Désenchanter l’IA

L’IA ou le chant des sirènes de l’automatisation totale

Le 12 février 2025, au lendemain de l’allocution télévisée de Macron qui a clôturé le sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle, on apprenait qu’un centre de données destiné à l’IA serait créé dans l’agglomération grenobloise, à Eybens, dans les anciens locaux d’Hewlett-Packard. Déguisé en projet de start-up, il s’agit en réalité du business plan d’un riche héritier épaulé par un constructeur de puces états-unien, AMD, et par un fond souverain des Émirats Arabes Unis1.

Le centre de données de la start-up (DataOne) est annoncé comme étant, par sa taille, le premier en son genre en Europe. Il consommerait, à terme, 1 GW d’électricité par heure, soit la puissance d’un réacteur nucléaire. Il ne serait que le premier des 35 centres de données exclusivement dédiés à l’IA que le gouvernement projette de construire d’ici 2030. L’imminence de ce projet local nous met face à l’urgence d’agir. Car l’intelligence artificielle, en plus de ses impacts environnementaux, constitue une avancée radicale vers l’automatisation, la marchandisation de tout et de tous, vers des capacités de surveillance et de contrainte toujours plus accrues et vers la délégation croissante de nos compétences humaines.

La campagne de communication en cours nous présente cette technologie comme un fait accompli, les pseudo-débats sur ses dangers servant tout juste à renforcer l’idée de son inéluctabilité. Comme nombre d’innovations technologiques prétendant répondre à des besoins, les IA s’imposent à nous, qui réussissions pourtant parfaitement à nous en passer. Face à cette campagne d’adhésion forcée sur fond de fatalité et face au rouleau compresseur du Progrès, nous voulons désenchanter l’IA.

L’intelligence artificielle n’est pas ce qu’on pense

Après la multiplication des centres de données de stockage partout dans le monde2, c’est l’heure des centres de données de calcul pour l’IA : plus chers, plus gourmands en énergie et encore plus nuisibles. Car l’IA n’est pas là pour résoudre les problèmes de l’humanité : ce n’est pas la pierre philosophale enfin trouvée, mais seulement une nouvelle machine pour augmenter davantage l’efficacité et la croissance.

Nous pensons que comprendre ce qu’est l’IA ne passe pas par une discussion pour savoir si oui ou non l’expression « intelligence artificielle » est un abus de langage. D’ailleurs le terme « intelligence » est déjà assez vague pour pouvoir se perdre sans fin dans des digressions à son sujet. Bien saisir ce qu’est l’IA passe plutôt par la remettre à sa place : c’est une industrie. Industrie dont les différentes IA ne sont que les produits. On se perd d’ailleurs facilement avec tous ces noms de produits et de start-ups : ChatGPT, Claude IA, DeepSeek, OpenAI … Non seulement c’est une industrie, mais une industrie hautement concentrée, car, comme le dit un article du Massachussetts Institute of Technology, haut lieu de la recherche technologique : toutes les IA dépendent « de l’infrastructure de calcul de Microsoft, Amazon et Google pour l’entraînement de leur systèmes et de leurs vastes marchés de consommateurs pour déployer et vendre leurs produits AI »3.

Grâce à cette industrie, les clients ont accès à un service qui permet, à partir de l’analyse et de la combinaisons de diverses données, d’obtenir des résultats semblables à certaines activités de la cognition humaine, notamment celles qui découlent de l’exécution de consignes : dessine, écrit, résume, recherche, flatte-moi… Contrairement à la cognition humaine, l’infrastructure qui rend possible ces résultats dépend d’une gargantuesque machinerie faite de puces, de câbles, de terres rares, de sources d’énergie et de toute sorte de capitaux et ressources. L’IA serait-elle alors la machine la moins efficace de l’histoire ? La question mérite d’être posée. Ajoutons que l’IA n’est pas une incroyable découverte, mais une version plus puissante et plus onéreuse des machines électroniques déjà existantes. Elle n’est possible que grâce aux infrastructures du numérique, financées par des grands plans nationaux et par les entreprises les plus riches de la planète (IBM, Microsoft, Google…), ce qui leur permet d’augmenter encore plus leurs profits, en se positionnant comme intermédiaires payants de toute activité de production, voire de « création » . Autrement dit, l’IA ne fait que renforcer l’ordre actuel des choses.

