Renouvelé à la présidence d’EDF, Jean-Bernard Lévy a pour mission d’engager la « grande transformation » du groupe, telle que la souhaite l’Élysée.
À l’avenir, EDF ne serait qu’un producteur public d’électricité nucléaire. Syndicats, experts, cadres de l’entreprise dénoncent ce « Meccano » sans sens industriel, mettant en péril l’ensemble du système électrique et les finances publiques.
Cela n’a été qu’une simple formalité. Jean-Bernard Lévy a été reconduit à la présidence d’EDF lors de l’assemblée générale du groupe le 16 mai. Une première depuis fort longtemps. Aucun président d’EDF n’a vu son mandat renouvelé depuis 1987. Jean-Bernard Lévy, lui, est parvenu à échapper à la sanction. Dès février, il a été reconduit par le gouvernement.
Emmanuel Macron, qui l’avait fait nommer à la tête d’EDF lorsqu’il était ministre de l’économie, l’apprécie : Jean-Bernard Lévy est parvenu à exercer son premier mandat, sans faire de vagues, en parfait exécutant des vues élyséennes, après être parvenu à neutraliser Nicolas Hulot. En interne, cette reconduction « par défaut », selon de nombreux observateurs a été prise avec résignation et philosophie. « Au moins, on ne va pas passer à nouveau deux ans à expliquer ce qu’est EDF », constate un cadre.
Jean-Bernard Lévy risque cependant d’avoir un deuxième mandat beaucoup plus compliqué, même si sa feuille de route a été très allégée. Plus question de « participer à la transition énergétique, d’anticiper les mutations à long terme, de montrer l’exemplarité du groupe en matière d’animation des filières industrielles ; d’être un acteur emblématique du service public », comme le gouvernement précédent le lui avait demandé, lors de sa nomination en 2014.
Le président d’EDF n’a plus qu’une mission, comme le lui a indiqué le gouvernement dès février : préparer une évolution de l’organisation de l’entreprise pour assurer la pérennité et le développement du nucléaire.
Ainsi se confirment nombre de rumeurs, les propos esquissés par Emmanuel Macron et les appréhensions de Nicolas Hulot lors de sa démission en fin août 2018. La transition et la sécurité énergétique, les enjeux climatiques, le service public de l’énergie, tout cela n’est que secondaire. Pour l’Élysée, EDF, c’est le nucléaire, point.
« Emmanuel Macron ne croit pas aux énergies renouvelables. Pour lui, la réponse au réchauffement du climat, la transition énergétique, passe par le nucléaire », confirme un proche du dossier. Mais un nucléaire à la main de l’État, faisant assumer toutes les charges et tous les risques au public et aux consommateurs, en masquant les échecs, les impasses et le coût véritable.
Dès sa reconduction, Jean-Bernard Lévy est prié de s’attaquer au plus vite à cette « grande transformation ». Le lancement officiel de ce projet, nommé Hercule, devait être officialisé lors d’un comité stratégique le 28 mai. Après les élections européennes.
Mais à la grande fureur de l’Élysée, les grandes lignes du projet ont été révélées par le Parisien avant. L’État projette de renationaliser EDF – il détient actuellement 83,67 % du capital – et de scinder le groupe entre la production nucléaire d’un côté et toutes les autres activités de l’autre. La seule solution, selon le gouvernement, pour permettre à EDF, déjà très endetté, de faire face au mur d’investissements qu’il doit affronter dans les années à venir pour maintenir et développer son parc nucléaire.
Normalement, la direction d’EDF a jusqu’en décembre pour présenter son projet. Dans les faits, il est déjà bien avancé. Depuis plusieurs mois, l’Agence de participations de l’État (APE) et la direction d’EDF travaillent à la demande de l’Élysée à ce projet. Aidés par des banques-conseils, dont UBS, ODDO, J.P. Morgan ou Natixis, ils ont conçu un schéma qui ressemble très fort aux idées qui trottaient dans la tête d’Emmanuel Macron quand il était ministre de l’économie.
Celui-ci estimait alors qu’il fallait revoir le statut et l’organisation d’EDF. « Autant le statut de société cotée est une solution pertinente pour se diversifier ou développer le nucléaire à l’international, autant il ne me semble pas optimal pour ce qui concerne le nucléaire en France, compte tenu des contraintes de production, du parc installé, de la régulation. (…) Il serait extrêmement difficile, toutefois, de sortir de ce statut de société cotée. Il faudrait soit trouver énormément d’argent pour racheter toutes les actions, soit rompre le lien entre les activités dans le domaine du nucléaire en France et le reste du groupe », affirmait alors Emmanuel Macron devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale le 22 mars 2016, en soulignant que si cette solution était choisie, elle « impliquerait donc un démantèlement du groupe ».
Heureux hasard ! L’APE et la direction d’EDF aboutissent au même plan que celui défendu par Emmanuel Macron lorsqu’il était à Bercy. C’est bien un schéma de démantèlement que le gouvernement est en train de concocter pour EDF.
Afin de pouvoir renationaliser le nucléaire, EDF serait découpé en plusieurs morceaux. D’un côté, une structure serait créée, qui détiendrait 100 % du parc nucléaire, les principaux barrages hydrauliques (la liste ne semble pas arrêtée), ainsi que les centrales thermiques d’appoint. En gros, tous les moyens de production d’EDF. Cette structure serait totalement détenue par l’État.
De l’autre, toutes les autres activités d’EDF en aval, comme la distribution (Enedis – ex-ERDF), les énergies renouvelables (EDF EN), les services (Dalkia) seraient placées dans une autre structure dont le capital serait ouvert au privé. Dans quelles proportions ? À ce stade, tout semble encore à calculer.
