En 1985 Marguerite Duras disait …
…/…«Je crois que l’homme sera littéralement noyé dans l’information. Dans une information constante… (Longue pause.) … sur son corps, sur son devenir corporel, sur sa santé, sur sa vie familiale, sur son salaire, sur son loisir. C’est pas loin du cauchemar ». Duras ne parle pas des chaînes d’information continue qui allaient bientôt occuper le paysage audiovisuel, elle ne parle pas des informations sur les guerres ou les catastrophes aériennes, c’est autre chose qui l’intéresse, et c’est là qu’elle est visionnaire. Notre pythie hexagonale sait que nous allons bientôt être noyés dans des informations sur nous-mêmes et sur nos proches. Aujourd’hui, c’est arrivé. La seule différence, c’est qu’on appelle ça des données. Les Gafam appellent ça des données personnelles – alors que justement elles n’ont plus rien de personnel, ces données. Et nous participons à leur production et à leur diffusion dès que nous utilisons Internet : nous participons à cette noyade généralisée…/… Lorsque le dossier médical informatisé a été mis en place en France – selon la loi du 1er juillet 1998 -, il n’y a pas eu beaucoup de voix pour s’élever contre le risque de diffusion et de vol de ces données éminemment personnelles, devenues très facilement exploitables dans un but commercial quand elles sont stockées dans des nuages numériques (les clouds). Les Caisses primaires d’assurance-maladie vantent les mérites de ce dossier ironiquement nommé DMP, pour dossier médical partagé : oui, il peut maintenant être largement partagé, y compris par des gens qui ne s’intéressent pas du tout à la santé. Et ça n’est pas de la science-fiction : sans se fouler, des hackers ont déjà réussi à trouver et à monnayer les failles de sécurité de plusieurs hôpitaux (les établissements publics de santé n’ont pas les moyens de se payer des systèmes de sécurité informatiques aussi performants que ceux des banques). Et puis Google n’a même pas besoin de voler ces informations : la firme offre des check-up complets en échange des données que produisent ces examens – corrélées aux habitudes de consommation, ces informations médicales permettent aux algorithmes de prédire ou d’organiser nos envies de plus en plus finement. Des algorithmes qui peuvent déjà apporter des réponses avant même qu’on ait posé les questions. Et puis par mail ou par texto, à toute heure du jour et de la nuit, on peut recevoir pêle-mêle, comme disait Duras : une proposition de voyage low cost, les résultats d’une biopsie, les résultats scolaires du petit dernier, les nouveaux horaires de l’entraînement de basket du cadet, les devoirs de l’aîné et aussi le taux de prélèvement à la source des parents. De plus en plus près du cauchemar.
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La sidération qui entoure l’arrivée de ChatGPT a le mérite de nous éveiller sur les capacités de l’intelligence artificielle mais aussi sur ses dangers. Car le programme de la société OpenIA n’est que l’arbre qui cache la forêt. A l’ère de la post-vérité, l’arme fatale, c’est les deep fakes, ces manipulations d’images permettant de créer des contenus aussi faux qu’hyperréalistes. Ces publications sont souvent malveillantes, allant du revenge porn à la discréditation politique.
Deux exemples viennent illustrer le problème. La diffusion d’une fausse image d’un très vieil homme en sang à la suite de prétendues violences policières a enflammé la toile. Elle a été produite pour un documentaire satirique, puis détournée par les contestataires de la réforme des retraites. Il en est de même d’un faux cliché de Donald Trump, habillé d’un costume orange à la mode Guantanamo, utilisée par la télé russe pour faire pleurer sur l’inculpation de l’ancien président américain.
