Il faut réduire drastiquement le temps d’écrans récréatifs 

Une intervention de Michel Desmurget

Auteur notamment de La fabrique du crétin digital, les dangers des écrans pour nos enfants (1 et 2), Michel Desmurget, docteur en neurosciences, chercheur au CNRS, et directeur de recherche à l’Inserm, alerte l’opinion sur les conséquences de l’usage généralisé des écrans dès le plus jeune âge.

Le 13 octobre 2023, lors du meurtre du professeur Dominique Bernard à Arras (Hauts-de-France), des élèves ont filmé et diffusé le drame sur les réseaux sociaux : est-ce une illustration de ce qui ne va pas avec les écrans ?

S’il s’agit de dire qu’il y a un lien causal direct entre ces évènements d’hyper violence et les écrans, c’est non. Rien dans la littérature scientifique ne permet de le faire. En revanche, dire qu’il y a un problème lorsque le premier réflexe des gamins, c’est de filmer la scène et de la diffuser sur les réseaux sociaux, alors oui. Ce n’est pas une manière très adaptée d’exprimer notre empathie et notre rapport à l’autre.

Quand on parle d’écrans : de quoi parle-t-on exactement ?

L’impact des écrans sur la vie des enfants est souvent minimisé au motif que tout dépend de ce que l’on en fait. Évidemment ! Il ne s’agit pas de se lancer dans une campagne bêtement « technophobe ». Tout le monde reconnaît que les écrans sont utiles, et que ce que l’on appelle la « révolution numérique » a des effets positifs indiscutables. Il faudrait vraiment être obtus pour le nier. La question importante, c’est que font réellement les gamins avec leurs écrans.

Quels sont les usages les plus fréquents des jeunes avec les écrans ?

Les usages les plus massifs ne sont pas les plus positifs. Ils s’orientent quasi exclusivement vers les activités récréatives, soit par ordre d’importance : la télévision au sens large, qui comprend les séries, l’audiovisuel, et les films. Puis, les jeux vidéo, qui commencent à être conséquents quand l’enfant entre en primaire. Puis, les réseaux sociaux, dès le collège et le lycée. Ces trois usages concentrent entre 75 et 90 % des activités d’écran des jeunes.

Qu’en est-il de la lecture : les jeunes lisent-ils plus grâce aux écrans ?

On nous dit que les jeunes n’ont jamais autant lu à l’heure d’Internet. Malheureusement, les chiffres sont têtus. La lecture ne représente que 2 à 3 % du temps d’écran, alors que la télévision, au sens large, atteint 40 à 50 %. C’est ce qui ressort des enquêtes d’usage, réalisées dans divers pays, par mesures directes, par questionnaires, ou par analyses de l’emploi du temps. Ce sont des données assez fiables. Cela veut dire que, sur toute l’enfance, de 0 à 18 ans, quand on fait la somme des usages numériques, un jeune consacre l’équivalent de 27 années scolaires au triptyque télévision, jeux-vidéo, et réseau sociaux, contre un peu plus de 6 mois à la lecture, à savoir blogues, journaux, livres, etc.

Quelles en sont les conséquences ?

On aimerait que les enfants utilisent les écrans pour ce qu’ils ont de positif, mais ils les utilisent préférentiellement, et massivement, pour des activités récréatives dont l’influence délétère est aujourd’hui solidement établie. Les impacts les mieux documentés concernent le langage, la concentration, le sommeil, la santé mentale (dépression, anxiété, etc.) et la santé physique (sédentarité, obésité, etc.). Avec, en bout de chaîne, des effets importants sur la réussite scolaire. Offrez des tablettes « scolaires » à des adolescents, et, dans la plupart des cas, leurs résultats diminueront, parce qu’ils les utilisent pour les usages récréatifs les plus délétères.

Ce temps d’écran est-il mesurable ?

