Dixième session annuelle du séminaire
Programme organisé par :
Christopher Pollmann, professeur de droit public, auteur de l’ouvrage éponyme, éd. Le Bord de l’eau 2024,
et TECHNOlogos
et FMSH (Fondation Maison des Sciences de l’Homme)
et SCIENCES CRITIQUES
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Depuis quelques années, l’informatisation de la société a actualisé les promesses et les craintes que la vitesse des trains, voitures et avions suscitait déjà au XIXème et XXème siècles. Les accélérations techniques créent des besoins de régulation et donc d’anticipation individuelles et collectives. Sans nécessairement en donner les moyens : aujourd’hui, la société et l’individu, devenus entretemps “hypermodernes”, doivent toujours plus mais peuvent sans cesse moins prévoir et préparer les étapes à venir. Comme le corps humain, lors de son déplacement motorisé, s’immobilise dans des projectiles, ils subissent un « enfermement sur le présent » (François Hartog) par leur dynamisation privée de direction. Cette spirale vicieuse amène l’impression d’une fin de la politique en tant que possibilité de façonner le futur commun.
Or, si l’augmentation des vitesses est réelle, le gain de temps attendu l’est moins. Une voiture coûte beaucoup de temps de travail, l’autoroute peut être bouchée, les mails sont plus nombreux que les lettres… Au lieu de nous donner du temps libre, l’accélération a donc l’air de provoquer saturations et stress. Pour percer ce mystère, il faut ajouter à l’échelle temporelle la dimension spatiale au sens le plus large, c’est-à-dire la grandeur et le nombre des objets et des choses. En effet, si l’accélération ne tient pas ses promesses, c’est qu’on est simultanément sommé de faire ou d’avoir plus : croissance économique, extension des connaissances, multiplication de nos photos de vacances, etc. Ces mouvements – que les économistes résument avec le terme « effet rebond » – découlent de l’impératif capitaliste d’accumulation du capital dont Karl Marx avait déjà relevé le caractère anonyme, contraignant et insatiable. Et au fur et à mesure que toujours plus de produits, activités, personnes et territoires sont soumis à la concurrence, cette contrainte devient de plus en plus invisible et inexorable, privant l’humanité effectivement de son pouvoir de décision politique.
Mais l’accumulation et l’accélération ne sont pas qu’une obligation économique, elles relèvent aussi d’un devoir éthique. Progressivement privé de ses sources traditionnelles de sens, à savoir de l’horizon spirituel et du lien physique et affectif à autrui, l’individu, pour donner une raison à sa vie, doit au mieux la remplir d’objets, d’activités et de sensations. « La recherche d’intensité a remplacé la quête d’éternité » (Nicole Aubert).
Les maîtres-mots de ce monde, ne sont-ils donc pas intensification et emballement, tels une boule qui s’agrandit et se densifie en dévalant la pente ? Cet élan s’étend aux affects : De plus en plus d’individus fuient dans des ressentiments, délires ou rages variés, sont pris dans une tourmente identitaire ou se défoulent sur des boucs émissaires.
La spirale vicieuse du “toujours plus et plus vite” semble régressive aussi, en ce qu’elle valorise les sensations primaires les plus addictives (sucrée, rythmée, visuelle). Cette involution est à la fois révélée et attisée par l’actuel aplatissement électrique de la vie humaine sur des écrans : En entravant le développement des jeunes et en désocialisant les adultes, celui-ci pourrait rétrécir le champ de conscience de l’être humain.
Toutes ces dynamiques concurrentielles d’accumulation, d’accélération et de défoulement affectif sont à la fois incarnées et promues dans le spectacle sportif et sa quête de performance, voire de records purement quantitatifs. À l’approche des Jeux olympiques de 2024 à Paris qui visent à mettre en valeur territoires et populations pour les projeter dans la concurrence mondiale, on doit admettre avec Pierre de Coubertin que « le sport tuera l’érotisme », la ‘sportification’ de la société exerçant un dressage fascisant sur les athlètes comme sur les populations.
Pour Hannah ARENDT, « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despo-tique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus, un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. » Or, en externalisant de nombreuses facultés et activités humaines, l’informatique – faussement appelé numéri-que – tend précisément à rendre l’être humain et sa subjectivité superflus.
