Une histoire racontée aux enfants du futur
Article du journal « L’Empaillé », paru le 1er avril 2018 !
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Nous sommes en 2025. Trois ans après la faillite de l’école numérique et une réforme d’ampleur qui a donné lieu à la deuxième laïcisation de l’école : une émancipation définitive de l’influence de l’économie. Le ministère de l’Éducation Nationale a été remplacé par le Réseau d’instruction national. Les élèves sont désormais appelés des enfants et le tutoiement entre enfants et adultes a été instauré.
J’ai été embauché l’an dernier. Je fais partie d’une vague de recrutement de contractuels. Des emplois mal payés pour éponger la masse de diplômés aux cerveaux bien remplis qui ne savent pas quoi faire de leurs mains. Je ne me plains ni du salaire misérable, ni de mon emploi jetable. Au fond j’aime bien ce boulot. « Conteur pédagogique » est-il sobrement titré sur mon contrat de travail.
« Vous êtes intervenant scolaire dans les classes des établissements d’Aveyron. Votre mission consiste à mettre en récit de manière ludique et didactique les grandes erreurs sociales et politiques du passé ».
Un peu comme ces résistants qui captivaient toute une classe par le récit de leur vécu de guerre, je me balade en bagnole pour aller raconter des histoires aux enfants. J’aime bien ce boulot, même si on ne m’a pas donné le choix du conte. J’aurais préféré tomber sur « Le démantèlement de la SNCF », ou « Il était une fois La Poste ». On m’attribua « La face cachée de l’école numérique ». Au moins, je savais de quoi je parlais. Ayant achevé ma scolarité avant la grande réforme, j’étais un véritable enfant de l’école numérique.
« Bonjour les enfants, je suis votre Conteur pédagogique, on va passer la matinée ensemble ! »
Je suis dans une salle aux grandes baies vitrées ensoleillées du Lycée Célestin Freinet d’Aubin.
En face de moi, ces adolescents de dernière année me jaugent. Sous leurs maquillages, leurs piercings, leurs habits bien apprêtés, je les trouve endormis. Après des mois d’expérience, face à cette petite faune j’ai toujours le trac au début.
«L’École numérique, c’est le grand projet de transformation scolaire qui a lieu en France entre les années 2015 et 2022. Mais nous allons commencer l’histoire un peu avant ».
Les visages me scrutent, flegmatiques ou curieux.
« Il y a de cela bien longtemps, en France, il y a eu un gouvernement socialiste.
– Ha ha ha… !! »
Bizarre, depuis que je conte dans les écoles, les enfants se marrent quand je prononce le mot « socialiste ».
« En 1983, Mitterrand voit l’informatique arriver partout autour de lui. Il se dit qu’il est temps de sensibiliser les écoliers aux secrets du traitement de texte et de la programmation.
C’est alors qu’on lui souffle que Thomson, une entreprise qui vient d’être nationalisée, ne va pas très fort. Elle s’est lancée dans la micro-informatique made in France, mais face à Apple ou IBM, elle peine à écouler des ordis qui sentent le roquefort et le pinard. Alors Mitterrand a l’astucieuse idée de faire acheter les micro-ordinateurs de Thomson par l’État. Et devinez quoi ! L’école est le lieu tout trouvé pour refourguer les machines. On invente pour cela une nouvelle matière : l’informatique ! Et on nomme ça l’opération TO7. C’est le petit nom de ces machines archaïques de 15 kg avec le clavier imbriqué à l’écran et un crayon optique en guise de souris. Demandez à vos parents, ils ont dû connaître… Bien sûr, on n’oublie pas d’enrober l’entourloupe par des déclarations pleines de promesses. Écoutez-moi cet enregistrement d’une autre machine archaïque : le ministre de l’éducation de l’époque : « Grâce à ce plan, la France va être dès cette année un des premiers pays au monde […] dans l’enseignement de l’informatique pour tous. L’objectif […] est de faire de cette génération la mieux formée de l’histoire ».(1)
La voix de Fabius provoque des lol et des mdr. Est-ce le ton ou le propos ? Toujours est-il que grâce à lui, je réussis à captiver mon auditoire.
