Objectif : aider 50 pays d’ici cinq ans à concevoir et déployer sur leur territoire au moins une composante de leur infrastructure publique numérique.
Le 8 novembre dernier a officiellement été lancée la campagne « 50-in-5 ». Au programme : identité numérique, paiements numériques et systèmes d’échange de données. À la manœuvre : Bill Gates et une poignée de milliardaires, soutenus par l’Onu. Tour d’horizon.
◆ Un énorme réseau de recueil, de contrôle et d’échange de données
« 50-in-5 ». Qu’est-ce encore que ce « machin », dont le lancement a été annoncé le 8 novembre dernier sur X (ex-Twitter) par la Gates Foundation, c’est-à-dire Bill Gates ? « Une campagne révolutionnaire menée par les pays avec l’objectif ambitieux d’aider 50 pays à concevoir, lancer et déployer à leur échelle au moins une composante de leur infrastructure publique numérique d’ici à 2028», nous dit le tweet.
Concrètement, que signifie ce charabia ? Et pour commencer, qu’est-ce qu’une infrastructure publique numérique ? Selon le site de 50-in-5, les infrastructures publiques numériques (digital public infrastructures ou DPI, en anglais) font référence à un « réseau sécurisé et interopérable de composantes qui incluent les paiements numériques, les identifiants numériques et les systèmes d’échange de données ».
◆ Pour des « économies résilientes » et « le bien-être des populations »…
Un mauvais esprit pourrait y voir les parfaits ingrédients de base pour aller vers un contrôle numérique des populations. Mais bien sûr que non. Le site de 50-in-5 insiste, ces infrastructures publiques numériques n’ont que des buts positifs : elles sont « nécessaires pour que tous les pays construisent des économies résilientes et innovantes, ainsi que pour le bien-être des populations », « en numérisant et modernisant leurs services avec la DPI, les gouvernements peuvent répondre plus rapidement et plus efficacement aux besoins des populations», « cette approche encourage l’innovation, renforce l’esprit d’entreprise locale et garantit l’accès aux services pour les groupes mal desservis ». Bref, que du vertueux, saupoudré de tous les éléments de langage à la mode : « sûr », « inclusif », « équitable », « durable », « responsable »…
Et malheur à ceux qui voudraient s’en passer : « Sans donner la priorité à la DPI, les pays risquent d’être enfermés dans des monopoles numériques qui sont coûteux, étouffent l’innovation, entravent la capacité future de s’adapter à des besoins imprévus et limitent les avantages publics. » Ils risquent encore « d’exacerber les disparités et de faire l’objet d’écosystèmes numériques fragmentés, redondants et inefficaces. » On l’aura compris : en dehors de la DPI, point de salut.
◆ Cinq partenaires, mais toujours les mêmes derrière
Derrière cette opération au marketing bien doré, on trouve cinq partenaires : la Fondation Bill & Melinda Gates, le Centre for Digital Public Infrastructure (CDPI), CO-Develop, Digital Public Goods Alliance (DPGA), et l’UNDP (United Nations Procurement Division – Programme des Nations unies pour le développement, en français).
La Fondation Gates, on connaît, c’est Bill Gates. Le CDPI, en revanche, on connaît moins. Mais sur son site, deux personnalités apparaissent sur la page d’accueil : un certain Nandan Nilekani et… Bill Gates ! Tiens ? Pourtant, sa fondation ne fait pas partie des organismes soutenant cette structure, puisque les deux partenaires cités sont Nilekani Philanthropies (nous y reviendrons) et CO-Develop (également partenaire de « 50-in-5 »).
Voyons donc le site de CO-Develop. On y apprend que c’est « un fonds mondial à but non lucratif pour réaliser les possibilités catalytiques d’infrastructures publiques numériques ». Décidément, c’est une obsession ! Là encore, le discours est empli de bonnes intentions (il paraît que l’enfer en est pavé) : « Nous appelons le monde à agir maintenant et à agir ensemble pour saisir cette occasion unique de faire en sorte que la DPI soit inclusive, sûre et équitable. Co-développons les bases d’un avenir plus juste. »
Du côté des partenaires, on trouve, comme c’est bizarre, la Fondation Bill & Melinda Gates et Nilekani Philanthropies (toute impression de retomber toujours sur les mêmes est parfaitement justifiée). Mais on trouve aussi Omidyar Network, la Fondation Rockefeller et la Fondation Patrick J. McGovern. Que de riches « philanthropes » !
◆ Ces ultra-riches qui veulent changer le monde
Passons sur la Fondation Rockefeller, archiconnue, et entrons un peu dans le détail des noms qui le sont moins. Pierre Omidyar est le fondateur d’eBay, société avec laquelle il a fait fortune. Omidyar Network sert à financer des projets à but non lucratif, des entreprises à but lucratif et des initiatives publiques. D’après son site, « Omidyar Network est une entreprise de changement social qui réinvente les systèmes critiques et les idées qui les gouvernent, pour construire des sociétés plus inclusives et plus équitables, au profit du plus grand nombre, pas seulement de quelques-uns, dans le monde ». Que de bons sentiments.
