En 2023, Enedis est devenue la première grande entreprise française « à mission » de service public !!!
eh non, le service public a disparu, et c’est la notion même de service public qui s’évapore !. Selon la loi Pacte de 2019, il s’agit, pour ces entreprises, d’affirmer publiquement leur raison d’être, ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elles se donnent pour mission de poursuivre dans le cadre de leurs activités. Elles affichent même l’ambition de se hisser jusqu’à devenir des modèles orientant « le pouvoir de transformation des entreprises pour résoudre les enjeux sociaux et environnementaux du XXIe siècle ; ce, en liant capacité d’innovation et écoute active envers les parties prenantes ». Au moment du vote de cette loi, Enedis était en plein déploiement du Linky, un compteur relié à un smartgrid, ou « réseau intelligent » en français. C’était une belle occasion de montrer à quel point Enedis se positionnait en « écoute active envers les parties prenantes » que sont ses clients. A-t-elle été saisie par l’entreprise ?
Le déploiement du Linky
Le déploiement du compteur « intelligent » Linky a commencé au milieu des années 2010. Il était annoncé que le Linky devait permettre de réaliser des économies substantielles au niveau de la distribution de l’électricité, notamment par la diminution des coûts de relève et des petites interventions sur site. Selon la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE), le Linky devait réduire sensiblement les « pertes non techniques » (ce qui correspond notamment aux fraudes sur les compteurs « historiques »). Le Linky allait enfin permettre de réaliser des gains en réduisant les opérations de comptage (les relevés des index pour facturation, la « relève à pied ») et offrir un accès à de nouvelles fonctionnalités pour les consommateurs, ce qui devait entraîner une baisse des tarifs.
Cependant, dès juillet 2020, le rapport d’audit de la société Schwarz & Co sur le niveau des charges et produit d’exploitation d’Enedis indiquait que l’entreprise « n’est pas capable de détourer les gains réalisés grâce au projet Linky des autres facteurs d’influence » (p. 314). Enedis a juste indiqué lors de l’audit que « les trajectoires décroissantes de relevés et interventions à pied prévues ont bien été au rendez-vous » (p. 317).
En 2022, c’est une partition très différente que joue la CRE : les coûts liés à la relève des compteurs d’ancienne génération vont connaître une forte augmentation, prévoit-elle dans sa délibération 2022-82. La Commission décide alors d’autoriser Enedis à « facturer une prestation de relève à pied résiduelle ».
Les clients toujours équipés d’un compteur d’ancienne génération se voient même accusés de « dégrader les gains attendus du projet ». Toutes ces affirmations sont en contradiction formelle avec les prévisions de départ et surtout avec le rapport d’audit de 2020, fondé sur les dires d’Enedis. Peu importe : la CRE demande que les clients « non équipés d’un compteur Linky, qui n’ont pas permis à Enedis de poser un compteur Linky et n’ayant pas mis à disposition d’Enedis leurs index de consommation durant une année à compter du 1er janvier 2022 » se voient appliqué par Enedis, tous les deux mois, une « composante de comptage » d’un montant de 8,30 €. Les clients ayant fourni les données ne seront pas surtaxés.
En 2024, dans son nouveau rapport d’audit, Schwarz & C° indique que « le déploiement des compteurs Linky permet de réduire la relève à pied. Ce paragraphe [p. 335 du rapport] détaille exclusivement les gains liés à la diminution de la prestation externe de relevé chez les clients. Il faut noter que les contrats pour la relève des compteurs pour les clients de type C5 ont pris fin en 2021, et depuis 2022, il n’y a plus aucune dépense pour la relève » (c’est nous qui soulignons). Pourquoi donc faire payer les clients dotés d’un compteur d’ancienne génération ?