« Vous rigolerez moins quand vous connaîtrez le triste épilogue de TO7. En 1986, comme les caisses sont vides, le nouveau gouvernement abandonne le plan et remercie Thomson. L’entreprise, prise d’une inconsolable tristesse d’interrompre sa contribution éducative, délocalise ses usines en Corée du sud et abandonne définitivement l’informatique trois ans plus tard.(2) Le gouvernement essaie comme il peut d’occulter cette déconfiture. Dans des placards fermés à clé, on entrepose les micro-ordinateurs et les velléités d’informatiser l’éducation.
Trente ans plus tard, les bécanes ont pris la poussière et un sacré coup de vieux. Le mot « informatique » a été remplacé par « numérique », ça fait plus tendance. Et celui-ci a largement envahi tous les champs de la société : loisirs, travail, amitiés, culture, etc. L’Éducation Nationale se sent un peu comme une vieille mamie déboussolée par la modernité du monde. « Il faut absolument éduquer tous mes petits enfants au numérique pour qu’ils puissent s’insérer dans le monde du travail ! », pense la vieille dame. Elle ne se rend pas compte que ses digital natives font le mur tous les soirs pour aller s’éclater sur la toile. Et qu’ils.elles sont tout autant des virtuoses que des camé.e.s de la vie connectée.
Depuis l’échec de TO7, on a juste saupoudré l’enseignement de quelques gadgets numériques. Par exemple les TBI. Ces onéreux Tableaux Blancs Interactifs qui se substituent aux tableaux normaux et que certains profs ont renommé « Tableau Blancs Inutiles ». Heureusement, en mai 2015 la mémé retrouve le sourire grâce à l’annonce tonitruante du nouveau président socialiste ! Écoutez-moi ça ».
Je démarre l’enregistrement du discours d’Hollande alors que les enfants s’esclaffent.
« J’ai voulu que notre pays puisse avoir confiance dans son avenir. […] J’ai l’ambition que la France puisse être leader dans l’e-éducation. […] Le plan que nous allons présenter, c’est un plan qui s’inscrit dans la refondation de l’école ».
« Des « refondations de l’école », les gouvernements précédents en ont vainement tentées.(3) Mais l’école ne se portait pas mieux. Alors François, Najat et leurs copains socialistes [rires] se disent : « On ne va pas réformer l’Éducation Nationale et puis continuer à la numériser petit à petit. On va la réformer EN la numérisant ». Tellement content.e.s de leur trouvaille, ils.elles s’embrassent cordialement et précisent : » On va former des élèves aux usages du numérique pour qu’ils soient adaptés au monde du travail qu’on leur prépare. En parallèle, grâce au numérique, on va inventer de nouvelles pratiques pédagogiques : apprentissage différencié, e-learning, méthodes actives, classes inversées, serious-games…etc. Bref, on va utiliser le numérique à la fois comme un outil de travail et comme moyen pédagogique ». Or, ces pédagogies numériques, si soudainement apparues, n’ont fait l’objet d’aucune étude sérieuse. Aucune classe en situation d’expérimentation comparative(4), aucun test sur l’exposition aux écrans, aucune étude pour savoir si la sensibilisation aux nouveaux médias doit se faire en y étant complètement immergé. Autour de nous, d’autres pays, comme la Norvège, le Royaume-Uni ou la Lituanie, sont déjà bien avancés dans la numérisation de leurs écoles. On a la trouille de prendre du retard, alors sans trop se poser de questions, on démarre fissa le « PNE ». Le Plan Numérique pour l’Éducation, c’est environ un milliard d’euros sur trois ans qui va permettre de résorber bien des maux de l’école. Petit florilège de promesses : « réduction des inégalités scolaires, adaptation de l’apprentissage au rythme de chaque élève, facilitation du dialogue entre les parents et l’école, allégement du poids des cartables, redonner le goût d’apprendre ». Et pourquoi pas la guérison des tristesses amoureuses des collégien.ne.s et la cicatrisation instantanée des genoux égratignés dans la cours de récré !»
Une adolescente aux cheveux frisés prend des notes, un jeune punk griffonne sur un coin de cahier. D’autres me fixent, je reprends mon souffle puis viens m’asseoir au milieu du cercle des tables.