Patrick J. McGovern, décédé en 2014, était le fondateur et président d’International Data Group. Comme Pierre Omidyar ou Bill Gates, il faisait partie de la liste Forbes 400 des plus riches Américains. Sur le site de sa fondation, on lit toujours le même blabla : « Nous sommes des acteurs mondiaux du changement, des optimistes et des visionnaires inspirés de la technologie qui font progresser l’IA et les solutions de données pour créer un avenir florissant, équitable et durable pour tous. »
◆ Le cas de l’Indien Nandan Nilekani
Quant à Nandan Nilekani, cet entrepreneur est le cofondateur et président du géant indien de l’informatique Infosys. Entre autres faits notables, il a également présidé l’Autorité d’identification unique de l’Inde (UIDAI) et mis en œuvre le projet de carte d’identité unique en Inde, pour lequel a été développé un système d’identification biométrique très sophistiqué, baptisé Aadhaar (10 empreintes digitales, deux iris et une photo du visage, assortis d’un numéro d’identification à 12 chiffres). Comme le souligne un article de Challenges de 2016, si le but proclamé de ce programme était « d’offrir une existence officielle à des centaines de millions d’Indiens qui, faute de carte d’identité, restaient invisibles à l’administration, et donc exclus des programmes d’aide sociale », beaucoup y ont vu « un Big Brother potentiel, qui pourrait être détourné au détriment de la vie privée des citoyens ».
Dans une interview publiée en juillet 2022 sur le site de McKinsey, l’homme d’affaires indien se vante également d’avoir participé à la conception de l’interface de paiement unifiée (UPI) en Inde et ne cesse de promouvoir « les nouvelles façons d’utiliser la technologie numérique pour le bien public ». Il cite en exemple le module de certificat de vaccination numérique utilisé par l’Inde pendant la pandémie de Covid… Nilekani est bien entendu un habitué du Forum économique mondial.
◆ L’Onu et plusieurs pays dans la démarche
Quatrième partenaire de « 50-in-5 » : l’Alliance pour les biens publics numériques (Digital Public Goods Alliance ou DPGA en anglais). Son slogan : «Libérer le potentiel des technologies open source pour un monde plus équitable. » De façon plus détaillée, l’Alliance se dit être « une initiative multipartite qui accélère la réalisation des objectifs de développement durable en facilitant la découverte, le développement, l’utilisation et l’investissement dans les biens publics numériques». Financée par les Nations unies, la DPGA est régie par un conseil d’administration composé d’organisations membres. Y siègent à l’heure actuelle le ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du développement, la Fondation EkStep, le gouvernement de Sierra Leone, l’Agence norvégienne de coopération pour le développement (Norad), l’UNPD et l’Unicef.
L’UNPD, le Programme des Nations unies pour le développement, est également le cinquième partenaire de « 50-in-5 ». La Fondation EkStep, elle, est présidée par… Nandan Nilekani. Encore lui ! Et si l’on regarde la liste complète des membres de la DPGA, qui y trouve-t-on ? Oh, surprise ! La Fondation Bill & Melinda Gates, Omidyar Network et la Fondation Rockefeller.
Quant aux onze pays membres de cette Alliance, il est intéressant de noter que sept d’entre eux (la Norvège, l’Estonie, la Sierra Leone, l’Éthiopie, le Bangladesh, le Sri Lanka et le Guatemala) font partie des onze premiers pays à avoir rejoint la campagne « 50-in-5 », à laquelle participent également la Moldavie, le Sénégal, le Togo et Singapour (la vidéo officielle de présentation de « 50-in-5 » indique également le Brésil…).
◆ Vers une accélération du contrôle numérique ?
Que conclure de toutes ces informations ? D’abord, que cette campagne « 50-in-5 » est l’œuvre d’un consortium d’organismes qui, malgré leurs différents noms, sont tous dirigés ou financés par les mêmes milliardaires « philanthropes », à commencer par Bill Gates et Nandan Nilekani, dont on a toutes les raisons de se méfier.
Ensuite, que derrière les belles intentions affichées par chacune de ces structures (avec quasiment toujours les mêmes mots) et la caution apportée par l’Onu, l’objectif de cet agenda (50 pays en 5 ans, et ce n’est sans doute qu’un début) est clairement d’accélérer la mise en œuvre de l’identité numérique, des paiements numériques et des échanges de données dans le monde. Or, tous ces outils sont à double tranchant : vendus comme facteurs de développement économique et facilitateurs d’accès aux services pour les populations, ils sont aussi de formidables instruments de contrôle social par les données. Que Bill Gates et consorts en soient les promoteurs acharnés, avec des États complices ou consentants, n’a en soi rien de rassurant.
Alexandra Joutel