Qu’est-ce qui « coûte » tant à Enedis, au point que la CRE veuille appliquer des surtaxes à certains de ses clients ? Enedis s’acharne à cacher certains chiffres cruciaux, que l’entreprise à mission ( ! ) fait classer « confidentiels » et auxquels nous n’avons donc pas pu avoir accès. Il y a pourtant quelques certitudes : d’un côté, certains des gains attendus sont au rendez-vous, notamment les économies réalisées par la quasi-suppression de la relève à pied ; d’un autre côté, certaines dépenses ont été mal anticipées, notamment en matière de cybersécurité.
D’autres dépenses émergent. Ainsi, selon le concessionnaire Sipperec, qui est la plus grande autorité concédante du réseau de distribution électrique et de fourniture aux tarifs réglementés de vente de France, « la qualité du réseau [sur le territoire du Sipperec] tend objectivement à se dégrader ». Aussi, et malgré les avancées que devaient permettre le Linky, le coût réel du « maintien en conditions opérationnelles » (MCO) du smartgrid, le « réseau intelligent » du Linky, est supérieur à celui qui était prévu. Selon le rapport d’audit, cet écart s’explique de la façon suivante : « Ces dépenses supplémentaires ont été engendrées par le renforcement des exigences en matière de cybersécurité, impactant à la fois le système d’information central et la création d’une Zone de Sécurité Enedis (ZSE). » Ainsi, le réseau se dégrade pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les clients – pas plus ceux équipés de Linky que ceux qui conservent leur compteur d’ancienne génération.
De plus, la VNC retrait (charge liée au retrait de concentrateurs ou compteurs Linky défaillants avant la fin de leur durée d’amortissement) coûte bien davantage que prévu, selon les indications fournies par Enedis à Schwarz & C° dans son rapport 2024.
De qui se moquent la CRE et Enedis ?
Le 11 juin 2025, Enedis envoie une lettre indiquant que « les clients non équipés de Linky qui n’auront pas demandé le remplacement du compteur ancienne génération par un Linky, seront facturés, tous les deux mois :
– d’une composante tarifaire fixe dédiée à la gestion spécifique des compteurs ancienne génération (le tarif en vigueur au 1er août 2025 est de 6,48 € HT) ;
– des frais de relevé additionnels facturés uniquement en cas de non transmission des index de consommation à Enedis depuis plus d’un an (le tarif en vigueur au 1er août 2025 est de 4,14 € HT). »
La raison en est la suivante, selon Enedis : « Pour les foyers non équipés de Linky, la gestion des anciens compteurs génère des frais supplémentaires pour Enedis, notamment en raison du maintien de deux systèmes informatiques et des interventions manuelles de techniciens. »
Quelles sont ces interventions manuelles de techniciens, puisqu’il n’y a quasiment plus de relève à pied ? Il s’agit d’interventions sur site pour divers problèmes, mais qui concernent autant les Linky que les autres compteurs – voire davantage les Linky, qui s’avèrent bien plus défaillants que les compteurs « historiques », lesquels ont été conçus pour durer au moins quatre-vingts ans, selon EDF, alors que la durée de vie du Linky n’est estimée qu’à une vingtaine d’années. Il s’agirait également des interventions de personnels qui auraient été volontairement sollicités par les clients pour effectuer une « relève à pied », qui doivent donc se déplacer, pour relever les compteurs d’ancienne génération ; mais nous pouvons supposer que les clients qui n’ont pas choisi d’avoir un compteur Linky chez eux ne souhaitent pas non plus recevoir la visite d’un technicien d’Enedis ou d’une personne travaillant pour un sous-traitant d’Enedis, d’autant que le relevé par téléphone ou par SMS est extrêmement simple. Bien entendu, Enedis ne fournit aucune donnée : combien de compteurs d’ancienne génération ont-ils été « relevés à pied » depuis 2022 ? Quasiment aucun, d’après l’audit de 2024 ! Combien de clients équipés de tels compteurs n’ont pas envoyé leur relevé annuel obligatoire ? Sans doute extrêmement peu, mais ces chiffres sont classés confidentiels…
Aussi sommes-nous contraints d’effectuer des estimations. En 2025, Enedis estime à plus de 37 millions les compteurs Linky en fonctionnement ; entre 2 et 3,8 millions de ses clients (5 à 10 % selon les sources) seraient encore équipés de compteurs « historiques » – les chiffres sont imprécis, ou varient fortement selon les sources, ou sont plus simplement classés confidentiels, ce qui est très étonnant de la part d’une entreprise qui se donne pour tâche de résoudre les enjeux sociaux et environnementaux auxquels notre siècle doit faire face. Nous ne pouvons donc qu’obtenir une fourchette par déduction : les clients non équipés de Linky vont devoir s’acquitter d’une surtaxe de 6,48 € HT tous les deux mois, soit environ 40 € par an, ce qui signifie qu’Enedis va encaisser, au minimum, 80 millions d’€, et même 150 millions si le nombre de compteurs historiques est encore de 3,8 millions.