Il existe plusieurs méthodes. Certaines consistent à demander aux usagers combien de temps ils passent devant leurs écrans, chaque jour. Ce type de mesure, peu fiable, est de moins en moins utilisé. Les chercheurs préfèrent des approches plus précises, à partir d’emplois du temps, ou de chronométrage direct des usages sur chaque appareil.

L’écran s’ajoute aux relations sociales, il ne le remplace pas : les jeunes communiquent par l’intermédiaire des écrans ?

Tout dépend de ce qu’on appelle « relation sociale » ? Quand on évolue loin de chez soi, communiquer avec sa famille en visioconférence est une relation sociale. Communiquer par l’intermédiaire des réseaux sociaux, c’est une interaction aussi. Est-ce que ce genre d’interaction est de même nature qu’une relation « physique » effective ? Sans doute pas, si l’on veut bien considérer que notre cerveau ne réagit pas de la même manière, selon qu’on interagit par l’intermédiaire d’un écran, ou de personne à personne. En outre, un nombre croissant d’études lie clairement souffrance sociale (dépression, anxiété, harcèlement, etc.) et usage de ces réseaux dits « sociaux ».

Que se passe-t-il pour le cerveau, face aux écrans ?

Il y a cet adage voulant qu’il faudrait « vivre avec son temps ». Mais notre cerveau n’est pas de ce temps, il est vieux. Il a des besoins précis en termes de sommeil, d’activité physique ou d’interaction sociale (verbale, toucher, etc.). Il s’agit de besoins que les environnements numériques couvrent mal. Considérez, par exemple, les fameux « neurones miroirs » : si vous faites un sourire à un enfant ou que vous attrapez un objet devant lui, des cellules vont s’activer de manière intense dans son cerveau. Mais quand on place cet enfant devant un écran, et que l’on réalise les mêmes gestes à distance, l’activité de ces neurones-là est soit effacée, soit sensiblement inférieure. Les mêmes résultats ont été obtenus chez les primates. Cela a des conséquences concrètes. L’action qu’un jeune enfant reproduit facilement en voyant un adulte la faire « en vrai », comme, par exemple, faire tinter un grelot, ne sera ni comprise, ni imitée, lorsqu’elle est vue sur un écran. Cette déficience est tellement générale, que les chercheurs lui ont donné un nom : le « déficit vidéo ».

Cela a d’autres incidences ?

Le cas du langage est très bien documenté. Avant 18-24 mois les vidéos dites « éducatives » n’ont aucun effet. Ensuite, l’enfant apprend quelques mots, mais beaucoup moins que lors d’interactions humaines effectives. Plus tard, ce n’est guère mieux. Les MOOC et autres cours en ligne ont fait « pschitt », car leur usage impose un niveau attentionnel, et donc une fatigue mentale bien plus importante, que les échanges en présentiel. L’enseignement en ligne, c’est mieux que rien. Mais il est nettement inférieur à une interaction humaine, y compris pour le même contenu.

Quand ils abordent les effets néfastes des écrans, certains chercheurs aiment distinguer les rapports de causalité à ceux de corrélation : est-ce pertinent ?

Il faut arrêter avec ça. Ces histoires de corrélations et de causalités font partie des plus belles inventions lobbyistes. D’abord, nous parlons ici de corrélation partielles, c’est-à-dire « nettoyées » de l’effet potentiel des autres variables (âge, sexe, niveau d’éducation parental, prématurité, etc.), susceptibles d’agir sur le critère, comme, par exemple, la réussite scolaire. Au début des années 2000 il a, par exemple, été montré que les élèves qui possédaient un ordinateur à la maison affichaient de meilleurs résultats que ceux qui n’en avaient pas. Mais c’était oublier qu’à cette époque, les élèves qui disposaient de leur propre ordinateur à la maison évoluaient dans un environnement plus aisé que les autres. Lorsque l’on ajoutait ce facteur dans le modèle statistique, on s’apercevait clairement que l’ordinateur avait plutôt un effet négatif sur les résultats scolaires. Ce genre de biais est aujourd’hui pris en compte par toutes les études sérieuses.

