
Un big bang décidé en catimini
À partir du 1er janvier, le gouvernement s’engage dans une déréglementation totale d’un bien essentiel et une mise à sac du service public de l’électricité. Tous les clients seront soumis à la volatilité des marchés. Tous, sauf les grands groupes. Le gouvernement s’est refusé à ouvrir un débat public sur le sujet.
Personne ne le regrettera, tant, au fil des ans, il a été l’objet de dérives et de détournements coûteux. Au 31 décembre 2025, le dispositif de l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), qui met à disposition de la concurrence une partie de la production nucléaire d’EDF à prix bradé, s’arrêtera après quinze ans d’existence.
Mais comment va s’écrire la suite ? A-t-on entendu un seul débat public sur l’organisation de la production et la fourniture de ce bien essentiel ? Le gouvernement s’est-il expliqué une seule fois sur sa stratégie énergétique, le rôle qu’il entendait donner au service public d’EDF ? Rien, pas un mot.
La crise de 2022 a pourtant remis en lumière l’importance d’une stratégie énergétique et combien EDF avait un rôle essentiel pour assurer l’indépendance et l’attractivité de la France. L’urgence posée par les dérèglements climatiques souligne l’impératif de promouvoir à la fois la production d’une électricité décarbonée et la sobriété.
L’emballement déraisonnable pour l’intelligence artificielle rappelle que l’électricité va devenir un enjeu essentiel dans la nouvelle révolution technologique et industrielle. Les difficultés rencontrées par les ménages, dont plus d’un tiers désormais ont des retards de paiement de leur facture énergétique, soulignent l’importance d’avoir un cadre stable susceptible à la fois de garantir une électricité abordable pour tous et de permettre les indispensables investissements pour maintenir le système, tout en promouvant une société plus sobre.
Quel que soit l’angle choisi, tout poussait à ce que ces questions essentielles soient largement débattues et publiquement. À peine ébauché en 2023, le débat a été vite enterré par l’exécutif. C’est par un simple article dans le projet de loi de finances pour 2026 que la transformation du système électrique français est abordée, sans évaluation ni consultation.
Totalement abscons, cet article 41 – qui reprend et corrige partiellement un précédent article présenté dans la loi de finances 2025 – n’évoque les changements que sous le simple aspect de la surtaxation des éventuels profits d’EDF. Pour le reste, silence : tout se fait en catimini.
« Si le gouvernement refuse le débat sur l’avenir d’EDF, s’il ne présente aucun texte, aucun projet de loi sur la réorganisation du marché électrique en France, c’est qu’il sait qu’il est minoritaire. Personne ne veut des changements qu’il entend imposer au détriment de tous les usagers », explique Gwénaël Plagne, secrétaire du comité social d’entreprise central d’EDF, bien décidé à porter la question du service public de l’électricité partout jusqu’à l’élection présidentielle.
Le silence qui entoure cette transformation est d’autant plus inexplicable que le cadre dans lequel ont évolué les Français pendant des décennies est appelé à exploser. « C’est un big bang qui se prépare et qui passe totalement inaperçu des non-spécialistes, insiste François Lévêque, professeur d’économie à l’École des mines de Paris. Toute régulation de la production électrique va disparaître. Les consommateurs qui ont vécu pendant des années avec des prix administrés vont se retrouver du jour au lendemain exposés aux prix de marché de gros. »
Dans la main du marché
À partir du 1er janvier 2026, EDF, qui jusqu’alors avait l’obligation de fournir les besoins électriques en France dans le cadre de prix réglementés, sera libre de vendre la totalité de sa production électrique sur les marchés spot ou à terme et à travers des contrats à terme conclus avec ses petits et ses gros clients.
Les ménages, les artisans ou les commerçants qui, jusque-là, bénéficiaient de tarifs réglementés vont rejoindre la cohorte des PME et des collectivités locales qui en sont privées depuis plusieurs années et ont payé le prix fort pendant la crise de 2022 : ils n’auront plus aucune visibilité sur les factures d’électricité et aucune garantie de stabilité. En dehors des parties sur le financement des réseaux et les taxes en tout genre qui sont fixes, la partie consommation sera variable, déterminée en fonction des prix volatils des marchés.
