Forte de son succès, la bataille contre Linky pourrait s’étendre à toute la « société connectée »
Le déploiement du compteur électronique et connecté Linky par la société Enedis (ex-ERDF) suscite une résistance populaire dont l’ampleur surprend jusqu’aux militants eux-mêmes. Alors que les collectifs engagés contre son installation enregistrent leurs premières victoires, certains pensent déjà au coup d’après : étendre cette lutte à celle, plus globale, contre la société du tout-connecté. Un article de notre partenaire L’âge de faire.
Cet article est tiré du numéro d’avril 2019 du magazine L’âge de faire, partenaire de Basta ! Son dossier est consacré aux résistances face à l’oppression numérique.
C’était il y a un an, à Sausset-les-Pins. Le lundi 16 avril 2018, la salle municipale de cette petite commune des Bouches-du-Rhône était à peine assez grande pour accueillir les 300 personnes venues assister à la réunion publique organisée sur Linky. Enedis (l’ex-ERDF) avait pour l’occasion dépêché six de ses cadres pour diffuser la bonne parole sur les bienfaits du compteur. Mais à leur arrivée, surprise : ils apprennent qu’ils ne seront pas les seuls à parler, une place ayant été réservée en tribune à Magalie, pour représenter le collectif anti-Linky du département. Ingénieur en environnement, celle-ci a déjà animé une petite quarantaine de conférences sur le sujet. « Quand ils ont su que le collectif aurait la parole, ils ont menacé de partir, se souvient-elle. Il a fallu que le maire insiste pour que je sois finalement « tolérée », avec pour consigne de laisser parler Enedis sans polémiquer ! » Non seulement Magalie s’imposera dans le débat, mais les spectateurs contrediront aussi les arguments avancés par les communicants d’Enedis. Ce soir-là, le gestionnaire du réseau aura suscité l’énervement du public, reparti plus convaincu que jamais de la nécessité de s’opposer au compteur. Le maire, au départ pas très chaud pour s’opposer au mastodonte Enedis, prendra finalement un arrêté « prescrivant qu’aucune installation de compteur Linky à partir de la voie publique ne soit faite sans l’accord explicite de l’abonné ».
Des millions d’euros en com’
Depuis trois ans, des centaines de réunions de ce type ont eu lieu, partout sur le territoire – même si elles s’organisent désormais sans Enedis, qui a renoncé à y participer. Près de 900 communes ont pris des arrêtés ou rendu des délibérations pour s’opposer à la pose forcée des compteurs [1]. On ne compte plus les centaines de collectifs anti-Linky constitués en quelques mois, certains se regroupant désormais à l’échelle de leur département. Dans le même temps, les actions en justice se multiplient. En mars, pour la première fois, les opposants ont même obtenu une importante victoire devant le tribunal administratif de Toulouse, qui a interdit l’installation du compteur chez treize plaignants électro-hypersensibles. D’autres actions de groupe – menées sur le modèle états-unien des class-actions – seront jugées prochainement.
Enedis, qui sent bien que la dynamique n’est pas de son côté, essaie de réagir. L’entreprise a par exemple dépensé plusieurs millions d’euros en communication pour redorer son blason et celui de son compteur. Cet été, l’opérateur, qui ne lésine pas sur les moyens, a notamment sponsorisé… le Tour de France ! Et pour tenter de poursuivre son programme en enjambant les citoyens, il organise désormais ses propres réunions, en y conviant uniquement des élus. Pourtant, là encore, l’entreprise se retrouve finalement face à des opposants, qui ont des yeux et des oreilles partout : « On a récemment participé à une réunion organisée par Enedis auprès des élus du coin, témoigne par exemple Sylvie. Un maire – que nous avions rencontré quelque temps auparavant pour lui parler de Linky – nous a proposé de l’accompagner. » Enedis n’a pas dû être déçu du voyage : Sylvie et René (son mari) luttent depuis des mois contre le compteur jaune, notamment en organisant des réunions dans toutes les Alpes-de-Haute-Provence où ils sont installés. Quand la destination est un peu loin et que la réunion risque de finir tard, ils s’y rendent en camping-car, pour pouvoir dormir sur place. Mais rien ne les arrête. Alors, face à Enedis, ces élus-là ont entendu un autre son de cloche que celui de l’opérateur.
L’opinion majoritairement opposée au compteur
Quant aux millions d’euros dépensés en communication, ils ne font visiblement pas le poids face aux milliers de « petites mains » qui leur font face. Ainsi, le 13 novembre 2018, selon des chiffres du Médiateur de l’énergie, « seule la moitié des foyers [étaient] favorable à l’installation des compteurs communicants », alors qu’ils étaient encore près de 60% en 2017. Et la dégringolade continue : selon un sondage publié en mars par le magazine Capital, plus des deux tiers (71%) des usagers veulent désormais pouvoir refuser Linky. « Au départ, les gens sont sidérés, ils ne pensent pas pouvoir s’opposer, observe Michelle, du collectif Stop Linky du Val d’Issole (83). Pendant nos conférences, on leur donne les arguments et les moyens d’action. On brise la tendance au « c’est comme ça, on ne peut rien y faire ». » Pour le groupe Marcuse, l’opposition au Linky « illustre ce que l’on sait déjà : c’est le plus souvent dans et par un conflit que les aspirations et les comportements individuels changent, que la critique se diffuse soudainement, que des refus et des actes inconcevables peu de temps avant (désobéissance à l’institution, résistance physique, sabotage…) s’imposent à certaines personnes » [2].