« J’étais encore au collège lorsque tout ça a démarré. On nous a vendu des tablettes avec des jeux-éducatifs qui se voulaient ludiques mais étaient en fait assez emmerdants. Un trésor de pirate apparaissait lorsqu’on arrivait à enchaîner cinq accords du participe passé. Vous voyez le genre… pas vraiment le jeu vidéo immersif. Heureusement, on se servait peu des tablettes parce que les profs ne savaient pas quoi en faire. Il faut dire qu’ils.elles n’ont suivi que trois jours de formation au numérique… Il y avait aussi l’Espace Numérique de Travail, l’ENT, une sorte de plate-forme qui voulait imiter les réseaux sociaux. On s’y connectait pour écrire des textes, lire les devoirs, tchatter, faire des twictées… ça buggait tout le temps(5), mais c’était quand même pratique pour justifier des « oublis » de devoirs en prétextant un plantage de l’ENT. Le piège, c’est que les notes étaient directement transmises à nos parents via l’ENT. Plus moyen de cacher des résultats, de se planter sur un devoir. On était tout le temps surveillé. Ça s’est arrêté en 2020, lorsque le Conseil Constitutionnel a jugé cette pratique liberticide et contraire au bien-être des élèves.
Enfin on avait les cours « d’éducation aux médias et à l’information ». Là c’était l’ennui mortel : faire des recherches sur Internet sous l’œil des pion.ne.s qui tentaient de vérifier qu’on ne papillonnait pas trop sur le Web. Nous demander d’éviter le multitâche devant Internet c’est un peu comme se former à ne pas être tenté avec l’objet même de la tentation. Je ne pense pas que ça nous ait armés face à Internet. D’ailleurs, preuve que ces cours ne servaient pas à grand-chose, le nombre de cyber-harcèlement de mineur.e.s a été en constante augmentation ces années-là(6). Moi j’étais un enfant, on me donnait une tablette, je la prenais. J’adorais ma tablette. Avec le recul, je pense que j’étais plus motivé pour tripoter l’objet lui-même que par les exercices qu’il contenait. On les a d’ailleurs tellement tripotées qu’elles se sont vites cassées… Mon collège a fini par accepter « l’utilisation des portables uniquement pour des activités pédagogiques ». Ah les naïfs ! »
En face de moi, des filles se caressent les cheveux. Un ado regarde par la fenêtre. D’autres au fond chuchotent discrètement. Ça commence à s’assoupir sévère. Il va falloir que je les réveille.
« En 2017 : nouveau coup d’accélérateur ! Le PNE est repris par le premier gouvernement Macron, qui amplifie simplement celui de Hollande. À mesure que le budget des établissements baisse, on réinjecte beaucoup d’argent dans la numérisation de l’école : 198 millions d’euros en 2017. Les académies qui veulent augmenter leur financement sont contraintes de répondre à l’un des appels à projet « collèges numériques et innovation pédagogique » ou « collèges numériques et ruralité ». Autrement dit, plus possible d’innover pédagogiquement sans que ce soit lié à la marche vers la numérisation, plus possible de se voir soutenir dans un projet de collège à la campagne sans y inviter les TICE, les Technologies de l’Information et de la Communication à l’École.
Tenez, une devinette ! »
Les visages se relèvent.
« Savez-vous quelle est l’entreprise qui équipe en logiciels toutes ces tablettes?
-MICROSOFT !!! répondent-ils.elles en chœur.
-Évidemment ! En 2015, la multinationale signe avec le ministère de l’éducation, un partenariat de mise à disposition de logiciels et de formation aux technologies Microsoft. C’est une technique commerciale désormais bien connue : mettre un pied dans la porte pour obtenir tous les marchés suivants. Une fois que la compatibilité des logiciels est établie entre les postes, difficile d’en changer. Une fois que les collégien.ne.s prennent l’habitude d’utiliser ces logiciels, ils.elles les rachètent tout au long de leur vie. Avec la complicité de l’État c’est le jackpot pour Microsoft sur plusieurs décennies. Mais vous pensez peut-être que je suis rabat-joie et que l’école numérique a quand même apporté de nouveaux outils d’apprentissage ? Voyons de plus près :
-les classes inversées(7) ou les méthodes actives peuvent très bien se faire sans écran puisqu’il s’agit de rendre actifs les enfants dans leurs processus d’apprentissage comme l’a développé le mouvement d’Éducation Nouvelle dès les années 1930 !
-les apprentissages différenciés(8), soi-disant rendus possibles par des logiciels intelligents, ne sont pas vraiment nés avec les high tech puisque Célestin Freinet les utilisait dès 1929 avec ses fichiers auto-correctifs.