D’autres études corroborent ?

Pour la plupart des corrélations identifiées, les facteurs de causalité sont connus. Il existe, par exemple, une corrélation entre écrans et langage. Or, on sait que le langage a besoin d’interactions verbales riches pour se développer, et que le volume de ces interactions diminue lorsque le temps d’écrans récréatifs des enfants, mais aussi des parents, augmente. Une recherche récente a imagé le cerveau, et montré que, faute d’être assez sollicités lorsque le temps d’écran augmente, les réseaux du langage ne se structurent pas bien. En outre, il y a pléthore d’études expérimentales. Il existe une corrélation entre jeux vidéo et réussite scolaire. Or, si l’on donne des consoles, ou des tablettes, à des collégiens qui n’en ont pas, dans les semaines qui suivent, on observe une diminution de la réussite scolaire. Cette diminution est associée à des perturbations du sommeil, de la concentration, ou du temps consacré aux devoirs. En outre, des outils statistiques existent, pour identifier le sens des corrélations observées.

C’est à dire ?

Comme la réalité des impacts ne peut plus être niée, certains discours lobbyistes ont commencé à évoquer des « corrélations inverses » : ce ne sont pas les écrans qui causent des problèmes cognitifs et de développement, mais ce sont des enfants génétiquement idiots, qui sont plus facilement attirés par les écrans. La totalité des recherches proprement réalisées, et plusieurs milliers d’études ayant montré depuis 100 ans l’impact majeur de l’environnement sur le développement intellectuel, émotionnel, et social de l’enfant, réfutent cette lamentable théorie. Mais ce n’est pas nouveau. Dans les années 1960, on nous expliquait que « ce n’est pas le tabac qui donne le cancer, ce sont ceux qui ont les poumons fragiles qui sont les plus attirés par la cigarette ».

Parfois, ces deux vérités se vérifient ?

Il y a des domaines où les causalités vont dans les deux sens. C’est le cas, par exemple, pour la dépression : des jeunes qui sont déprimés ont tendance à passer davantage de temps sur les écrans. Mais, en retour, le temps d’écrans fait augmenter les ressentis anxieux et dépressifs, directement, en réponse au contenus visionnés, et indirectement, via les atteintes faites au sommeil, qui est raccourci et de moins bonne qualité, et à l’activité physique, avec la sédentarité. Mais il existe aussi des cas où la causalité opère principalement dans un seul sens, comme pour le langage. Se cacher derrière l’inusable « corrélation n’est pas causation », c’est vendre du doute, pour égarer la vigilance parentale.

Dans le livre Les enfants et les écrans (3), vos consœurs Anne Cordier et Séverine Erhel, parlent de « paniques morales »

Faut-il comprendre par-là que les gens sont trop crétins pour accéder à l’information ? On ne doit pas parler de réchauffement climatique, on ne doit pas dire que fumer provoque le cancer, ou que les jeux vidéo ont des effets négatifs sur la réussite scolaire, parce que cela créé des « paniques morales » ? Ce concept à l’avantage évident de détourner le débat des faits, et les parents de la réalité. On dit à ces derniers que critiquer la modernité est un habitude « réac », qu’on nous a déjà fait le coup avec le flipper et le rock’n’roll, parce que quelques idéologues ont, un jour, suggéré que ces pratiques allaient rendre nos enfants idiots. Mais, à ma connaissance, aucune étude n’a jamais montré qu’un lien existait.

C’est différent pour les écrans ?

Oui ! On a cherché, et on a trouvé. Des milliers d’études montrent qu’il y a des effets négatifs. Réduire le sujet à une « panique morale », et comparer ces études avec cette anecdote du rock’n’roll, c’est assez malhonnête et insultant. Quantité de recherches montrent que les écrans ont une influence négative chez les adolescents et les enfants. Ce sont ces études qu’il faut examiner, pas la mousse délusoire qui tente de les masquer.