C’est le gros problème d’Enedis : Linky est une véritable usine à militants. Ce qui n’était pas forcément prévisible. « L’opposition est partie d’une intuition, de quelque chose qui relevait du bon sens paysan, analyse Isabelle, à l’origine du collectif anti-Linky de Marseille puis de celui des Bouches-du-Rhône. Les gens ont bien senti qu’on tentait encore de leur imposer un truc pour faire du fric sur leur dos, en dépit de risques pour leur santé et d’atteintes à leur intimité. Linky a été la goutte d’eau : « pas chez moi ! Stop ! Ça suffit ! » L’argumentation s’est construite au fur et à mesure de la lutte. »
Or, les arguments ne manquent pas : risque sanitaire, intrusion dans la vie privée, privatisation de l’énergie, coûts écologique et financier de l’opération, destruction d’emplois, pose forcée des boîtiers… Comme l’a noté la sociologue Aude Danieli, « c’est l’articulation et le renforcement mutuel de ces différents registres qui font que, aujourd’hui, ces mobilisations se maintiennent et perdurent dans le temps, voire s’étendent » [3].
Du Linky à la Smart city
Après avoir gagné la bataille de l’opinion, les collectifs parviendront-ils à faire dérailler pour de bon le programme Linky ? La justice finira-t-elle par déclarer illégal le fait d’équiper de force les citoyens d’un objet communicant ? Les opposants en sont convaincus, l’avenir le dira. Mais, déjà, certains collectifs pensent au coup d’après : faire de l’opposition au Linky une base de lancement pour la lutte contre le projet, beaucoup plus global, de « monde intelligent ». Quelques actions ont déjà été menées en ce sens.
Ainsi, le 4 avril, alors qu’il participait à Albi à un colloque sur l’intelligence artificielle dont il est si friand [4], le député Cédric Villani (LREM) a été accueilli par un « cloud d’opposants à la start-up nation ». Les manifestants lui ont remis un compteur Linkyn, qui « s’est révélé un merveilleux outil d’éducation populaire. Dans toute la France, il a permis une prise de conscience massive de ce que signifie le monde du big data et des algorithmes, des véhicules autonomes et de la 5G ». De même, pour le site Pièces et main d’œuvre, Linky est un « objet pédagogique » : « On tire sur le fil et on aboutit aussi bien à l’invention de la ’’houille blanche’’ qu’au nucléaire et au tout-connecté. »
En février, à Lyon, le collectif Info Linky Sol et l’association des Décâblés ont organisé une conférence commune intitulée « Linky et la vi(ll)e connectée » : « Dématérialisation des services publics, capitalisme numérique, uberisation de l’économie, technologies “vertes”, croissance “intelligente” et “durable”… Mais de quelle humanité la numérisation totale est-elle l’avenir ? » Sandrine, du collectif Linky, se souvient que tout n’a pas été évident : « Suite à notre exposé, quand est venu le temps des questions, les trois premières concernaient directement Linky et la façon de le refuser individuellement. Il a fallu taper un peu du poing sur la table pour expliquer que ce n’était pas le sujet, qu’il fallait sortir de son individualisme pour réfléchir collectivement sur le modèle de société qu’annonçait Linky. La salle s’est un peu vidée, mais ensuite, la discussion a enfin pu s’engager. La première question a été : “Contre qui se bat-on ?”. »
Déjà, nombre d’opposants ont franchi le pas de la lutte individuelle à la lutte collective, comme l’a remarqué Aude Danieli : « Ce n’est pas qu’un combat individuel ou des mouvements corporatistes, ces mobilisations questionnent aussi l’intérêt général et l’utilité citoyenne de ce compteur. » Merci Linky !
Cet article est tiré du numéro d’avril 2019 du magazine L’âge de faire, partenaire de Basta ! Son dossier est consacré aux résistances face à l’oppression numérique. Pour en savoir plus, rendez-vous ici
Notes
[1] Selon le décompte tenu par l’opposant Stéphane Lhomme sur son site refus.linky.gazpar.free.fr.
[2] Extrait du livre La liberté dans le coma, que viennent de rééditer les éditions La Lenteur. L’ouvrage est signé par le « Groupe Marcuse » : Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie.
[3] À l’occasion d’une audience publique tenue à l’Assemblée sur « les enjeux des compteurs communicants », le 14 décembre 2017.
[4] Lire à ce sujet L’âdf n° 140, « La toile bien tissée de Cédric Villani ».