Cet article date de 2015. Il est d’actualité encore !
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Extraits
Sciences Critiques – Comment avez-vous eu l’idée d’écrire La fabrique du mensonge ?
Stéphane Foucart – Ce livre vient d’abord du travail que j’ai mené sur la controverse climatique, qui est apparue en France au milieu des années 2000 avec l’émergence du climato-scepticisme. C’est à cette occasion que j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont un discours scientifique peut être instrumentalisé, voire retourné contre l’esprit même de la science. Quelques années plus tard, j’ai fait la rencontre de l’historien des sciences américain et professeur à l’Université de Stanford, Robert Proctor, à l’occasion de la sortie aux États-Unis de son livre Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac (éditions Des Équateurs, mars 2014).
Lors de notre entretien, il m’avait suggéré de jeter un œil sur ce qui relevait de la France dans un fonds documentaire connu sous le nom de « Tobacco Documents ». Ces archives rassemblent des millions de documents (rapports confidentiels, comptes-rendus de recherches, etc.), les mémos et les messages internes des grands cigarettiers américains – Philip Morris, RJ Reynolds, etc. –, sur cinq décennies. Ils ont été mis à la disposition du public suite à une décision de la justice américaine à la fin des années 1990. Robert Proctor montre comment les industriels de la cigarette instrumentalisent la science, c’est-à-dire comment ils l’orientent pour produire des connaissances intéressantes pour eux, mais aussi pour susciter des « débats » dans la société. Historiquement, les cigarettiers ont été les premiers à user de l’extraordinaire force de persuasion que procure la production scientifique sur les responsables politiques, les médias et l’opinion publique.
A mon retour en France, je me suis donc penché sur les ressources francophones de cette archive qui n’avaient jamais vraiment été exploitées jusque-là. Et ça a été un choc… Je me suis rendu compte que ce que l’on considérait être des controverses scientifiques légitimes sur le tabac en France dans les années 1980-1990 étaient en réalité des débats fabriqués de toutes pièces par les départements de relations publiques de Philip Morris, RJ Reynolds, Lorillard et consorts, ceux que l’on appelle depuis les « Big Tobacco ». Cette découverte fût extrêmement perturbante pour moi, en tant que journaliste scientifique, car j’aurais pu, en toute bonne foi, donner à lire ces éléments à mes lecteurs, des éléments qui avaient en fait été totalement créés pour défendre les produits de ces entreprises. J’ai donc poursuivi mes recherches et je me suis aperçu que la « boîte à outils » inventée par les cigarettiers au milieu des années 1950 pour leur propagande est aujourd’hui utilisée par d’autres secteurs industriels.
J’ai ainsi pu constater que sur toute une variété de sujets – l’augmentation de l’incidence de certaines maladies métaboliques, la perte de la biodiversité, et notamment la disparition des insectes pollinisateurs, par exemple –, les débats scientifiques peuvent être instrumentalisés. Soit ces controverses sont structurées de manière à complaire à certaines entreprises, soit la manière dont les médias se saisissent de ces sujets scientifiques est biaisée, et finalement la manière dont le public finit par les penser est complètement erronée. C’est tout cela qui m’a donné à la fois l’envie et la matière d’écrire mon bouquin.
Quels sont les « outils » utilisés par les industriels pour « manipuler la science et nous mettre en danger », pour reprendre le titre de votre livre ?
Il y a schématiquement quatre grandes formes d’instrumentalisation de la science. La première consiste à peser sur le corpus scientifique lui-même, c’est-à-dire sur ce que produit la communauté scientifique. C’est ce qu’ont fait les cigarettiers à partir des années 1950 en finançant des travaux de recherche. A cette époque, ces industriels, confrontés à l’apparition des cancers liés au tabac, vont par exemple financer massivement des laboratoires spécialisés en génétique fonctionnelle. Ces derniers travaillent sur les prédispositions individuelles et familiales à contracter telle ou telle maladie, ou encore sur les mécanismes moléculaires liés au déclenchement de ces pathologies. Ces recherches, qui ont d’ailleurs pu aboutir à des découvertes scientifiques réellement intéressantes, ont avant tout eu pour but de mettre au jour ce que les industriels appellent eux-mêmes les « causalités alternatives », c’est-à-dire tous les facteurs qui peuvent engendrer des maladies généralement attribuées au tabac. Et ils ont cherché dans toutes les directions. Leur but était de diluer la perception du risque liée à la consommation de cigarettes pour affirmer au final que, si fumer n’est pas très bon pour la santé, tellement d’autres choses sont toxiques, que fumer n’est en définitive pas si grave que ça.
