VEULENT DÉFENDRE CERTAINS INTÉRÊTS. » François jarrige, historien
Aujourd’hui quasi omniprésent dans le discours politique, parfois masqué sous des noms qui lui sont parallèles (tel que le mot « innovation »), il apparaît à présent comme une fatalité de laquelle il serait incompréhensible de se détourner.
« La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation (…) je ne crois pas au modèle Amish » pérorait Emmanuel Macron en septembre 2020, en réponse au moratoire demandé par la convention citoyenne pour le climat. La sortie disqualifiante du président s’inscrivait dans une logique progressiste dont Emmanuel Macron se vante d’être l’héritier. Cette ambition se cristallise, entre autres, par sa volonté de faire de la France une « start-up nation », et d’être le « président du progrès ».
Bien qu’à la rentrée 2022, sous l’effet, entre autres, de la guerre en Ukraine, le discours ait changé en apparence, avec la demande de sobriété énergétique des français et la « fin d’une sorte d’abondance », le projet du déploiement de la 5G, gourmand en énergie, n’est aucunement remis en question par l’État, et la mise au rebus de la 2G et 3G pour donner toujours plus de place à des technologies plus efficaces n’est également pas contestée.
Et pour cause. Le déploiement de technologies mobiles toujours plus performantes, représente des enjeux industriels et commerciaux majeurs, qu’aucun décideur, public ou privé, ne semble souhaiter remettre en question. On ne va pas empiler indéfiniment les réseaux », confiait Stéphane Richard, PDG d’Orange, aux Echos en 2020. Ceci après avoir exposé le but de l’entreprise d’atteindre le « zéro net carbone » d’ici 2040, et avant de déclarer « non souhaitable » la réduction des trajets aériens de son personnel, qui parcourent 250 millions de kilomètres par an en avion.
Pour les opérateurs, l’aubaine est à saisir : d’après le cabinet Juniper Research, la mise en place de la 5G devrait leur générer pas moins de 625 milliards de dollars d’ici 2027. Que la suppression des réseaux 2G et 3G, qui auront un effet dopant pour les ventes, aient été pris en compte ou non pour ce calcul, le réel impact de cette mesure ne va pas dans sens de la sobriété.
Alors que le monde tel que nous connaissons se délite à toute vitesse à cause des activités anthropiques, il s’agirait pourtant de s’autoriser à prendre du recul par rapport à la notion complexe et ambivalente que représente le progrès. La plupart des progrès techniques viennent avec leurs inconvénients. Aux voitures efficaces et rapides, la pollution et les accidents. À internet, puits de savoir et lien entre personnes, pollution, isolement, cyberharcèlement, addiction et désinformation. À la suppression de réseaux énergivores, le remplacement par des réseaux in fine encore plus consommateurs. Dans un monde pris en étau par la consommation débridée provoquée par l’imaginaire technique du progrès, il conviendrait de hiérarchiser nos priorités – et de le faire vite.