– La coopération en classe, qui serait enfin rendu possible par l’arrivée providentielle de l’ENT, a été théorisée et expérimentée par Roger Cousinet sous le nom de Méthode de travail libre par groupe dans les années 1945.
Cousinet, Freinet, mais aussi Francisco Ferrer, Maria Montessori, le mouvement d’Éducation Nouvelle ou encore les pédagogies institutionnelles : toutes ces idées forment une constellation de pédagogies non-officielles. L’Éducation Nationale s’est approprié ces recettes pour remplir l’école numérique de contenus pédagogiques. Mais ce faisant, elle oublie de se poser une question fondamentale : À quoi sert l’école ? Grande interrogation ! On peut y répondre par une dialectique entre deux grandes tendances : l’école pour former des enfants à devenir des adultes ou l’école pour préparer des élèves à la société. Se trouver soi-même ou s’adapter au monde.
Alors que les pédagogies non-officielles répondent globalement par la première idée, dans les années 2000, l’école opte pour la préparation à la société. En ces temps de doutes en l’avenir, c’est l’approche par compétences qui prime. On découpe jusqu’à l’excès tous les apprentissages en « compétences exécutables ». Il s’agit de les faire acquérir aux élèves afin de les lister comme sur un CV et de les valoriser sur le marché du travail. Ce « socle de compétences » est la base du plan de numérisation de l’école.(9)
Et les profs dans tout ça ? Vous savez ce qu’ils.elles en pensent ? La plupart ne réagissent pas, trop occupé.e.s à remplir leurs bulletins de présence, les devoirs sur l’ENT, les notes sur le Livret Scolaire Unique Numérique (LSUN), ou à lire les nombreux mails du rectorat.
Il faut dire qu’eux.elles aussi se sont pris dans la figure la vague d’ e-bureaucratisation de leurs emplois. Alors se demander à quoi sert l’école ou savoir si le numérique est une bonne chose, ils.elles n’ont pas trop le temps et pas la tête à ça. Mais certain.e.s réagissent quand même dès 2015. Écoutez-moi ça, c’est le fameux « Appel de Beauchastel ».
« L’enseignement numérique n’est pas une « révolution pédagogique » mais la fin du métier d’enseignant. Nous pourrions nous réclamer de la liberté pédagogique et demander à ne pas être contraints à l’utilisation de machines dans nos classes. Mais nous savons que c’est impossible, qu’à partir du moment où une technique est introduite, la liberté de l’utiliser ou non devient illusoire car elle s’insère dans un système global qui l’exige. Après un court moment, le choix encore possible cède le pas à l’obligation de fait ».(10)
Entre les enfants, un débat s’engage. Ils.elles prennent position sur le texte. Ça s’écharpe. Il y a les « moi-je-sais-tout », les « oui-d’accord,-mais-c’est-un-peu-violent ». Il y a les témoignages personnels et les grandes démonstrations théoriques. Les minutes passent et loin de réfréner ce fleurissement d’idées, je me contente de modérer et de susciter la parole des plus discrets. Dans cette mêlée, ils.elles construisent leurs pensées et je m’enorgueillis de toucher là le cœur de ma mission. Mais le ton monte et à l’insulte « tapette ! va niquer ta tablette ! », je me dis qu’il faut que je reprenne la main…
« Heum… heum… Bon ce texte, malgré son ton subversif pour l’époque, ne sonne pas la fin de l’école numérique. Avez-vous une idée de ce qui précipite la fin de ce plan ? »
Les enfants hésitent, n’osent pas, c’est vaporeux pour eux.elles.
« -Euh…des études… Non euh… des critiques sur les écrans, euh, non… les dangers d’Internet, pas du tout…, je sais pas… »
– C’est vrai qu’entre 2015 et 2022, de nombreux détracteurs révèlent la face cachée de l’école numérique. Allons-y :
Critique n°1 : Un ambigu rapport de l’OCDE. Comparant les résultats scolaires de différents pays, il incite les États à poursuivre les efforts de numérisation tout en reconnaissant que l’école numérique n’a apporté aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences ».(11) Mais ce rapport était sûrement trop compliqué à lire, alors ce n’est pas ça qui fit dérailler l’école numérique.