Idem sur la question du déclin des abeilles. Dès le début des années 1990, certains laboratoires académiques et certaines agences de sécurité sanitaire ont commencé à publier des travaux sur les pathologies naturelles de l’abeille, alors que celle-ci ne se portait globalement pas si mal — ce n’est que quelques années plus tard que son déclin a commencé. C’est à cette époque que les fameux insecticides néonicotinoïdes, aujourd’hui sur la sellette, étaient mis sur le marché… A l’époque, les revues scientifiques n’exigeaient pas la divulgation des sources de financement des travaux qu’elles publiaient et il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que les firmes agro-chimiques ont joué un rôle dans cet intérêt soudain pour les pathogènes naturels de l’abeille. Mais dans les années qui ont suivi, on sait que des recherches sur les « causalités alternatives » aux pesticides ont été co-financées par les fabricants de pesticides. D’ailleurs, de manière générale, ces derniers relaient dans leur communication la thèse que ce sont les virus, les parasites et le manque de ressources nutritives qui sont la cause majeure du déclin mondial des abeilles.
Peser sur ce que produit la science reste très coûteux, alors les industriels vont aussi chercher à influencer l’expertise. C’est la seconde forme d’instrumentalisation de la science : il s’agit de placer, ou d’aider à placer, dans des organes d’expertise, certains experts en conflit d’intérêt ou des scientifiques dont on connaît les idées. Autrement dit, de les mettre au bon endroit au bon moment pour que ces gens-là rendent des avis « favorables ».
Aujourd’hui, par exemple, sur la question des perturbateurs endocriniens, il y a un hiatus gigantesque entre ce qui est produit par la communauté scientifique – ce sont des centaines d’études – et les déclarations des experts de l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) ou encore de la Food And Drug Administration (FDA) et de la Environmental Protection Agency (EPA) aux États-Unis. Les conflits d’intérêt y sont souvent quasi-structurels. On arrive d’ailleurs parfois à des situations aberrantes où des institutions, comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE), disent l’exact opposé des agences de régulation. Tout cela parce que l’expertise a été instrumentalisée.
Comment cette instrumentalisation est-elle possible ?
C’est le troisième instrument utilisé par les industriels : peser sur les outils même de l’expertise. Pour fonctionner, l’expertise a besoin d’outils standardisés qui sont, en général, des tests toxicologiques réglementaires réalisés sur des animaux. Il s’agit de cahiers des charges extrêmement précis de tout ce que doit réaliser un laboratoire pour évaluer les propriétés délétères d’une substance par exemple. Et la manière dont ces tests réglementaires sont construits permet de déceler, ou non, certains problèmes.
J’aime prendre l’image du télescope. Quand les astronomes construisent un télescope, ils le font pour voir certaines choses, quitte à ne pas en voir d’autres. Un télescope permet de voir les cratères à la surface de la Lune, mais il ne permet pas de voir les objets posés sur une table. Les protocoles de tests réglementaires, c’est exactement la même chose. Un exemple très simple : les tests mis en œuvre par les industriels pour évaluer le caractère cancérigène, ou même les effets délétères, de certaines substances prévoient uniquement d’analyser l’aspect de tel organe, de mesurer son poids, etc. Mais rien n’est mis en place pour détecter tout simplement la formation de lésions pré-cancéreuses. Le seul fait de décider de ce que l’on va observer, ou non, a un effet majeur sur la manière dont les risques sont évalués. Or, aujourd’hui, tous ces protocoles de tests réglementaires sont conçus dans une opacité totale au sein d’organismes intergouvernementaux, comme l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) ou l’Organisation Européenne et Méditerranéenne pour la Protection des Plantes (OEPP), par des experts dont on ne connaît même pas l’identité. Il y a dans ces instances une culture de co-gestion des questions techniques avec les entreprises concernées ayant un intérêt à ce qu’on évalue leurs produits de telle manière plutôt que de telle autre. Les protocoles de tests réglementaires sont par conséquent plutôt laxistes par rapport à ce que l’on pourrait exiger si on avait comme unique objectif la sécurité sanitaire et environnementale.
Le quatrième et dernier instrument utilisé par les industriels, une fois que tous les autres ont été épuisés, est de communiquer, non plus uniquement dans les milieux autorisés, mais directement dans l’opinion publique et auprès des décideurs. Des études, même si elles ont été officiellement démontées sans aucune ambiguïté, peuvent finalement réussir à distiller le doute. Ici, la science n’est pas seulement retournée contre elle-même, c’est-à-dire que l’on n’a pas seulement transformé les valeurs propres à la communauté scientifique – l’exigence de rigueur, la recherche de l’exactitude, la prise en compte de la contradiction, la modestie devant les faits, etc. –, on a aussi retourné des valeurs qui sont celles des médias. En donnant par exemple systématiquement la parole à la partie adverse, les journalistes promeuvent finalement plus une vision juridique de la vérité qu’une vision scientifique.