Il restera bien un tarif réglementé calculé par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), à partir d’une moyenne des prix sur le marché de gros sur deux ans, pour déterminer un prix de référence pour les contrats. « On risque d’assister aux mêmes dérives que précédemment : la CRE va établir un tarif réglementé plus élevé qu’il ne devrait l’être, afin de favoriser la concurrence des fournisseurs alternatifs », grince Gwénaël Plagne.
En février 2025, l’association UFC-Que choisir avait commencé à évaluer, à partir du projet de loi de finances 2025, l’impact de ces changements sur le pouvoir d’achat des ménages. Alors que ceux-ci ont déjà vu leurs factures augmenter de près de 70 % depuis 2019, la réforme prévue devait se traduire par une augmentation de 19 % , soit « jusqu’à 250 euros supplémentaires par an pour un foyer moyen », au risque d’aggraver encore la précarité énergétique qui touche déjà près de 7 millions de Français.
Le gouvernement avait nié les chiffres de l’association de consommateurs, tout en ne présentant aucune autre évaluation. « Ils tablent sur la baisse des prix du mégawattheure (MWh) pour masquer la dérégulation projetée. Mais on sait ce qu’il en est des prix de l’électricité sur le marché de gros. Ils sont de la plus haute volatilité. La crise énergétique de 2022 et la guerre en Ukraine auraient dû servir de leçon. Le gouvernement n’a rien retenu », relève un observateur.
Pour les économistes et connaisseurs du secteur, le choix du gouvernement de mettre l’ensemble de sa production électrique à la merci d’un marché, indexé sur le prix du gaz, est injustifiable. Depuis des décennies, la stratégie énergétique de la France a été justement de construire un système solide, indépendant des sursauts financiers et géopolitiques. Et elle y est parvenue.
« Plus de 90 % de l’électricité française est produite à coûts fixes, que ce soit le nucléaire, l’hydraulique, l’éolien ou le solaire. La part du gaz représente une part infime – 4 à 5 % – utilisée par les centrales thermiques en cas d’appoint. Dès lors, pourquoi s’en remettre au marché, d’autant que la France n’a pas besoin de l’extérieur pour sa consommation ? Elle exporte déjà plus de 20 % de sa production », relève un connaisseur du dossier.
D’autres observateurs soulignent que le risque est grand qu’à un moment, les prix de marché ne suffisent pas à couvrir les coûts fixes et les coûts complets de production et mettent en danger à la fois la santé financière d’EDF et les investissements futurs du système de production électrique français.
Une « usine à gaz »
Car, dans sa réforme, le gouvernement n’a rien prévu pour protéger l’entreprise publique. En 2023, le projet de réforme avait imaginé instaurer un prix plancher en deçà duquel EDF serait dédommagée. Ce dispositif a disparu. Confirmant ses habitudes de traiter l’énergie comme une vache à lait budgétaire, sa seule préoccupation est de savoir comment il va taxer les éventuels surprofits d’EDF et les reverser, au moins partiellement, aux consommateurs en cas de flambée des prix.
Le schéma choisi tient de « l’usine à gaz », selon l’économiste François Lévêque. Le dispositif est si complexe et opaque que les failles et les dérives possibles apparaissent à vue d’œil avant même qu’il soit mis en œuvre. « Le gouvernement a inventé un mécanisme pire que l’Arenh », analyse un haut fonctionnaire.
Selon des calculs qui lui appartiennent, la CRE considère qu’en 2026, le prix de 60,3 euros le MWh couvrira les coûts complets de production d’EDF. Au-delà, l’entreprise publique sera bénéficiaire.
Le gouvernement a, selon le projet de loi, déterminé un premier seuil de prélèvement de 50 % des bénéfices si le prix oscille entre 5 et 25 euros au-delà d’un cours pivot. Un deuxième seuil de taxation de 90 % est fixé si le prix du MWh est plus élevé de 35 à 55 euros par rapport au cours pivot. Mais à quel niveau est fixé ce cours pivot qui déclenche la taxation ? Est-ce quand EDF vend son électricité à 70-80 euros le MWh pour le premier seuil ? Est-ce quand le prix du MWh atteint 90-110 euros pour le second seuil ? Mystère.