Critique n°2 : Une pléthore d’alertes de médecins qui constatent de graves troubles du comportement chez les plus petits. Ils.elles s’alarment que l’enfant [surexposé aux écrans], n’est pas capable d’orienter son regard vers l’adulte ni de maintenir son regard orienté vers l’objet qu’on lui tend hormis le portable ».(12)
Alors, on fit noter aux gamins leurs temps d’exposition aux différents écrans, on leur dit de faire attention, et ainsi l’école numérique put continuer.(13)
Critique n°3 : On lance des alertes sur la présence dans les écoles de bornes Wifi. Aucune réglementation sur l’exposition aux fréquences électromagnétiques n’était en vigueur alors que « pour l’OMS, les électro-fréquences sont classées dans le Groupe 2B du CIRC : cancérogènes possibles pour l’homme ».(14) Mais on continua à considérer le Wifi comme « désagrément inévitable de la vie moderne »(15) et l’école numérique ne faiblit pas.
Critique n°4 : Le fichage des enfants suscite de féroces critiques. Le syndicat Sud-éducation, par exemple considère qu’ « avec le Livret scolaire unique numérique (LSUN) c’est un véritable casier scolaire qui se met en place. […] Susceptible de garder les traces à vie de la scolarité de chacun, il est contraire au droit à l’oubli ». Mais on se dit qu’on n’avait rien à cacher alors l’école numérique a tenu bon.
Critique n°5, 6, 7, 8 : De très nombreux articles, reportages, documentaires, sur les nuisances du numérique sont réalisés(16) : Consommation électrique exponentielle, épuisement des minerais, obsolescence programmée… Des gamins travaillant dans les mines chinoises, aux décharges électroniques du Ghana, on s’indigne de ce que « tous les enfants ne vivent pas l’école numérique de la même façon ». Jean-Yves Capul, le chargé du programme numérique de l’éducation dut admettre qu’« il est vrai que les aspects sanitaires et environnementaux ne sont pas pris en compte dans le cadre du PNE ». Mais c’était trop abstrait, trop global, alors ça ne fit pas flancher l’école numérique… Mais alors, quel fut l’élément déclencheur ? Bon, je vais vous aiguiller. Comme souvent c’est un événement anodin qui précipite l’effondrement. Écoutez-moi ce journal TV de France Two, du 6 juin 2020 :
L’ENT d’un Lycée piraté ! Un élève de seconde du Lycée polyvalent de Toulouse est parvenu ce week-end à pirater son ENT pour rehausser ses moyennes. L’entreprise prestataire de la plate-forme «E-NIC-EDUC », malgré la gravité des faits, ne souhaite pas déposer plainte par crainte de mettre à jour la vulnérabilité d’une « solution logicielle » implantée dans « plusieurs milliers d’établissements. ».
Mais c’est trop tard, l’étincelle allumée par cet inoffensif lycéen s’embrase vite. Les actes de piratage se multiplient à travers les collèges et lycées du pays : Fake d’absences de professeur.e.s, effacement des devoirs des cahiers de texte numérique, saturation de boîtes-mails des enseignants, annonces de mutations… Alors que la panique gagne les rectorats, le gouvernement essaie de minimiser le désordre en faisant passer ces piratages pour des « perturbations isolées causées par de simples lycéens en mal de divertissement ». Mais ces hacker.euse.s se structurent très vite en un réseau qui formule des revendications contre le numérique. Vous vous souvenez peut-être de Jules Ferry, ce hacker qui introduisit dans les plates-formes un malware indétectable qui modifiait aléatoirement les notes des élèves. Il signait ses actions par l’ironique formule : « Merci pour les cours d’informatique ». Dès lors, beaucoup d’établissements choisissent de ne plus utiliser le numérique.
Début 2021, le gouvernement Macron II se résout à réagir. Florian Philippot, ministre de l’Education Nationale, déclare sur Inter/BFM : « Ces attaques, mettent à mal les valeurs fondamentales de l’école de la République. Elles pénalisent surtout les élèves en difficulté, ainsi que les élèves handicapés qui, pour réussir leur scolarité, ont besoin du digital ».