C’est évident concernant la question du dérèglement climatique. Dans ce cas, les études des climato-sceptiques, qui ne représentent pourtant que quelques personnes face à des milliers de scientifiques, servent de matière à des journalistes désireux de proposer au public une controverse qui n’existe pas réellement dans la communauté savante. Le résultat ? Même s’il y a une unanimité de la part des scientifiques compétents pour dire à la fois que le changement climatique est une réalité, qu’il est essentiellement causé par les activités humaines et qu’il s’agit d’un problème grave pour les sociétés humaines à l’horizon de quelques décennies, il reste encore dans l’opinion publique entre 30% et 50% de gens, bon an mal an, qui pensent qu’on n’est pas sûrs…
Vous évoquez surtout dans votre livre les « réussites » des industriels. Existe-t-il toutefois des cas où les industriels ont été mis en échec dans leurs tentatives d’instrumentaliser la science ?
Oui. Il y a un précédent bien connu avec le tabac. Les cigarettiers avaient missionné des épidémiologistes pour qu’ils s’expriment dans des colloques, dans des forums organisés par les pouvoirs publics, pour promouvoir des « guides de bonne pratique épidémiologique ». Ces guides disaient en gros : en-dessous d’un risque relatif de deux, on estime que l’effet observé est un effet fortuit qui est possiblement attribuable à un bruit statistique, à une variation aléatoire de l’incidence de telle ou telle maladie. Autrement dit, pour qu’un risque commence à devenir réel, au sens scientifique du terme, il faut multiplier par deux les risques de contracter une maladie. Or, les études épidémiologiques qui étaient menées jusque-là concluaient que le risque relatif de contracter un cancer du poumon, pour les personnes soumises au tabagisme passif, était d’environ 1,3. Ce qui veut dire que la probabilité d’avoir un cancer du poumon augmente de 30%, à peu près, si vous vivez une grande partie de votre temps dans une atmosphère où les gens fument autour de vous. Or, +30% ce n’est pas +100%. Si les épidémiologistes travaillant pour les manufacturiers du tabac avaient eu gain de cause à l’époque, il aurait été reconnu officiellement que le tabagisme passif n’était pas un risque sanitaire avéré, parce que le risque relatif est inférieur à deux. Mais cette stratégie a échoué. Les agences de régulation ont fini par accepter l’idée que le tabagisme passif représentait bien un risque accru de contracter le cancer du poumon mais aussi toute une variété de maladies.
Un autre exemple : à la fin des années 1990 et au début des années 2000, des études étaient publiées en nombre pour créer des contentieux autour de certaines problématiques liées au climat. Par exemple, de nombreux travaux cherchant à montrer que les augmentations de températures observées à la surface de la Terre sont en fait liées aux conjonctions planétaires, à la rotation de la Terre par rapport au soleil, aux rayons cosmiques, etc., ont fait chou blanc. Ces contre-feux allumés dans la littérature savante n’ont pas eu d’effets sur l’expertise rendue in fine par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), qui, pour rédiger ses rapports, a trié le bon grain de l’ivraie en décidant d’écarter ces travaux tordus. De ce point de vue-là, cette tentative a été un échec dans la mesure où elle n’a pas pesé sur les conclusions de l’expertise.
Y a-t-il des disciplines scientifiques qui sont particulièrement ciblées par les industriels ?
Bien sûr. Historiquement, la génétique fonctionnelle a été l’une des disciplines financées prioritairement par les géants du tabac. Au point que Robert Proctor estime que cela a introduit un « macro-biais » dans la conduite de la recherche en biologie, tout au long de la seconde moitié du XXème siècle. Les gens doivent penser que leurs ennuis de santé viennent d’eux-mêmes et pas de leur environnement. C’est toujours très intéressant pour les industriels de soutenir l’idée selon laquelle les causes des maladies sont à chercher dans le fonctionnement de l’organisme lui-même plutôt que dans l’exposition à ce qui nous entoure. Un généticien américain de premier plan, Clarence Little, ira jusqu’à distribuer lui-même l’argent des cigarettiers auprès de certains laboratoires… Même après le triomphe des démocraties occidentales sur le nazisme, l’eugénisme n’est pas encore complétement mort.
L’épidémiologie, elle aussi, a été une science très fortement pénétrée par les cigarettiers. Des travaux soutenus par Philip Morris et d’autres ont cherché à multiplier artificiellement le nombre de paramètres utilisés dans les équations d’évaluation du risque. Et plus on multiplie les paramètres, plus le poids relatif de chacun d’eux diminue. L’épidémiologie est une science qui, aujourd’hui encore, est extrêmement courtisée par les industriels.
Qu’est-ce qui motive certains scientifiques à collaborer avec les industriels et à défendre leurs intérêts ?
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