Vers une surveillance au travail sans limite

Le panoptique numérique déploie une surveillance au travail omniprésente et généralisée, que la législation a bien du mal à limiter.

Comment la surveillance au travail se déploie-t-elle dans les outils de travail ? Pourquoi s’étend-t-elle sans limite ?

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https://blogs.mediapart.fr/hubertguillaud/blog/03

Extraits

La surveillance des comportements et l’accélération des cadences jusqu’à leurs limites ?

Vous avez certainement vu passer cette vidéo dans vos flux. C’est une image vidéo de l’intérieur d’un café où un système de reconnaissance d’image analyse différents éléments, comme le temps d’attente des clients, le nombre de cafés que servent les vendeurs ou le fait que les tables soient propres. Des systèmes de ce type, développés par Hoptix ou Neurospot, se proposent de surveiller les employés et leurs comportements, mais également affirment être capables d’analyser les conversations entre serveurs et clients, par exemple pour détecter le nombre de fois où ils proposent aux clients des suggestions supplémentaires à leurs commandes pour les convertir directement en bonus sur leurs fiches de paye.

Les logiciels promettent de suivre la préparation de commande, leur rapidité, la gestion de la clientèle. Neurospot propose même aux patrons de recevoir « des alertes instantanées lorsqu’une insatisfaction client est détectée »

s’énerve Contre-Attaque

Comme dans tous les autres secteurs, la collecte de données au travail procède toujours d’une justification positive. Elle est accomplie pour comptabiliser les heures travaillées, quantifier le travail, s’assurer du respect des délais, améliorer la facturation… D’un côté, les entreprises cherchent à augmenter leur collecte de données personnelles pour améliorer la sécurité au travail par exemple, de l’autre les travailleurs suspectent que ces nouvelles collectes permettent une surveillance et un cadencement accru quand ce n’est pas une utilisation punitive, comme c’est déjà le cas dans la logistique pour ceux qui ne suivent pas les cadences.

 C’est ce qu’expliquait la journaliste Anna Kramer pour le défunt site d’information Protocol, en revenant sur le développement d’outils de surveillance des postures, qui peuvent effectivement identifier les mouvements à risques, mais qui risquent surtout de renvoyer les employés à leurs responsabilités pour mieux soustraire l’entreprise à ses propres responsabilités. 

En fait, en matière de sécurité au travail, l’évidence rappelle surtout que le corps humain n’est pas conçu pour répéter à un rythme rapide les tâches requises par de nombreux emplois de la logistique. Pourtant, avec des appareils de mesure des postures, comme StrongArm ou Modjul qui commencent à coloniser les entrepôts de Walmart et d’Amazon, la question de la sécurité au travail devient un score que les employés doivent respecter, quand ils ne sont pas renvoyés à une forme de compétition entre eux. Les outils d’analyses intégrés fournissent une mine de données granulaires sur chaque travailleur en surveillant les mouvements, les inclinaisons, les torsions, les portages que chacun accomplit.

Le problème est que ces données pourraient aider les entreprises à se soustraire à leurs responsabilités et à accabler les travailleurs individuellement. Par exemple en poussant les entreprises à se séparer des travailleurs les moins sûrs ou ceux dont les scores sont mauvais et qui risquent de se blesser, plutôt que d’avoir à revoir leurs protocoles et cadencements.

Pour les responsables de StrongArm ou de Modjul, ces données ne doivent pas être utilisées de manières punitives, mais doivent permettre d’identifier les emplois et postes qui posent problèmes pour les améliorer. Or, rien dans leur usage n’assure que les entreprises ne les utiliseront pas pour accabler les travailleurs. Les blessures dans les entrepôts d’Amazon, pourtant très automatisés, sont élevées et n’ont cessé d’augmenter ces dernières années (6 à 9 blessures pour 100 employés chez Amazon contre 3 à 4 pour 100 employés chez Walmart). Reste que si votre travail vous oblige à vous pencher pour être réalisé, un appareil vibrant n’y changera rien. C’est la tâche et le poste de travail qu’il faut revoir où les situations où les gens ont tendance à être en difficulté. 