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Ces expressions omniprésentes dans le débat public
Elle aime tellement les mots qu’elle a appris à s’en méfier. Dans un recueil de chroniques subtiles et enlevées, Anne Rosencher déconstruit ces expressions omniprésentes dans le débat public qui « nous envoient dans des impasses de la pensée et empêchent l’émergence d’un diagnostic collectif ». A commencer par « populisme », ce mot « devenu le symbole de la disqualification de l’autre » et de la « paresse » de la réflexion. Les gilets jaunes ? Juste une malheureuse parenthèse populiste ! Le Brexit ? La victoire éhontée des populistes, rien d’autre ! « L’usage incessant du terme “populisme”, écrit l’éditorialiste, pose une question singulière : n’est-il pas problématique de regrouper en gros tout ce qui – à tort ou à raison – déplaît à la majorité de l’élite sous un même terme- bannière, avec la racine “peuple” dedans ? » Loin d’elle l’idée démagogique que le peuple, jamais, ne s’égare. Simplement, « la précision du diagnostic et des mots qui le qualifient serait une première étape pour sortir de la fracture sociologique, politique, humaine, qui ne cesse de s’aggraver ». Pour parler comme de Gaulle en son temps, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : « Populiste ! populiste ! populiste ! », mais cela n’aboutit à rien… L’auteure décoche également ses flèches contre ces nouveaux « progressistes » d’un genre si particulier que leurs combats n’ont « plus grand-chose à voir avec le progrès ». Méprisant l’universalisme républicain – tellement ringard ! -, ils lui préfèrent le modèle américain, où « tout le monde, tout le temps, est renvoyé à sa “race”, à son identité ». So cool ! Aussi ces « Torquemada en Nike Air » tournent-ils le dos à « toute l’histoire de l’humanisme, qui réside dans le dépassement de l’altérité par la fraternité et la citoyenneté ». Mais n’allez pas croire que le « chagrin » d’Anne Rosencher devant un idéal français « fissuré de toutes parts » invite à la résignation. Il y a, dans ces larmes éprises de justesse et de justice, quelque chose de revigorant.
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Le rêve est l’exact contraire de l’algorithme
La plupart des scientifiques et des psychologues reconnaissent que nous ne savons pas grand-chose des rêves. Comment se forment ces images qui nous apparaissent la nuit ? D’où viennent-elles? Quelle est leur fonction ? Tout cela, nous sommes loin de le savoir. Pour les hommes de l’Antiquité qui considéraient les rêves comme un moyen de communication avec les dieux, leur dimension prémonitoire était une chose admise. La psychologie et surtout la psychanalyse, ont réhabilité l’interprétation des rêves pour en faire un outil de lecture du passé et non plus de l’avenir, puisque ce sont, selon Freud, nos névroses et nos secrets enfouis qui inspirent les songes. Aujourd’hui, des sociologues comme Bernard Lahire défendent l’idée que les rêves ne sont pas seulement ceux d’un individu, ils révèlent aussi les interdits, les secrets et les soubresauts d’une société. Nos rêves sont plus vastes que nous ne l’imaginons. En permettant à l’esprit de former des hypothèses inhabituelles, le rêve nous entraîne à affronter des circonstances inédites, il nous fait emprunter des chemins neuronaux que nous n’avons pas l’occasion de mobiliser en « mode vigile » : il développe en quelque sorte nos facultés d’adaptation. À ce titre, il pourrait bien être nécessaire à notre survie. Il est troublant de se demander si un décideur, comme Saint-Rémys il y a trois siècles, oserait aujourd’hui prendre un rêve au sérieux. Il est aussi troublant de se dire qu’en tant qu’entraînement à l’inouï, le rêve est l’exact contraire de l’algorithme.
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Etude sur les SDHI
Ces pesticides, massivement épandus en France, sont d’évidence une grave menace pour les écosystèmes et les hommes. Ils s’attaquent non seulement aux cellules de champignons pathogènes – leur rôle premier -, mais aussi à celles des vers de terre, des abeilles et… des hommes. Les cellules de malades d’Alzheimer sont plus sensibles encore aux SDHI. Comme dans l’affaire du Mediator, des études auraient dû empêcher l’autorisation de mise sur le marché (AMM) par l’Anses, notre agence de sécurité sanitaire. La première, de 1976, montrait une toxicité sur tes mammifères. La deuxième, en 2012, prouvait la génotoxicité du bixafen – un SDHI. La troisième, celle de Rustin et Bénit, est largement suffisante pour retirer les SDHI du marché…./… Comme dans l’affaire des bébés sans bras, la bureaucratie d’État s’oppose frontalement à la science, pour des raisons sans doute inavouables. Dans son livre Emmanuelle Amar décrit une scène d’anthologie, au cours de laquelle le dossier des bébés sans bras est enterré. Elle se passe au siège de l’Anses, à Maisons-Alfort (Val- de-Marne) et l’on y retrouve en ombres chinoises Roger Genet, patron de cette agence, gravement mis en cause…/…F.N
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La Guerre de l’attention
Regards vidés, happés en permanence par l’ordiphone, absents au monde qui les entoure, pour prendre la mesure du basculement qui a eu lieu. « C’est bien LA mutation sociale la plus déterminante de ces dix dernières années », soutiennent Yves Marry et Florent Souillot, fondateurs de l’association Lève les yeux !
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En Chine, un homme a perdu l’usage de son œil gauche après avoir joué toute la nuit sur son smartphone dans l’obscurité totale.