Or, les bénéfices d’Enedis ont été d’environ 5 milliards entre 2017 et 2023. Et la CRE, dans sa consultation publique n° 2024-26, justifie les 134,4 millions que devraient payer les clients non-Linky de la façon suivante : 23,6 millions correspondent au coût des contrôles ciblés (pour 160 000 clients, ce qui donne environ 140 € par contrôle, un coût très surestimé), 17,4 millions sont destinés à la relève à pied ( ! ) sur la base de 10 % de relève à pied (re-!), auxquels il faut ajouter 66,7 millions au titre du simple maintien de la « télécommande centralisée à fréquence musicale ».
Mensonges et punition
Le Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics d’Électricité (Turpe), qui est revu tous les quatre ans, augmente de 7,7 % en 2025, hausse qui fait suite à une évolution à la hausse depuis plusieurs années. Notons tout d’abord que la CRE constatait, en 2022, que les gains attendus ont été réalisés et représentent 1 milliard d’euros sur quatre ans. Ils ont été intégrés au Turpe 6 et devaient être restitués aux consommateurs, toujours selon la CRE. Or, il n’y a jamais eu la moindre restitution par baisse des tarifs, bien au contraire puisqu’ils ne cessent d’augmenter.
Quant au Turpe 7, il vise selon la CRE « à répondre aux enjeux de la période tarifaire à venir (2025-2028), mais aussi à préparer les réseaux de transport et de distribution d’électricité aux défis de moyen et long terme du système électrique. Il doit permettre le bon équilibre entre les besoins des réseaux, la qualité de service et un coût acceptable pour le consommateur. » Les quatre années à venir seront marquées par « l’électrification des usages, notamment dans la mobilité, le bâtiment et l’industrie, et par la croissance de la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables avec pour conséquence la poursuite du développement significatif du nombre de raccordements ». Ce qui signifie davantage de voitures électriques, d’appareils électriques, d’éoliennes ou de photovoltaïque – autant de prospectives qui sont pourtant encore débattues, voire battues en brèche, par exemple en ce qui concerne le nombre de véhicules électriques.
Notons encore que, parmi les gains substantiels que l’installation des Linky devait permettre de réaliser, figurait la baisse des personnels. À l’inverse, c’est à une… hausse que nous avons assisté ! Enedis employait 5 844 cadres (bénéficiant pour la plupart du statut des Industries Électriques et Gazières, IEG) et 32 898 agents de maîtrise et techniciens en 2016 (la plupart sous statut IEG : 30 904 personnes) ; ces chiffres n’ont cessé d’augmenter régulièrement pour arriver, en 2024, à 7 736 cadres et 33 280 agents de maîtrise et techniciens. La masse salariale a crû de 1 721 millions d’€ en 2016 à 2 162 millions d’€ en 2024. Soit 440 millions d’€ de hausse.
Enedis trouve enfin un bouc émissaire !
Hausse des tarifs et de la masse salariale ; fraudes dues au Linky supérieures à ce qui était anticipé ; cybersécurité coûtant plus cher que prévu : décidément, les perspectives sont difficiles… Un point positif, cependant : il n’y a plus de relève à pied, ou elle est extrêmement résiduelle ! Cependant, ce sont les clients non équipés de Linky qui vont payer pour un coût supposé (134 millions) qui correspond à une part infime des gains réalisés par Enedis.