Pour Debbie Berkovitz, experte en protection des salariés, ces appareils ne font qu’informer de ce que ces entreprises savent très bien : elles connaissent déjà les personnes qui ont des douleurs et les postes qui génèrent des douleurs et des blessures. Pour l’ergonome Richard Gogins, le problème n’est pas nécessairement les mauvais mouvements et les mauvaises positions, c’est souvent les objectifs élevés et les cadences trop fortes qui poussent les gens à faire de mauvais mouvements. 

Dans trop de situations encore, finalement, quand un employé se blesse, c’est trop souvent sa responsabilité qui est convoquée plus que celle de l’employeur. Les douleurs générées par le travail restent bien plus souvent prises en charge par la collectivité et les individus que par l’entreprise qui les provoque, comme le soulignait l’excellente enquête du journaliste Jules Thomas pour Le Monde, qui rappelait que les accidents du travail sont d’abord la réalité persistante de la dégradation du travail. La précarité, le manque de prévention dans nombre de secteurs qui paraissent peu propices aux accidents graves viennent renforcer leur invisibilisation, du fait de leur sous-déclaration.

Une sous-déclaration qui est à la fois le fait des entreprises, mais également des salariés précarisés. Reste que quand les employés sont abîmés par le travail, c’est d’abord eux qui en supportent les conséquences, d’abord et avant tout en ne pouvant plus accomplir ce travail. Les risques professionnels sont profondément liés à l’intensification, rappelle le sociologue Arnaud Mias qui souligne, lui aussi, que le travail devient insoutenable par déni de diversité du fait de la standardisation des indicateurs. En comparant tous les employés entre eux, la moyenne de leurs performances à tendance à discriminer ceux qui s’en éloignent.

A terme, le risque est que les données favorisent le stakhanovisme. La compétition entre travailleurs qu’induit la surveillance des indicateurs de productivité risque de favoriser l’exclusion de tous ceux qui n’entrent pas dans la course parce que trop vieux, trop faibles… Le pilotage par les indicateurs de productivité risque de renforcer partout les discriminations. 

Si facile, si pratique ! Une surveillance institutionnalisée en roue libre !

Le problème est que la surveillance des employés, démultipliée par les innombrables outils du panoptique numérique disponibles, semble être devenue un champ de développement du contrôle sans plus aucun obstacle, sans plus aucune limite. Pourquoi ? Ce n’est pas seulement parce que « la surveillance est le business model du numérique »comme disait Bruce Schneier. Mais plus encore parce que les outils la rendent possible et incroyablement facile ! 

C’est ce qu’explique le chercheur Wolfie Christl qui, via le laboratoire Cracked Lab, enquête sur la montée de la surveillance au travail en observant simplement les fonctionnalités proposées par les outils numériques que les entreprises utilisent. Il vient de produire une étude sur Dynamics 365, une suite d’applications de Microsoft qui permet de construire des applications pour surveiller les travailleurs de terrain, comme les réparateurs, les agents de sécurité, de nettoyage, les aides à domicile…

Christl montre que le système applicatif permet de structurer, diriger et microgérer le travail, en l’alignant sur des processus strictement cadrés et définis qui vont de la surveillance des déplacements en passant par le contrôle des tâches ou du comportement, jusqu’à la synthèse d’indicateurs qui permettent d’évaluer l’ensemble et de les comparer aux résultats des autres employés.

Le système permet même de gérer des alertes si les processus ne sont pas respectés où si le salarié s’éternise. Chaque tâche peut-être spécifiée selon des instructions et des durées… Et les applications peuvent générer des plannings qui se mettent à jour à la demande, en tenant compte de la disponibilité, de l’emplacement, des temps de trajet prévus et des profils de compétences des travailleurs, ainsi que de l’historique des travailleurs ou de la satisfaction des clients. Bien sûr, tous ces développements sont facultatifs, mais les fonctionnalités s’entremêlent pour créer des possibilités de suivi accrues. Si la localisation peut-être désactivée par exemple, Microsoft recommande cependant de l’utiliser et même de l’enregistrer toutes les « 60 à 300 secondes », puisque cette localisation va être utile pour nombre de calculs : durées, trajets, plannings…

Pour le chercheur, les processus standardisés, les objectifs de performance rigides et la planification automatisée risquent d’intensifier le travail sans limites. Wolfie Christl parle de « fouets numériques »pour évoquer le développement d’un rapport soumis aux indicateurs, tant des patrons que des employés. Mais dans cette vision moderne de l’esclavage, quand l’employé se rebelle contre les capteurs, il est renvoyé à son utilisation individuelle, comme quand il jette la commande vocale qui siffle ses ordres à son oreille, il n’a plus le moyen d’abattre le système qui le dirige. 