« Nous sommes dans l’inconnu. Tout doit être arrêté par décret. Il fait plus de quinze pages. Mais à ce stade, personne ne sait où le gouvernement va choisir de mettre le curseur », dit François Lévêque.
La suite est encore plus opaque. En cas de surtaxation, le gouvernement promet de reverser le produit de ces taxations aux consommateurs par le biais de leur fournisseur d’électricité. Charge à ce dernier de faire les calculs et les comptes, sous le contrôle de la CRE.
En fonction des contrats d’approvisionnement, chaque consommateur aura peut-être le droit à un rabais de 1 ou 2 euros sur le prix moyen de sa fourniture électrique, compte tenu de sa consommation. « Mais pas de sa consommation totale. Seulement celle échelonnée entre avril ou août, explique François Carlier, directeur de l’association de consommateurs CLCV. Ce mode de calcul est fait pour avantager les producteurs au détriment des ménages. »
« Le gouvernement refait les mêmes âneries qu’avec le bouclier tarifaire. Cela nous a coûté 50 milliards de dettes supplémentaires et là, cela va nous coûter beaucoup plus. Plutôt que de vendre l’électricité à prix fixe et réglementé, comme notre production nous le permet, il préfère s’en remettre au marché, en essayant après d’en corriger les défauts. Mais la taxation sur les surprofits n’a rien rapporté, et ne rapportera rien », pronostique ce haut fonctionnaire.
Il imagine déjà comment des fournisseurs alternatifs peu scrupuleux vont utiliser les failles pour en tirer profit, comme avec l’Arenh. D’autant que les concurrents d’EDF sont exemptés de tout effort. Même Engie et TotalEnergies n’auront pas à payer de taxe en cas de surprofits liés à une flambée des cours. « Cela s’appelle la concurrence libre et non faussée », ironise-t-il.
Une aberration idéologique
« Cette réforme est une aberration pour complaire à la Commission européenne. Par idéologie, la Commission européenne n’a jamais supporté EDF, parce que c’est une entreprise publique, donc à bannir par principe. Par faiblesse, par conviction idéologique, le gouvernement une fois de plus a capitulé, refusant de défendre notre système, notre bien public », s’emporte un autre connaisseur du dossier.
Avant même que cette réforme n’entre en vigueur, beaucoup en redoutent déjà les dégâts tant au niveau social que pour la solidité du système électrique français et le service public.
« Le pacte qui existait avec les Français risque d’être rompu. Il y avait une acceptation des risques du nucléaire en contrepartie du partage de la rente économique que celui-ci apportait. Aujourd’hui, le gouvernement choisit de leur faire porter tous les risques sans en avoir aucun bénéfice. Cela ne peut pas fonctionner », relève François Carlier. « Cela ne concerne pas seulement le nucléaire. Regardez les contestations autour des parcs éoliens. C’est toute la question de l’acceptabilité et de l’accès équitable de l’électricité au profit de tous », prolonge Gwénaël Plagne.
Dans son livre Énergie et inégalités. Une histoire politique (Seuil), l’économiste Lucas Chancel rappelle, à partir de séries longues, que l’énergie, bien essentielle, a toujours structuré les hiérarchies sociales. Dès lors, la question de qui contrôle l’énergie devient un élément déterminant dans l’organisation de la société et la lutte contre les inégalités. Cette bataille pour le contrôle des citoyens devient, selon lui, encore plus essentielle dans ces moments de transition écologique, de chaos climatique et de crise démocratique.
Norvège, Royaume-Uni : l’exemple parlant du gaz de la mer du Nord
Dans son livre Énergie et inégalités. Une histoire politique, l’économiste Lucas Chancel insiste sur l’importance du contrôle des moyens de production de l’énergie pour la société. L’exemple récent de l’exploitation des gisements de gaz dans la mer du Nord apporte une illustration éclairante sur le sujet.
Au milieu des années 1970, des gisements gaziers sont découverts à peu près au même moment au Royaume-Uni et en Norvège. En pleine période de naissance du néolibéralisme, le gouvernement thatchérien choisit la seule voie qui lui semble envisageable : tout doit être remis dans les mains du privé. Les grandes majors pétrolières, à commencer par BP et Shell, sont chargées d’exploiter et de tirer profit de cette manne, le gouvernement se contentant de prélever des impôts limités.
