C’est décidé. Je me déconnecte.
Internet, la messagerie électronique, c’est fini.
Pourquoi ? La réponse tient dans la lettre que j’ai tenté d’écrire. Ma lettre à la Machine internet qui n’est que l’expression d’une plus vaste Machine partout présente, y compris et pour commencer en nous-mêmes.
Chère Machine,
Je t’écris avec des mots qui s’échappent de moi en liberté, des mots qui t’échapperont parce qu’inaudibles, hérétiques, par les temps qui courent. Mais qu’importe.
Tu prends chaque jour un peu plus de place dans le monde où nous sommes. Tu attires sur toi la vénération du grand nombre. D’ailleurs, comment ne pas être bouche bée devant tes prouesses ? Comment ne pas être sidéré par ta mémoire infinie, par la vitesse avec laquelle tu accomplis les tâches les plus complexes ?
Tu promets tant et tant. Tous les jours un peu plus, tu colonises chaque domaine de nos vies et s’affranchir de ton emprise relèvera bientôt de la gageure, si ce n’est déjà le cas.
Pourtant, chère machine, je me déconnecte. Note bien que je n’ai jamais succombé à tes gadgets à la mode, qu’ils se nomment téléphone portable, smartphone, tablette ou je ne sais quelle futilité encore.
Par contre, j’ai cédé depuis quelques années au vertige d’être relié au monde entier via mon ordinateur de bureau et c’est à cette connexion que je mets fin aujourd’hui.
De proche en proche, je me suis pris au jeu. Le temps passé face à l’écran a grignoté mes heures de liberté. Il faut dire que tu réussis le prodige de nous donner l’illusion de la toute-puissance, alors que nous ne faisons rien d’autre que de tisser la toile dont nous sommes la proie.
Un jour, j’ai pris la mesure de tout ce temps volé, ce temps que j’aurais dû passer avec moi-même, avec les autres de chair et de parole, ce temps que j’aurais pu prendre pour être intime avec les arbres, avec les livres de papier, tu sais, ces choses anciennes que l’on peut lire et relire sans être distrait par des musiques, des vidéos, des bannières publicitaires, des hyperliens… Ce temps pour l’essentiel, pour être ému par les visages du ciel, par les mélodies d’un rouge-gorge.
Ce qui chante, nous enchante, les premières graines qui germent au printemps.
Mais mon réquisitoire ne s’arrête pas là. Il y a aussi, parmi les raisons de mon départ, la débauche d’énergie nécessaire à ta fabrication, à ton usage. Les faits sont accablants, je n’en citerai que quelques-uns :
– qu’une simple recherche sur le net sollicite autant d’énergie qu’une ampoule basse consommation brûlant pendant une heure.
– que les courriels et les téléchargements représentent des émissions de CO2 hallucinantes.
– que les centres de données sont de plus en plus énergivores pour fonctionner, pour être refroidis.
– que les gaz à effet de serre liés à Internet polluent autant que l’avion.
– qu’Internet est le cinquième « pays » plus grand consommateur mondial d’électricité, avec des taux de croissance de 12% par an.
Il y a la gabegie insensée, favorisée par l’obsolescence programmée, il y a les terres fertiles que l’on éventre pour extraire les minerais nécessaires à ta fabrication. Il y a le gaspillage de l’eau qui manque aux populations locales, les violences et les guerres générées par l’accaparement des ressources rares, l’empoisonnement aux métaux lourds, aux dioxines, l’irradiation aux ondes nocives… J’en passe.
Je me suis engagé contre ce projet dément d’aéroport, à Notre-Dame-des- Landes, et je me suis vu, je nous ai vus, nous opposants irréductibles, pianotant fiévreusement sur nos claviers. Le sentiment a grandi en moi d’un malaise. Je me suis demandé :
– Combien nos connexions et nos machines, mises bout à bout, représentent d’avions, d’aéroports ?
– Combien notre fébrilité communicante détruit-elle de terres agricoles ?
– Combien d’expulsés, de sous-payés, de suicidés pour assouvir nos cyberpulsions ?
Moteur de la croissance économique, du pillage des ressources, des pollutions, du chaos climatique, tu brûles tout sur ton passage, tu détruis jusqu’à l’horizon d’un ailleurs possible.
Partout où tu passes, ne restent que des simulacres. Ce qui nous faisait vivre émerveillés dans la simplicité, la gratuité, tu le remplaces par des ersatz, et nous voilà à devoir payer pour des nourritures qui nous laissent l’âme et le ventre vides.