Désormais, « digital » est le nouveau mot qui s’est substitué au démodé « numérique ». Mais les piratages continuent, et à la fin de l’année 2021, le réseau Jules Ferry se rallie à la ZAD (Zone a-digitale), ce mouvement interprofessionnel de lutte contre la digitalisation du travail qui regroupe de nombreuses administrations. Alors, le ministre de l’Intérieur décide de frapper très fort! É-coutez-moi ce journal TV de ArTF1:
Manuel Valls a demandé hier à « Inter-Base-Elève », le service qui centralise les données du Livret Scolaire Unique Numérique de communiquer à ses services les résultats de chaque élève. Les meilleurs élèves aux compétences « codage » et « traitement de l’information » pourront faire l’objet d’un classement en Fiches S et être mis sous surveillance. Le ministre dit agir en application de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ».
Heurtés par cette mesure, les professeur.e.s se réveillent enfin. Ils.elles réclament l’arrêt immédiat du fichage des élèves et de la digitalisation des programmes. De la maternelle à l’université, de très nombreux.ses enseignant.e.s, étudiant.e.s, élèves, parents, se constituent en comités plus ou moins vindicatifs. Citons le comité Balance ton port USB qui organise des semaines sans écrans, des refus de notes et des cours dans la cour. Ou le collectif Crève l’écran qui s’allie à Jules Ferry/ZAD, pour mener des opérations de sabotage des machines à l’intérieur même des établissements. La suite vous la connaissez : Grèves de plusieurs mois dans les écoles et universités. Démission de Philippot et Macron. Organisation par l’inter-collectif et la ZAD des États-Généraux de l’école.
Cette assemblée constituante réunit des professionnel.le.s de l’éducation et des élèves pendant plus de six mois, interdite aux journalistes et aux politiques, elle donne lieu à une redéfinition des fonctions de l’école, la refonte complète des programmes scolaires et l’établissement de la deuxième laïcisation de l’école. Laïciser vous savez ce que ça veut dire ? C’est « soustraire une organisation humaine de l’influence religieuse ». Donc de la même manière que l’école s’était laïcisée en 1882, en 2022 on décréta l’émancipation définitive de l’école du champ économique, et de son corollaire, le numérique ».
Je laisse passer un peu de silence. Je me suis laissé emporter par mon histoire. J’ai l’impression que beaucoup d’enfants ont décroché.
« Avez-vous des questions ?
-C’est peut-être bien cette transformation, mais ça a tout chamboulé, rétorque la jeune fille aux cheveux frisés. Les professeurs.e.s sont déboussolé.e.s et ne savent pas comment faire avec vos nouveaux programmes. Vous avez voulu tout réinventer à partir de rien mais vous avez foutu le bordel !
-Non, mais… On n’est pas reparti de rien. On est plutôt allé puiser dans la constellation des pédagogies dont je vous ai parlé. Il existait beaucoup de choses déjà expérimentées. Mais c’est vrai qu’on a chamboulé les programmes, alors les enseignant.e.s ont un peu de mal pour l’instant. Il faut du temps pour un changement de société.
– « Changement de société » mon cul, balance un gros garçon énervé. En dehors de l’école, c’est toujours la jungle pour trouver du travail, on se fait toujours baiser pendant des années avec des boulots de larbins sous-payés ! Vous avez peut-être révolutionné l’école mais ça sert à rien si on révolutionne pas le reste !
Les autres enfants acquiescent le propos de leur camarade. Ça me met mal à l’aise. Il faut que je trouve un truc pour conclure.
« Bon, oui c’est vrai… Mais dans ces prochaines semaines, un conteur pédagogique viendra vous conter « les révolutions avortées ». Vous pourrez en parler avec lui. J’espère quand même que mon conte vous a plu et que vous reviendrez au lycée ».
Sur le parking de l’établissement, je m’assois dans la voiture de fonction, allume une cigarette-non-électronique. Les clameurs des enfants résonnent contre les murs gris du bâtiment. Austère alignement de fenêtres des salles de classe. À côté de la grille principale, j’observe un large dessin multicolore, sorte de graff subventionné pour projet artistique. Au milieu, il est écrit : « Si vous oubliez ce que vous êtes et dans quelle vie vous voulez être, n’espérez d’autre sort que celui d’une marchandise bonne à être exploitée une fois franchi le seuil de l’école ».(17) Tout a changé dans ce bahut, les idées et les enfants. Mais pas le bâtiment lui-même. Il faudra un jour penser à détruire tous ces bunkers… J’aime bien mon métier, mais cette atmosphère scolaire me donne quand même envie de fuir en roulant à fond sur les routes d’Aveyron. Alors je démarre, sans regarder dans le rétro.
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