Les données ne sont pas données

L’IA n’est que l’aboutissement du processus de numérisation en cours depuis un demi-siècle. La condition préalable à son existence est la disponibilité de données sous forme numérique et l’acceptabilité quant à la collecte d’informations sur les moindres de nos faits et gestes4. Si l’IA a une emprise sur le réel, c’est que le réel est depuis longtemps numérisé (textes, documents administratifs, musiques, images, etc.) et rempli d’appareils qui collectent des données : capteurs électroniques, traqueurs GPS, QRcodes, appareils numériques connectés… Que ces données soient recueillies de manière consentie dans l’espace privé (montres connectées, réseaux sociaux…) ou de manière contrainte dans l’espace public (caméras de vidéo-surveillance, micros urbains…), toutes contribuent à augmenter la masse d’informations détenue sur la société et les individus qui la composent.

Ce que les IA permettent de nouveau, c’est la capacité et la rapidité à traiter une quantité phénoménale de données en même temps pour générer d’autres données exploitables : personnaliser des réponses, identifier et localiser des individus, optimiser la production, générer des visuels ou des sons, etc. Une fois que tout est « boosté à l’IA » et que la démesure matérielle d’un tel dispositif est convenablement passée sous silence, la facilité d’accès attise notre tendance à la paresse et renforce les logiques de délégation déjà à l’œuvre avec le smartphone. Cette fois, il ne s’agit plus uniquement de déléguer une partie de son orientation (GPS), de ses distractions (jeux, réseaux sociaux) et de sa mémoire (recherches internet à portée de main) mais également de déléguer une partie de sa capacité à synthétiser des idées (rédiger des dissertations à notre place), à « créer » (générer des œuvres musicales, littéraires, graphiques) et à analyser (décrypter des émotions, des situations). Il ne s’agit là que d’un énième processus d’externalisation grâce auquel on nous fournit des résultats sans le processus pour les obtenir : la fin sans l’effort.

Les prix des abonnements internet et des dispositifs numériques (ordinateur, smartphones…) sont dérisoires quand on les compare à leur coût humain et matériel : extractivisme, exploitation des milieux et des humains, destruction de l’environnement, consommation de matières premières toujours croissante. Ce décalage entre le prix de vente et le coût de fabrication alimente une forme de pensée magique qui nous fait croire que tout est possible sans effort et avec une dépense minime d’argent. Sauf que cette délégation accrue des tâches, cette séparation matérielle entre l’exploitation illimité des humains et des ressources d’un côté, et ce que nous pouvons accomplir avec l’IA de l’autre, ne peut que nous appauvrir, dans tous les sens du terme. Quand tout est gratuit c’est toi le produit, quand tout est automatisé tu deviens l’objet. Nous devenons de plus en plus des auxiliaires de la machine, des « presse-boutons » et cela, pour de plus en plus d’activités humaines : converser, dessiner, travailler … Ces activités humaines banales, se numérisent, se machinisent, et ce faisant, perdent en subtilité et en sens. Elles éloignent nos « actes » de nos corps et de nos réalités matérielles. Cet appauvrissement généralisé des activités humaines par le numérique est renforcé par l’IA, qui est, jusqu’à présent, la plus perfectionnée des machines numériques.

Ne pas prendre leurs désirs pour nos réalités 

Depuis son origine, l’informatique permet aux États de gouverner les sociétés de masse. Elle permet à l’appareil bureaucratique et policier de détenir et recouper de nombreuses informations sur les citoyens répartis sur un vaste territoire. Le déploiement de l’IA, comme toute nouvelle technologie (biométrie, puces RFID…), permet de renforcer ce pouvoir de contrôle et de surveillance des individus. En 2022, on apprenait par exemple que la Russie faisait usage de la vidéosurveillance et de la reconnaissance faciale pour débusquer les personnes cherchant à échapper à la mobilisation pour la guerre en Ukraine. Dans le même temps, c’est la vidéo-surveillance algorithmique – en novlangue vidéo-protection intelligente – que le président de région Laurent Wauquiez commençait à tester dans les transports régionaux et les établissements scolaires d’Auvergne Rhône-Alpes.

On voit comment le traitement ultra-rapide de milliards de données que permet l’IA renforce les possibilités de surveillance et de contrôle des populations. L’IA peut permettre, par exemple, de vérifier via des algorithmes que les prestations sociales sont dûment attribuées, de suggérer des cibles pour les armées, de détecter dans l’espace urbain des comportements perçus comme suspects ou de pousser à la consommation de choses parfaitement inutiles via des publicités ciblées.