Les écrans sont aussi à l’origine de dérives de harcèlement ?

On nous rabâche toujours l’idée que couper les enfants des réseaux sociaux les isolerait, et que cela en ferait quasiment des parias sociaux. Mais, le vrai problème, statistiquement, n’est pas le risque d’isolement, qui n’est avéré par aucune étude. Le vrai risque est plutôt, pour les usagers, celui de la dépression, de l’anxiété, du suicide, et du harcèlement moral qui, pour le coup, est corroboré par des centaines de recherches. Ces lieux sont d’une violence inouïe. C’est extravagant. Comment survivre psychologiquement à une montagne de violence pareille ? On nous fait encore le coup de la « panique morale » et de la culpabilisation des parents. On nous explique que c’est la faute des gamins, et on envisage de leur donner des cours d’empathie. Ce serait de la faute des professeurs, qui ne sont pas assez attentifs. Mais qui pointe la responsabilité des réseaux sociaux eux-mêmes ?

Les géants du numérique peuvent contrer ce phénomène ?

Les géants du numérique ont des algorithmes d’une puissance inouïe pour cibler les jeunes sur le plan commercial. Comment imaginer qu’ils ne puissent pas identifier ces avalanches de haine ? Comment peut-on ne pas les incriminer ? D’ailleurs, 40 États américain viennent d’assigner Meta en justice, parce que cette entreprise, qui possède notamment Facebook et Instagram, a « exploité des technologies puissantes et sans précédent pour attirer, et finalement piéger, les jeunes et les adolescents, afin de faire des profits ». L’acte d’accusation affirme que le groupe a « dissimulé la façon dont ces plates-formes exploitent et manipulent ses consommateurs les plus vulnérables » et « négligé les dommages considérables causés à la santé mentale et physique des jeunes ».

Que faire : coupler les écrans au papier, ou supprimer totalement les écrans pour les jeunes ?

À l’évidence, il faut réduire drastiquement le temps d’écrans récréatifs. Quel que soit l’âge, la règle est simple : le moins le mieux. Avant 5-6 ans, l’idéal c’est zéro écran, car le cerveau est alors particulièrement vulnérable. L’organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Académie américaine de pédiatrie recommandent de ne pas exposer l’enfant avant 2 ans, et de ne pas dépasser 1 heur par jour de contenus de « haute qualité » entre 2 et 5 ans. Il est toutefois précisé que moins, c’est mieux ! Ce qui veut dire la même chose : l’idéal c’est zéro. Et, si ce n’est pas possible, surtout ne dépassez pas une heure. Au-delà de 6 ans, les études montrent qu’il n’y a pas de problème détectable sur la réussite scolaire, jusqu’à 30 minutes quotidiennes, voire 60 minutes, si l’on est optimiste, lorsque les contenus sont adaptés et le sommeil respecté. La réussite scolaire ne dit pas tout d’un enfant, mais c’est la variable la plus générale dont on dispose, au sens où elle reflète les compétences intellectuelles, émotionnelles, et sociales de l’enfant.

D’où la nécessité de proscrire les écrans en milieu scolaire ?

Tout dépend pourquoi. Il faut évidemment enseigner l’informatique à nos élèves. Il faut leur enseigner à utiliser le numérique pour ce qu’il a de positif. Le problème survient quand on remplace, pour l’enseignement du français ou des maths, du temps humain compétent, de plus en plus difficiles à recruter, par du temps logiciel. La plus-value pédagogique devient alors fortement négative.

1. La fabrique du crétin digital : les dangers des écrans pour nos enfants, de Michel Desmurget (Seuil, 2019), 432 pages, 22 euros.

2) Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, de Michel Desmurget (Seuil), 391 pages, 22,50 euros.

3) Les enfants et les écrans, coordonné par Anne Cordier et Séverine Erhel (Retz), 173 pages, 9,90 euros.

monaco-hebdo