Car dans un premier temps, cette scission doit permettre de faciliter l’opération de reprise publique du nucléaire. Lors du rachat par l’État, les actionnaires actuels d’EDF, selon les schémas étudiés par les banques-conseils, pourraient soit apporter leurs titres à l’opération et se faire rembourser en numéraire, soit convertir leurs actions du groupe en actions nouvelles de la société regroupant toutes les autres activités du groupe.
Cette solution d’échanges de titres pour des actions nouvelles permettrait de réduire le coût de la renationalisation complète d’EDF. Selon des chiffres qui circulent, l’État espérerait ainsi ramener le prix du rachat de l’électricien public autour de 700 à 800 millions d’euros au lieu de 6 à 8 milliards d’euros. De plus, à l’occasion de la scission, le bilan d’EDF serait « retravaillé », une partie des dettes du groupe – plus de 33 milliards d’euros – étant transférés dans la nouvelle structure.
Enfin, cette cotation pourrait permettre de lever de l’argent et conforter les fonds propres d’EDF, nettement insuffisants par rapport aux engagements pris et à venir de l’entreprise, sans que l’État, qui a déjà dû participer à une augmentation de capital de 3 milliards d’euros en 2017 pour effacer en partie le désastre de la faillite d’Areva, ait besoin de remettre la main à la poche.
« Un projet de banquier d’affaires »
Pour l’instant, la direction d’EDF est muette sur les négociations qu’elle a engagées avec l’État. Interrogé sur les projets à venir, le groupe n’a pas répondu à nos questions. Sans information autre que celles qui fuitent dans la presse ou les rumeurs de couloir, les salariés en sont réduits à essayer de comprendre ce qui se trame. Les premières réactions cependant au projet sont largement négatives.
« Ce projet n’a aucun sens industriel. Il conduit à la désintégration du système électrique, sans apporter de réponse à un vrai problème : l’électricité n’est pas soluble dans la concurrence libre et non faussée », assure François Dos Santos, secrétaire CGT du Comité central d’entreprise d’EDF.
« L’avenir d’EDF, c’est avant tout une question de régulation dans l’intérêt du groupe et non de réorganisation dans l’intérêt des banques d’affaires », réagit de son côté Alexandre Grillat, responsable de la CFE-CGC, qui dénonce une « tambouille financière qui réduit l’avenir d’EDF à un Meccano capitalistique ».
« Il n’y a aucun projet industriel et économique derrière ce plan. Ce gouvernement, avec l’aide de l’Europe, ne sait faire qu’une chose : privatiser », ajoute Anne Debregeas, responsable de SUD Énergie. « Ce projet ? Ce n’est qu’un charcutage comptable et financier qui ignore tout des problèmes de l’électricité », renchérit un ancien responsable du groupe.
Même les salariés actionnaires s’énervent. Ils ont adressé plusieurs questions écrites aux administrateurs d’EDF avant l’assemblée générale, en leur demandant comment ils entendaient défendre « l’affectio societatis des salariés, des actionnaires et des consommateurs » dans les opérations à venir et en réclamant que les administrateurs représentant l’État ne puissent pas prendre part ni aux délibérations ni au vote sur l’éventuelle mise sur le marché des filiales d’EDF, afin de prévenir tout conflit d’intérêts.
Voir EDF réduit à un simple fournisseur d’énergie nucléaire, portant tous les risques, sans que les fournisseurs privés en prennent leur part, abandonnant toutes ses missions de service public, renonçant à être un acteur de la transition énergétique, abandonnant son rôle moteur dans la recherche et les technologies énergétiques d’avenir, est perçu comme inadmissible pour beaucoup.
La désintégration du groupe, séparé entre un amont nationalisé et un aval libéralisé – et sans doute à terme totalement privatisé, redoutent certains –, fait courir un grand risque à EDF, de l’avis de nombreuses personnes, et même plus largement à l’ensemble du système électrique français.
À terme, c’est toute l’organisation actuelle qui disparaît. Plus de distributeur public, disparition programmée des tarifs régulés de l’électricité, soumis alors à la libre concurrence du marché, et peut-être même remise en cause de la péréquation tarifaire qui permet d’offrir un prix équivalent aux consommateurs sur le territoire.
Mais ce sont aussi les contrats individuels et collectifs qui pourraient être remis en cause, en cas de privatisation. Enedis travaille avec des contrats de concession avec les collectivités locales, est garante des installations électriques dans les copropriétés depuis la loi Élan et est propriétaire des compteurs individuels posés dans chaque domicile. Le chambardement juridique paraît immense, voire insurmontable, sans parler des risques financiers qui y sont associés. « Une folie », à entendre ceux qui connaissent le groupe.
« C’est vraiment un projet de banquier d’affaires. Leur intérêt est de tronçonner EDF en morceaux les plus petits possible. Forcément, à chaque opération de découpage, ils touchent leurs commissions. Mais on va mettre en pièces le formidable outil dont nous disposons, à savoir un opérateur d’un service public intégré. En désintégrant EDF, on perd tous les effets de taille critique, la complémentarité des moyens de production, la gestion du réseau », relève un cadre du groupe.
« Séparer la production de la distribution, c’est exactement ce que les responsables politiques avaient juré de ne pas faire. Cela donne des catastrophes comme l’effondrement du réseau électrique en Californie en 2001. Cela a coûté des milliards par la suite », analyse Anne Debregeas. La responsable de SUD Énergie souligne elle aussi les risques de désoptimisation, de rupture du système, qui demande une gestion encore plus fine depuis l’émergence des énergies renouvelables. « On risque d’aboutir à un système complexe, opaque, illisible. C’est dans ces situations que surviennent les accidents et les crises », prévient-elle.
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