L’insignifiance, la vacuité érigées en valeurs suprêmes
Tu numérises tout, les êtres humains, les animaux, nos objets les plus familiers. Chacun, chacune, affublés de puces, de prothèses et de capteurs électroniques, reliés au grand réseau, gérés, optimisés, pixellisés, géolocalisés, fliqués, ciblés en permanence.
Personne n’a voté pour toi, mais tu décides de l’essentiel et nous appelons démocratie des débats d’experts d’où sont exclus les simples citoyens, tout juste consultés pour avaliser des décisions prises par d’autres.
Sans même y prêter attention, nous t’avons délégué des choix qui fondent notre humanité. Plus personne ne contrôle les commandes d’un système devenu autonome.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : un système aux métastases infinies. Machine d’État, machine industrielle, machine bureaucratique, machine à fabriquer des machines qui nous mâchent et nous crachent, machine à décider à notre place.
Machine à « gérer » nos émotions, notre temps, notre vie.
Machine à calibrer, à certifier conforme, à normaliser, à pétitionner, à revendiquer, à se la jouer rebelle utilisant des logiciels libres, à s’auto-proclamer subversif créant le buzz et faisant tomber des dictatures, rien moins.
Machine censée réparer les dégâts causés par d’autres machines et qui, pour un désastre colmaté, en crée mille ici, ailleurs, aujourd’hui, demain.
Machine de guerre contre la vie, une guerre qui ne dit pas son nom et que tu mènes dans l’euphorie et dans l’approbation générales.
Nous, les humains au service des machines, sommes devenus semblables à des pendus espérant leur salut de la corde qui les étrangle, suppliant qu’elle soit resserrée toujours plus. Nous les zombinautes en extase, acclamant une société de surveillance participative où chacun alimente le flicage de lui-même, et déballe sans pudeur sa petite vie en public, sur les écrans, parce qu’exister, c’est ne plus rien cacher de soi, sauf à avoir des choses à se reprocher – forcément.
Nous voilà réduits à n’être plus que des émetteurs-récepteurs, de simples mécaniques, des supports imparfaits, émotifs, fragiles, mortels, sur lesquels greffer des prothèses pour qu’enfin, l’humanité ne soit plus qu’un lointain souvenir, pour que la rationalité et l’efficacité colonisent chaque parcelle de nos êtres, de nos vies, tandis que s’amenuise notre sensibilité à la vie, à nous-mêmes.
L’innovation technologique a remplacé Dieu au temps des Croisades. Le clergé électronique, quelle que soit sa couleur politique, exhorte ses fidèles à être des technolâtres enthousiastes.
A chaque Dieu, ses sacrifiés. Ceux d’aujourd’hui s’appellent les électrohypersensibles, les victimes des guerres pour le contrôle des ressources, les peuples et les bêtes chassés de leurs terres, la nature saccagée, le climat déréglé… Toutes les vies qui ont ou n’ont pas visage humain et que l’on abîme allègrement, que l’on extermine au nom du progrès.
Avons-nous plus de temps grâce à toi, alors que nous sommes pris dans une course folle, dans l’urgence de ne pas rompre la chaîne des cyber-esclaves, alors que le temps pour rêver, pour contempler, pour penser s’amenuise, alors que, incapables d’accomplir tout ce que l’on voudrait, tout ce que l’on pourrait, nous allons de frustration en frustration, papillons aveuglés par la lumière des écrans, prenant la copie pour l’original et leurs dealers pour des sauveurs, n’ayant plus qu’un reflet misérable à étreindre ?
Sommes-nous plus libres, plus autonomes, alors que notre dépendance à ton égard ne cesse de croître jusqu’à nous rendre incapables de nous passer de tes services ?
Communiquons-nous davantage, dans un rapport de profondeur, de présence réelle à l’autre ? Ne sommes-nous pas déjà réduits à des machines, à être ainsi quelque part tout en étant ailleurs et donc nulle part, avec quelqu’un tout en étant désengagé et donc avec personne ?
Toute limite à nos pulsions cybernétiques est désormais vécue comme une atteinte aux droits humains fondamentaux, au dogme d’une croissance à l’infini, alors que c’est précisément sur ces terrains que se joue l’avenir de la vie sur terre : sur le sens des limites, de nos devoirs à l’égard de la vie, de toutes les vies.