Un autre rapport du chercheur étudie le développement des logiciels de points de vente dans les magasins de détails, les restaurants et les hôtels. Là encore, le suivi de performance s’étend jusqu’au contrôle comportemental. Sur les tableaux de bords d’indicateurs, les employeurs peuvent classer les travailleurs « du meilleur au pire », identifier les « moins rentables » et prédire leur productivité future. Ces systèmes disent être capables de prévenir la fraude et peuvent placer des employés sur des listes de surveillance. Ils peuvent répartir les tâches automatiquement, sous minuteurs, avec d’innombrables alertes pour mettre la pression. La logique industrielle du taylorisme de la chaîne de montage colonise toutes les professions, conclut le chercheur.

Mais les systèmes sont encore loin d’être parfaits, souligne-t-il. Bien souvent, les enregistrements défectueux et les tâches non documentées conduisent à des problèmes qui renvoient à la responsabilité de l’employé plus qu’à celle des systèmes. Quand la machinerie défaille, c’est le comportement de l’employé qui est pointé du doigt par la machine : c’est toujours lui dont la performance est dégradée et enregistrée comme problématique.

Christl remarque encore que ces logiciels sont certes configurables. Les employeurs peuvent décider de les utiliser de manière plus ou moins intrusive, par exemple en ne faisant pas s’afficher les minuteurs (ce qui ne signifie pas que les tâches ne sont pas chronométrées). Mais ils peuvent également les rendre plus intrusives, en les intégrant à un logiciel RH ou en exportant les données vers d’autres plateformes d’analyses. Le panoptique est un espace de réglage en boucle sur lui-même, très simple à mettre en place. 

Ce que montrent les enquêtes du chercheur en observant les outils mis à disposition des employeurs, c’est qu’ils institutionnalisent la surveillance pour produire des métriques, des ratios, des indicateurs pour piloter la productivité de l’activité. La surveillance est normalisée, inéluctable. Et son accélération également, puisque de meilleurs indicateurs produiront nécessairement une meilleure productivité, qu’importe si cela passe trop souvent par des indicateurs défaillants. 

Outre les défaillances des systèmes, le panoptique de surveillance élargit également les possibilités d’abus, explique Christl dans un nouveau rapport. Rien n’est plus facile désormais que d’espionner les employés, réprimer la dissidence, appliquer une surveillance excessive ou imposer des mesures disciplinaires arbitraires. En permettant un accès à une grande étendue de données, l’asymétrie de pouvoir entre les organisations et les employés s’agrandit… au risque d’une surveillance sans plus aucune limite. 

Vers le « despotisme à la demande » : la surveillance est la conséquence de la dégradation de l’emploi !

Dans son livre, Temporaire : comment Manpower et McKinsey ont inventé le travail précaire (Les arènes, 2021), Louis Hyman, avait montré que l’invention du travail intérimaire puis temporaire était une entreprise idéologique. Peu à peu, pour les entreprises, la stabilité de l’emploi est devenue un problème plutôt qu’un but. L’invention du contrat à durée déterminée (CDD) en 1979 en France n’était pas qu’une solution à la crise économique. Il marque aussi le début d’une dérégulation des conditions de travail qui ne va pas cesser de s’accélérer avec la montée de l’externalisation, la micro-entreprise, les contrats zéro-heures, l’ubérisation…  Pour caractériser cette montée d’un travail temporaire de plus en plus flexible, le sociologue Alex J. Wood parle quant à lui de « despotisme à la demande ».

Dans son livre éponyme (Cornell University Press, 2020, non traduit), le sociologue ne parle pas beaucoup des outils numériques visiblement, il observe seulement l’impact qu’ont eu les horaires flexibles et le temps partiel sur la disciplinarisation des travailleurs. La disparition de la sécurité qu’offrait un travail à temps plein a conduit les travailleurs précaires à se discipliner pour obtenir leurs quotas d’heures.

Pour obtenir les heures promises, ils doivent accepter les contraintes qui vont avec, comme les horaires fragmentés et une disponibilité à la demande, en temps réel. Wood montre d’ailleurs que les employés qui se soumettent le mieux aux injonctions sont aussi ceux qui obtiennent, en récompense, les meilleurs horaires. La précarisation renforce l’autoritarisme des organisations.  