N’arrivant pas à reprendre son jeu au réveil, il s’est précipité à l’hôpital. Les médecins ont diagnostiqué une hémorragie due à une rupture des vaisseaux de la rétine. Une pathologie généralement causée par un effort physique intense : en 2014, un Britannique de 32 ans avait perdu la moitié de son champ visuel de l’œil droit après une série de pompes… réalisée dans la position du poirier. Selon les médecins chinois, la chirurgie laser devrait permettre à l’habitant de Shenzhen de recouvrer la vue d’ici un mois. Pour les neurones, ça devrait prendre un peu plus de temps
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De mon temps
Nous autres anciens devons accomplir notre devoir de transmission. Témoigner auprès de la jeunesse qu’une planète Terre sans téléphone portable a été possible…/… Il faudra être singulièrement persuasif pour que les digital natives, catégorie anthropologique vouée à l’extinction quand tous les vivants seront nés sous le régime digital, conçoivent que l’objet n’a pas de tout temps prolongé les membres supérieurs des humains. Qu’il s’agit d’une greffe. Que 99,9999 % de nos congénères passés ici-bas n’ont pas joui de cet outil providentiel. Que longtemps au bout des bras il y eut seulement des mains. Parfois nous ne savions pas quoi en faire. Embarrassés nous les fourrions dans nos poches. Même ainsi démunis, nous traversâmes les siècles, assemblâmes des trois-mâts, inventâmes la belote, écrivîmes Macbeth, brûlâmes des sorcières. Puis imaginâmes le téléphone. Puis en imaginâmes une variante sans fil que nous autres séniles appelons encore téléphone portable, par référence à une norme révolue. Qu’est-ce qui nous est arrivé ? Nos souvenirs sont brumeux. C’est allé si vite. En 1992 personne n’en avait et dix ans plus tard tout le monde. Littéralement tout le monde. Le monde entier. Nous ne savons pas bien ce qui nous est arrivé mais nous pouvons jurer que nous ne l’avons pas voulu. Auprès de mon neveu je soutiens, main sur le cœur, qu’en 1992 on ne croisait jamais un individu qui, claquant des dents, plié en deux, hurlait son manque de téléphone transportable. On s’en passait très bien. On n’en avait même pas l’idée. L’offre s’est imposée sans demande. Mon neveu demeure sceptique : la foule n’a pas pu se jeter aussi furieusement sur un truc dont elle n’avait jamais ressenti le besoin. Elle est pas crédible ton histoire tonton…/… Je ne lâche pas l’affaire – transmission, devoir. À ce petit con je fais valoir que cet objet fétiche a la particularité de ne pas s’être ajouté à d’autres objets, mais de s’y être substitué. Dans les appartements il y a eu soudain moins d’objets, la plupart de leurs fonctions étant désormais prises en charge par ce seul petit appareil omnipotent et indéfiniment rechargeable jusqu’à obsolescence programmée et remplacement instantané. Rester sourd à l’offre, c’était se priver de ces services dont le portable s’arrogeait le monopole. Nous n’avions pas le choix. Assujetti à une société qui m’impose le téléphone connecté comme intermédiaire entre elle et moi, je suis doucement sommé d’en acquérir un. Sans connexion je ne peux consulter le compte en banque que cette même société m’impose. Sans Internet je ne puis exercer ou chercher l’emploi que les modalités de répartition de la monnaie m’obligent à exercer ou chercher. Sans téléphone mobile je ne puis être joignable à toute heure comme l’exige à mots couverts l’employeur dont ma subsistance dépend. Le mobile a pulvérisé ce qu’on appelait, au temps que mon neveu de 20 ans ne peut pas connaitre, des horaires…/… bien pratique. Désormais je peux consommer partout et à toute heure.