Tout se passe comme si Enedis cherchait à dissimuler ses gains et ne parle que des motifs de ses manques à gagner : les clients non-Linky, qui sont ses boucs émissaires favoris. Or, si certains des gains prévus et annoncés ne se sont pas produits, ce ne pourrait être que du fait, très vraisemblablement, des fraudes sur le Linky, que l’entreprise estime, début juillet 2025, à plus de 100 000, et du coût de la cybersécurité de son « réseau intelligent » qui est beaucoup plus élevé que prévu, pour plusieurs raisons. D’abord, du fait de réglementations de plus en plus draconiennes, ensuite parce que les hackers utiliseraient des techniques de plus en plus sophistiquées, et enfin, parce que ces réseaux, qui sont des lieux virtuels, sont cependant stratégiques et peuvent être l’objet de tentatives de déstabilisation, estime par exemple l’IFRI.
Malgré les origines multiples de ces manques à gagner ou de ces pertes, ce sont les seuls clients non équipés d’un compteur Linky qui sont montrés du doigt, par Enedis, par la CRE, par les médias qui relaient l’« information » et désignent tous un même bouc émissaire. Et ces clients vont payer un supplément pour des dépenses qui ne sont pas dues à leur « particularité » d’avoir refusé le compteur Linky.
La solution que préconisent les dirigeants d’Enedis est de punir leurs clients « non standard ». Ils veulent imposer leur vision technocratique de la société : l’entreprise voudrait n’avoir que des clients tous équipés du même matériel, consommant tous de la même manière, ce qui permettrait, c’est certain, de mieux anticiper les variations de consommation. Mais cela, c’est un schéma technique, technocratique dans le sens où tout le pouvoir est donné à la technique. Ce schéma ne correspond en rien à la réalité humaine. Il faut donc trouver un bouc émissaire.
Nous demandons à Enedis de revoir sa copie : que les hausses discriminatoires à l’encontre des clients non équipés de Linky soient annulées ; que les chiffres confidentiels soient enfin publiés – la plupart ne portent pas préjudice à l’entreprise et ne relèvent pas du secret industriel, mais plutôt de l’opacité commerciale…
Enfin, un grand débat sur l’énergie devrait être mis en place dans ce pays, car il semble bien que la plupart de nos concitoyens soient maintenus dans l’ignorance des réalités énergétiques !
Groupe RCE (Réseau Comptables Élémentaires)
ANNEXES
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Commentaire
Article intéressant , on peut rajouter certains éléments.
Quand on parle de remplacer les Linky ou les concentrateurs, il ne faudra pas attendre vingt ans mais plutôt 10 ans. C’est évidemment ce qu’on appelle l’obsolescence programmée ; programmée d’autant plus que c’est du matériel électronique.
Par ailleurs, les compteurs « historiques » ne durent pas tous jusqu’à 80 ans mais entre 50 et 80.
Quand il est question de fraude au linky, il faut encore rappeler que l’argument d’Enedis était qu’il fallait changer de compteur pour lutter contre la fraude ! Il est par ailleurs remarquable de constater qu’Enedis a débauché les releveurs de compteurs pour faire des économies … et, presqu’ « en même temps », il rembauche pour lutter contre la fraude ! Où se trouvent les économies dont devraient profiter les usagers ? En réalité, les bénéfices ne profitent qu’à certaines personnes.
Il faut aussi insister sur le coût dû à la cybersécurité. On le voit en ce moment dans différents domaines : tout ce qui est numérisé – donc à base d’électronique – est piratable : les hackers s’en donnent à cœur joie.
On n’a pas encore compris qu’on est accro, aliéné à cette société électronumérique. Il y a encore peu de personnes qui se penchent sur ce grave problème … et les politiques pas du tout ! En profitent les multiples startup (qu’on n’appelle plus « entreprises » car c’est démodé).