L’informatique exerce par ailleurs une emprise totale dans la mesure où les ambitions de rationaliser et d’automatiser la vie sociale débouchent sur sa pétrification ainsi que sur une double et vicieuse fuite en avant. Primo : dépossédé des vecteurs de sens que furent la religion et la vie familiale et communautaire, on cherche toujours plus le sens de la vie là où l’on ne peut en trouver, en l’occurrence dans la technique. Secundo : privé de la maîtrise du quotidien par la division sociale du travail, on compense cette impuis-sance par la promesse d’omnipotence qu’héberge le smartphone. Il s’avère ainsi que l’informatique ne ravage pas tant par ses aspects ouvertement néfastes que par son énorme utilité individuelle : annulée par la concurrence mondialisée, cette attractivité se mue en facteur de désocialisation générali-sée, au point que plus aucune sphère de la vie humaine ne sort indemne de l’accaparement de l’attention.
Inspiré d’une pédagogie interactive, le séminaire, gratuit et sans inscrip-tion, s’adresse à tous les intéressés et notamment aux étudiants et chercheurs en sciences humaines, en droit et en philosophie.
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Dates : mardis 18-20h : 923 janv., 6 fév., 519 mars, 223 avr., 1428 mai, 11 juin 2024
Lieu : ÉHESS, salle B1-01, 54 bd. Raspail, Paris 6e, Mo Sèvres Babylone
Contact : pollmann5@univ-lorraine.fr, tél. [#33] (0)3 87 76 05 33. Ces affiches-ci et le programme antérieur sur www.fmsh.fr et https://bit.ly/Acc-et-acc.
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Programme des séances de cette année 2024 (certains mardis, 18 à 20h)
1/ 9.1.2024 : “L’informatique serait totalitaire – pourquoi ?” avec l’éduca-teur et sociologue Fabien Lebrun, docteurs des Universités de Caen et de Bordeaux III, auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, Le Bord de l’eau 2020
2/ 23.1.2024 : “Une spirale vicieuse entre perte de sens et quête de puissance” avec Angélique del Rey, professeure et doctorante en philosophie, co-auteure de Plus jamais seul. Le phenomene du portable, Bayard 2006
3/ 6.2.2024 : “La vie humaine réduite à des processus instinctifs ou machinaux” avec Fabienne Martin-Juchat, professeure d’informatique à l’Uni-versité Grenoble Alpes, co-dir. de L’industrialisation des émotions : Vers une radicalisation de la modernité ?, L’Harmattan 2016
4/ 5.3.2024 : “L’ultime rationalisation menant à des explosions d’irrationnel ?” avec Anne Alombert, maître de conférences en philosophie à l’Uni-versité Paris VIII, auteure de Schizophrénie numérique. La crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies, Allia 2023
5/ 19.3.2024 : “La politique et le droit automatisés et la surveillance généralisée ?” avec Félix Tréguer, docteur en politologie, chercheur au CNRS et à SciencePo, membre fondateur de La Quadrature du Net, auteur de Contre-histoire d’Internet. Du XVe siècle à nos jours, Agone 2e éd. 2023
6/ 2.4.2024 : “Le nouvel illectronisme de classe : l’anémie informatique du langage et de la pensée” avec Jean-Gabriel Ganascia, philosophe et professeur d’informatique à Sorbonne Université, membre senior de l’Insti-tut universitaire de France, auteur de Servitudes virtuelles, Seuil 2022
7/ 23.4.2024 : “Centralisation et rigidification des rapports de pouvoirs” avec Nicolas Alep, informaticien, co-auteur de Contre l’alternumérisme. Pourquoi nous ne proposerons pas d’“écogestes numériquesˮ ni de solutions pour une “démocratie numériqueˮ, La Lenteur 2e éd. 2023 (prix J. Ellul 2023)
8/ 14.5.2024 : “Un outillage non maîtrisable par l’usager, aux défauts irréparables dans un cadre capitaliste” avec Hervé Krief, musicien, auteur d’Internet ou le retour à la bougie. Éteignons l’Internet et les écrans avant qu’ils ne nous éteignent… définitivement, Écosociété, 2e éd. 2021
9/ 28.5.2024 : “Blocage du développement des enfants, désocialisation et désinhibition des adultes” avec Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre, chercheure à l’IRI/Centre Pompidou, auteure de Le bébé au temps du numé-rique. L’humanité au risque des disrupteurs relationnels, Hermann 2021
10/ 11.6.2024 : “L’attention et l’adaptation humaines dans l’espace et dans le temps sur-sollicitées” avec Yves Marry, politiste, co-fondateur et délé-gué général de l’association Lève les yeux, co-auteur de La guerre de l’attention. Comment ne pas la perdre, L’Echappée 2022
https://arche.univ-lorraine.fr/pluginfile.php/40563
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Totalitarisme informatique
Un livre de Christopher … à paraitre le 2 février