Au même moment, le gouvernement norvégien choisit un autre chemin et décide de garder le contrôle d’une partie de cette manne gazière et d’en capitaliser les profits pour le bénéfice de tous.
Cinquante ans plus tard, les gisements gaziers de la mer du Nord sont en partie en voie d’épuisement. Au Royaume-Uni, les profits captés pour l’essentiel par le privé se sont volatilisés et le gouvernement britannique connaît des difficultés budgétaires comparables à celles de la France.
La Norvège, elle, a soigneusement capitalisé sur ces revenus et les a fait fructifier avec d’autres placements financiers. Avec plus de 1 500 milliards d’euros, elle est à la tête d’un des fonds souverains les plus puissants au monde. Le gouvernement norvégien peut prélever chaque année 4 % des réserves pour équilibrer ses finances – et dispose des réserves suffisantes pour aborder l’impérative transition énergétique de son économie.
La captation par le privé
Dans ce projet, il n’y a que les grandes entreprises dont l’activité nécessite une consommation importante d’électricité, les groupes « électro-intensifs », qui seront protégées. Le gouvernement leur a promis d’avoir accès à une partie de la production d’EDF sur la base de contrats à très long terme à des prix avantageux. « Qu’EDF leur accorde des avantages tarifaires, cela ne choque pas. Cela fait partie de notre mission de service public, d’aider à maintenir des industries sur notre territoire », dit Gwenaël Plagne.
Encore faut-il que cela soit accompagné d’engagements mutuels et de contreparties. Mais, comme à son habitude, le gouvernement accorde des avantages sans rien demander en retour.
Au printemps 2025, un véritable bras de fer s’est engagé, pourtant, entre la direction d’EDF et les grands industriels, notamment ceux du Cleee (Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l’électricité). Avant même l’entrée en vigueur de la réforme, le gouvernement demandait qu’EDF mette à la disposition de ces industriels au moins 12 térawattheures (TWh) afin de leur assurer une stabilité et une prévisibilité des prix pour dix ou quinze ans.
Mais ces derniers exigeaient qu’EDF leur vende son électricité « en dessous du prix de revient », comme l’expliquait Luc Rémont, alors PDG d’EDF. Ils refusaient également de financer une partie des investissements nécessaires à ces contrats d’approvisionnement, estimant que l’entreprise publique devait en assumer seule la charge.
Au nom de tous les industriels, le PDG de la multinationale Saint-Gobain, Benoît Bazin, est monté au créneau jusqu’au sommet de l’Élysée. En moins de vingt-quatre heures, Luc Rémont a été limogé et remplacé par Bernard Fontana, jusqu’alors PDG de Framatome. Depuis, on n’entend plus les industriels. « Ils ont dû obtenir ce qu’ils voulaient », constate Gwenaël Plagne.
Interrogée par Mediapart pour savoir combien de grands contrats avaient été signés et à quel prix, EDF n’a pas répondu. L’entreprise publique a annoncé le 13 novembre qu’elle était prête à élargir ces contrats d’approvisionnement à long terme à des entreprises plus petites.
Par une étrange inversion des normes, ces groupes, qui ne jurent que par le marché, la libéralisation et la concurrence, demandent à l’État des garanties et une stabilité pour les protéger de ce même marché quand celui-ci ne leur donne pas l’assurance qu’il leur sera favorable. Dans le même temps, les ménages et les autres clients se voient dépossédés de leur service public, et exposés à tous les risques de marché, sans que le gouvernement juge nécessaire d’ouvrir un débat et de les en informer. Ils n’auront qu’à payer.
Martine Orange ; mediapart
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Commentaire reçu
Vive le tout-électronumérique pour tous et partout ! Et fonçons dans le mur encore plus vite jusqu’au prochain black-out !
Vive l’ébriété électronumérique évidemment immatérielle ! Notre petite fée électricité est devenue une ogresse boulimique prête à exploser, alors engraissons-la davantage ! Et fonçons droit dans le mur encore plus vite jusqu’au prochain black-out !
Il y en a qui font des réserves de PQ ou de pâtes, pas moi. Mais j’ai prévu mon stock de piles et de lampes pour un fonctionnement (temporaire) sans alimentation électrique. Même le gaz sera coupé. Mais j’ai de bons pulls marins contre les frimas hivernaux.