Ce ne fut pas toujours le cas. Nous autres anciens devons témoigner d’une ère où chaque nuit, pendant quelques heures, consommer était impossible. Une ère où parfois tout était fermé en ville, où il n’était pas permis de commander à 4 h 13 et en trois clics un lot de socquettes de « running ». Le smartphone n’est pas seulement l’emblème du capitalisme intégral, il en est l’opérateur central, puisqu’en lui fusionnent temps de travail et temps de loisir, fusionnent producteur et consommateur, fusionnent le jour et la nuit. C’est fort. C’est très fort, comprends-tu mon neveu? Comprends-tu maintenant pourquoi nous fumes si faibles ? …/… je n’ai de relations que virtuelles avec la majorité de mes relations, je dis algorithme. N’ayant comme toi rien retenu de mille heures de mathématiques, le sens réel d’algorithme m’est opaque, comme est lâche le lien entre ce que j’en comprends et la définition qu’en donne l’ami Google consulté à l’instant. Ce que j’en comprends est flou. Je suis de mon temps par où je dis algorithme sans savoir ce que je dis. L’humanité contemporaine se distingue de toutes ses incarnations antérieures par le nombre de mots ou choses qu’elle manipule sans les comprendre…/…Les algorithmes sont le nom générique que j’utilise, que j’emprunte, pour désigner l’ensemble des procédures qui balisent ma navigation, creusant des ornières esthétiques, idéologiques, culturelles, ethniques, dont je ne peux plus, sortir. Les algorithmes m’enferment dans une bulle de punk rock et de conférences d’intellectuels…/… Citoyen ultra- conscient, je sais parfaitement que je suis identifié et que cela fait de moi une cible marketing. Mais le dire minore l’aveu. Le disant, je veux laisser penser que je m’exclus du processus; que les algorithmes qui me ciblent me ratent ; que je ne suis pas dupe. Que j’échappe à un piège dont je prétends pourtant qu’il est absolu. Il est absolu, en effet, et je suis pris. Je me pique de savoir et je ne sais rien. Je ne sais rien vraiment. Sur la parcelle de temps et d’espace où j’évolue, le vraiment est une modalité perdue. De l’emprise algorithmique je n’ai qu’une vague sensation. Je ne l’éprouve pas vraiment. Je sais que mes données sont collectées. Je dis données, j’emprunte données, j’emprunte aussi data et big data – et bigpharma. J’ai vu et lu des dizaines de reportages là-dessus, servis par des algorithmes en échange de mes données, dont je n’ignore rien de l’usage commercial. Je m’en alarme. Je ne m’en alarme pas vraiment…/… Pour ajouter à ma sérénité dans le chaos, il est notoire que ces données sont aussi utilisées, non pour me manipuler, mais pour me combler. Tout à l’heure, sans coup férir, mon écran m’a informé d’une réduction de 50 % sur les vols Roissy-Manchester au mois d’avril…/… Trois mois plus tard, je passe un beau samedi, dans l’avion, dans le stade, à l’hôtel. Je leur ai livré mes données, ils les ont transformées en bonheur. Ils veulent mon bien…/… Partant de là, que faire de « Ils »? Les épargner serait péché, les punir serait ingrat.
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La frontière entre les deux formes d’intelligence
Les progrès actuels sont spectaculaires. Mais nous sommes, me semble-t-il, toujours aussi loin de l’objectif « ultime », celui de créer des machines intelligentes. Les IA savent, quantitativement, faire de plus en plus de choses; mais, comme le disait joliment Hubert Dreyfus : ce n’est pas en grimpant au sommet d’un arbre que vous vous approchez de la Lune. Vous êtes toujours aussi loin de pouvoir parcourir l’espace entre la Terre et son satellite, même en gagnant quelques mètres ! Dire que GPT-4, parce qu’il fait des choses de plus en plus épatantes, s’approche de l’intelligence générale artificielle et donc de l’intelligence humaine, relève de cette illusion. Les plus lucides des chercheurs en IA reconnaissent que les systèmes actuels sont encore « très bêtes ». Selon moi, le « encore » est de trop. L’énigme de l’intelligence naturelle, humaine, tient pour moi à son caractère apparemment indéfinissable. Il y a autant de définitions de l’intelligence que de personnes qui y réfléchissent ! La plupart des spécialistes de l’IA, d’ailleurs, évitent de se poser la question de la nature de l’intelligence, et se contentent – avec des résultats impressionnants – de faire en sorte que des machines parviennent à effectuer des tâches qui requerraient chez l’homme de « l’intelligence », de la cognition.
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Passer les informations au crible
Théoriquement, chacun se fait son opinion sur les questions publiques et sur celles qui concernent la vie privée. Dans la pratique, si tous les citoyens devaient étudier par eux-mêmes l’ensemble des informations abstraites d’ordre économique, politique et moral en jeu dans le moindre sujet, ils se rendraient vite compte qu’il leur est impossible d’arriver à quelque conclusion que ce soit. Nous avons donc volontairement accepté de laisser à un gouvernement invisible le soin de passer les informations au crible pour mettre en lumière le problème principal, afin de ramener le choix à des proportions réalistes. Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d’intérêt général ; nous acceptons qu’un guide moral […] ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons. » Propaganda, 1928 E. BERNAYS
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