Epargne-moi ton couplet sur ta prétendue neutralité, alors que tu bouleverses notre rapport aux autres, à nous-mêmes, au monde, au temps et à l’espace.
Ne cherche pas à me convaincre que tu enrayes la destruction du monde. Tu l’accélères, tu règnes en despote, et nos clics citoyens sont dérisoires, sous contrôle ; tu les recycles pour étendre un peu plus ton empire, voilà ce que je crois. Si je me prive de certains moyens d’information et d’action en me déconnectant, j’en explorerai d’autres, voilà tout. Il existait une vie avant Internet, j’ose espérer qu’il en existe une autre après.
Ne prétends pas élever les êtres. Tu confonds tout, l’information et la connaissance, la culture et l’industrie des loisirs, la profusion et ce qu’il faut de lenteur, de profondeur, de patience, de solitude et de silence pour construire une pensée, un être humain.
Inutile de m’asséner le poncif du retour à la bougie. Ce grand bond en arrière, c’est toi qui le provoques lorsque tes ondes nuisibles relèguent de plus en plus de personnes électrosensibles dans des grottes, des forêts, des caves…
Ne perds pas ton temps à te gargariser de sobriété numérique, d’informatique citoyenne, autonome, coopérative, émancipatrice. J’ai passé l’âge de la candeur.
Un dernier mot, enfin. Je suis sans illusions sur la portée du choix qui est le mien. Ma déconnexion du grand réseau sera sans effet sur le cours du monde, qui continuera à réciter et appliquer son catéchisme technolâtre, avec ou sans ma contribution.
Simplement, je serai un peu plus en harmonie avec moi-même. J’aurai regagné un peu d’autonomie sur ma propre vie. Je me serai réapproprié un peu d’espace, un peu de temps vers un ailleurs de liberté. J’aurai tenté d’ouvrir les yeux sur la machine en moi et peut-être, peut-être, de la briser un tant soit peu. Enfin, j’espère.
Et ce n’est pas rien.
Frédéric Wolff ; texte écrit en … 2014
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Un autre texte de F. Wolff
Mon vœu le plus cher
Janvier, déjà. Je regarde par la fenêtre. Elle ne viendra pas aujourd’hui. Il fait trop doux.
Janvier. Je guette les tremblements du ciel. Je rêve de blanc sur mon jardin.
J’ai aimé les bleus du jour, de la nuit et de la mer aussi. J’ai attendu le vert tendre au printemps. Je me suis laissé emporter par les arbres en automne.
A présent, j’espère la neige.
C’est mon vœu le plus cher : Du blanc sur des jardins, sur des maisons.
Je ne parle pas d’une couleur au sens propre, encore moins d’un voile que l’on poserait sur le monde juste pour ne plus voir la laideur qui gagne.
J’imagine un endroit qui serait une esquisse, une page à écrire sous nos pas, avec juste des reflets bleus de temps en temps. Du ciel en neige que l’on respire pour ne pas étouffer. Un tissu blanc qui protège ce qui vit. Moi, vous, tous les êtres sensibles que nous sommes et ceux qui nous entourent.
Des zones blanches pour que vivent les ami(e)s naufragé(e)s des ondes qui rendent malade.
Ça ne viendra pas par la simple prière, par la pensée magique, par un quelconque gourou. Ça ne pourra venir que de nous. De notre volonté réelle que ça change, de nos paroles, de nos actes.
Janvier. Je rêve d’une grande chaîne humaine pour que viennent des zones blanches qui seraient pareils à une lumière de neige.
« Ne nous abandonnez pas. Ne renoncez pas ». Une amie EHS écrivait ces mots il y a trois semaines. Ô, comme je ressens ce qu’il y a d’urgence et de drames dans cet appel.
Ces technologies n’ont pas seulement rompu les fils des appareils qui font la vie moderne. Ils ont aussi brisé les fils entre nous les humains, entre nous et la vie. De jour en jour, c’est tout le tissu qui se déchire.
Renouer ces fils, de toute urgence, ça devrait être ça, le sens de notre vie. Il y a un côté Pénélope, sans doute, à faire le jour ce que la nuit du monde défait au centuple.
Mais que faire d’autre que remettre les mailles à l’endroit dans ce monde à l’envers ? Qu’espérer d’autre qu’être de plus en plus nombreux à prendre soin des autres vies et de la nôtre aussi ?
N’abandonnons pas. Ne renonçons pas.
Janvier. Je rêve d’une terre où vivre serait possible.