C’est l’ « économie de la surveillance ». Ce nom n’est pas l’invention d’un groupuscule radical qui voudrait discréditer le monde numérique, mais la dénomination officielle du secteur économique qui tire profit de la surveillance numérique de la population. C’est-à-dire, de la chaîne de valeur « créée autour de la collecte, l’analyse et l’exploitation de données personnelles », comme l’explique assez simplement Wikipédia ; et ce, afin de prédire et contrôler le comportement humain à toutes fins utiles pour le commerce, les entreprises, l’état et la police. L’industrie de l’IA n’est que le sommet de la chaîne de prédation industrielle, c’est le grand accélérateur de tous les processus de marchandisation, de dépendance et de contrôle.

Si la mainmise sur le numérique et l’Intelligence Artificielle est un enjeu central du pouvoir aujourd’hui, c’est aussi du fait de sa capacité d’influence. Ainsi, ChatGPT, l’IA conversationnelle la plus utilisée, comptait, en février 2025, environ 400 millions d’utilisateurs mensuels. Ceux-ci, en plus de l’alimenter en informations diverses et variées, lui demandent des réponses, des « conseils » des « avis », que ce soit pour voter, gérer des relations sentimentales ou acheter un aspirateur. Sous couvert du mythe de la machine « neutre » et « objective », qui abaisse notre vigilance, les IA favorisent au contraire certaines conceptions du monde au détriment d’autres, à commencer par celle qui prétend qu’il est sans conséquences de tout artificialiser, même l’intelligence. Quoi de surprenant alors à ce que les IA, par le choix des mots et des sources, par l’occultation de certains faits, donnent une vision du monde à l’image de ceux qui les façonnent ? A savoir un monde efficace, univoque, libéral, compétitif et sécuritaire. S’en remettre aux machines abaisse dangereusement notre capacité à décerner le vrai du faux, à exercer notre esprit critique et augmente le risque de se maintenir dans de complaisantes bulles de filtrage. Comme le soulignait le Groupe Marcuse, « il nous faut donc soumettre à la critique aussi bien l’équipement matériel de notre époque que la conception de la liberté dont il est porteur et qui domine notre société ». Les libertés publiques telles que la liberté de se réunir, de s’informer et de diffuser des idées, même quand elles ne sont pas directement attaquées par l’État, tendent à être vidées de leur contenu par le développement numérique.

Ne pas nourrir la bête

Il n’y a pas de bon usage possible de l’IA : ce n’est pas un nouvel outil, mais l’amélioration d’un système qui chercher à se perpétuer. Peu importe ce qu’on en fait, à quelle fin elle est utilisée, l’IA nous a été imposée. A l’instar du téléphone portable, d’internet, du télétravail, aucune réflexion critique et collective n’a été faite sur elle ni sur les choix de société dont elle découle. Nous avons conscience que les possibilités individuelles et collectives d’échapper à l’emprise numérique s’amenuisent et qu’on nous met face à une « adhésion forcée ». Cependant, face à la résignation et à l’utilisation acritique, il est nécessaire, autant que faire se peut, de ne pas nourrir la bête et de s’opposer encore une fois aux grands projet numériques5. Ce sont nos moyens qui doivent déterminer nos fins et non l’inverse.

Article publié dans La nouvelle vague n°19, mars 2025

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Notes

1 Voir « Supermauvais en calcul », Le Postillon, nº76

2 À Grenoble il y en a au moins 4 qui proposent de l’espace de stockage, en plus d’un nombre inconnu de centres de données privatifs. Voir « Au bout de chaque rue, un data center ? » Le Postillon, nº66

3 « Make no mistake—AI is owned par Big Tech », MIT Technology Review (web), 5 décembre 2023

4 À ce propos, lire Grupe Marcuse, La liberté dans le coma : essai sur l’identification électronique et les moyens de s’y opposer, Éditions La Lenteur.

5 Il existe des collectifs et des associations qui analysent et luttent déjà contre la numérisation. Concrètement sur l’Intelligence Artificielle le Collectif la Quadrature du Net vient de publier une série de vidéos intitulée « Ce n’est pas de l’IA ». Une panorama très exhaustif de ces collectifs est proposé par le Collectif Attention dans une belle carte intitulée « La société civile indépendante face au numérique ».