La sociologue Madison Van Oort dans son livre, Worn out : how retailers surveil and exploit workers in the digital age and how workers are fighting back (Épuisé : Comment les détaillants surveillent et exploitent les travailleurs à l’ère numérique et comment les travailleurs ripostent, MIT Press, 2023, non traduit) dresse le même constat en observant l’impact de l’outillage numérique dans les enseignes de la Fast Fashion, comme H&M ou Zara. Elle montre que, là aussi, les employés travaillent à la demande, notamment depuis des applications de planning automatisées profondément imprédictibles et qui font peser sur leurs épaules toute l’insécurité de l’emploi. 

Les technologies numériques transforment en profondeur le secteur des services à bas salaires, explique Madison Van Oort. Pour elle, la fast fashion, qui est une forme de commerce industriel, est le secteur emblématique d’une industrie totalement orientée par les données et qui promeut partout la jetabilité.

Non seulement les produits sont aussi vites produits, vendus que remplacés, mais les employés subissent le même traitement (dans le secteur, 60% des employés des magasins sont embauchés de manière temporaire, l’essentiel l’est à temps partiel). Et la chercheuse suggère que cette vision du monde, cette chosification, est façonnée par la numérisation, par le fait que tout est considéré comme des données – le designer italien Stefano Diana estimait que cette mise à distance qui transforme tout en chiffre nous ôte toute empathie.  

Or la fast fashion est bien l’enfant de la numérisation. La révolution de l’interconnexion a permis d’accélérer la production et la circulation de la chaîne d’approvisionnement et a permis la consécration d’une production temps réel. Une production directement pilotée depuis ce qui se vend et non plus depuis ce que les commerçants proposent. Une production plus réactive, capable de répondre aux demandes des clients. La fast fashion est bien sûr connue pour exploiter tous les travailleurs de la chaîne d’approvisionnement, notamment ceux qui fabriquent les vêtements à l’autre bout du monde. Mais c’est également le cas de ceux chargés de vendre les produits disponibles en continu. 

Au XXe siècle, à l’époque des grands magasins, un vendeur était embauché pour ses compétences et on attendait de lui qu’il soit proche des clients pour mieux les conseiller. A l’époque des magasins de marques, on n’attendait plus des vendeurs qu’ils soient commerciaux, seulement un intense travail émotionnel pour vendre l’expérience que propose la marque en magasin. Mais à l’époque de la fast fashion, le vendeur n’est plus qu’un magasinier constamment sous surveillance numérique. Cette prolétarisation s’explique par le fait que la relation au client a été déléguée aux machines.

Dans le monde de la fast fashion, les employés ont été dépossédés de la vente parce que les connaissances sur les clients ont été automatisées via les outils du marketing numériques. Ce sont eux qui prédisent les préférences des consommateurs et qui pilotent la relation clients. La sociologue explique que le travail émotionnel (que définissait la sociologue Arlie Russel Hochschild), celui qui connecte l’employé au client, qui prédit les désirs du consommateur, est désormais automatisé. Les magasins ont été dépossédés de cette compétence, renvoyée au travail des équipes marketing.  

L’analyse des données est omniprésente. Elle permet de personnaliser l’inventaire des magasins selon les ventes, mais pilote également la vie des employés, puisque ces mêmes données vont produire les moments d’affluences et décider des besoins en personnels, décider des plannings imprévisibles et également rendre les employés plus remplaçables et interchangeables qu’ils n’étaient. Ce n’est pas tant que les habits proposés sont si peu chers qu’ils se vendent d’eux-mêmes, mais que le marketing automatisé met les ventes sous stéroïdes et produit une accélération en chaîne.

Les vendeurs ne sont plus que des employés à la demande, qui sont là pour mettre les vêtements en place et nettoyer le magasin. Plier, ranger, nettoyer. Faire tourner les flux. 

Sans limites, la surveillance ne propose que de renforcer l’autoritarisme des organisations. 

Hubert Guillaud ; auteur de « Les algorithmes contre la société » aux éditions La Fabrique et journaliste pour https://danslesalgorithmes.net

Cet article a été publié originellement pour le média Danslesalgorithmes.net le 3 septembre 2024.