Numérisation de l’école 

D’ores et déjà, un peu partout en France on distribue des tablettes aux écoliers dès l’âge de trois ans

Depuis 2015 l’école numérique se déploie au rythme des collectivités locales, et il s’agit à terme pour le ministère de l’Education de l’imposer à tous les élèves de France, de la maternelle au lycée. Dans les communes, départements et régions, aucune concertation n’a lieu en amont, ni des enseignants, ni des parents d’élèves. Et bien que souvent présentés comme « expérimentaux », la pertinence de ces changements d’usages imposés n’est jamais évaluée, ni par les collectivités ni par l’Education nationale. Pourquoi ? Les impacts pourtant, sur nos enfants comme sur notre environnement, sont tout bonnement alarmants.

Même au plus haut de l’institution, la mutation numérique interroge. Sur commande du ministre, le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) a rendu en juin dernier un avis sur « la contribution du numérique à la transmission des savoirs ». Il est frappant de constater que le dernier tiers de ce rapport, s’appuyant sur des centaines d’études scientifiques, enquêtes et auditions, remet explicitement en question la numérisation de l’école. Il recense même tous les éléments d’une catastrophe en cours.

Sur le plan pédagogique, ce rapport explore les incidences sur les apprentissages scolaires. Il retire des enquêtes nationales et internationales que l’utilisation très importante des appareils numériques à l’école provoque une baisse des résultats, diminue la réflexion, la mobilité globale, la motricité fine, l’imagination, la sensibilité, qu’elle peut ouvrir la porte à l’illettrisme, et qu’elle amplifie les inégalités sociales en matière d’éducation. Il défend l’usage de l’imprimé, l’interaction humaine, la lecture à haute voix et les méthodes pédagogiques éprouvées. Il invite à « privilégier dans l’environnement pédagogique la relation humaine et la réalité à la dématérialisation et au virtuel ».

Pour ce qui concerne la santé, le rapport égrène une longue liste de troubles causés par la surexposition aux écrans, qui vont des troubles de la vue, de l’attention, du sommeil, de la mémoire, du langage, du comportement, à la passivité intellectuelle et à la perte de capacités fonctionnelles, jusqu’à des pathologies graves d’ordre psychologique et psychiatrique (isolement social, symptômes dépressifs et anxieux, troubles de la croissance). Il est attesté que l’usage actuel et croissant des écrans est nuisible au développement physique, psychique et cognitif des enfants.

Sur le plan des relations humaines, il est question de troubles de la sociabilité et du contrôle des émotions, de brouillage des frontières entre les sphères privée et scolaire, d’appauvrissement des relations intrafamiliales. Le rapport du CSP juge par ailleurs que l’irruption du numérique dans la sphère éducative met en péril le projet pédagogique et anthropologique de l’école : l’apprentissage et l’assimilation des connaissances ainsi que l’accès aux savoirs et l’indépendance intellectuelle qui en découlent.

Reste l’impact environnemental et énergétique. On estime qu’un ordinateur portable de 2kg mobilise 600 kg de matières premières, 22 kg de produits chimiques, 240 kg de combustibles et 1,5 tonne d’eau. Alors que les sécheresses se multiplient, les usines de puces électroniques comme celles de Crolles en Isère consommeront bientôt 336 litres d’eau par seconde, et les data centers où sont stockées les données en croissance exponentielle nécessiteraient en 2030, rien qu’en France, l’équivalent de la production électrique de 3 à 4 réacteurs nucléaires. Si les alertes sur le climat, l’océan, la biodiversité, la pollution et l’effondrement du vivant se succèdent à un rythme effréné et avec une gravité croissante, le « catastrophisme » est définitivement du côté de ceux qui choisissent la surdité et l’inaction. « Avec notre appétit sans limite pour une croissance économique incontrôlée et inégale, l’humanité est devenue une arme d’extinction massive », déclarait en décembre 2022, lors de la COP sur la biodiversité à Montréal, le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres, appelant à rompre avec ce qu’il appelle un « pacte de suicide collectif ».

L’usage inconsidéré du numérique est une injonction qui n’est plus tenable : ce n’est pas un confort, c’est un conformisme et une paresse dont les effets sont dévastateurs. La pollution numérique, après avoir doublé celle du trafic aérien, est en train de rattraper celle du trafic routier mondial. Concernant les déchets, quelqu’un s’est-il demandé, dans les bureaux du ministère de l’Education nationale, dans quelle poubelle se retrouvent les centaines de terminaux déjà distribués ? Quels élus des collectivités locales se le demandent lorsqu’ils votent les dotations en tablettes de leurs collèges et écoles ?

À tous les élus des collectivités territoriales, à qui l’État force la main pour qu’ils votent de nouveaux plans de numérisation de l’école, rappelons le jugement cinglant qu’a formulé le Conseil Supérieur des Programmes : regrettant l’absence d’évaluation des expérimentations déjà engagées, celui-ci déplore qu’on ait pu « privilégier des logiques économiques ou clientélistes à défaut d’objectifs pédagogiques définis », et recommande de « ne pas considérer l’Éducation nationale comme un marché ouvert aux stratégies commerciales des acteurs commerciaux et notamment des géants du numérique ».

À l’heure où déferle l’« intelligence artificielle » et alors que nous avons déjà passé de trop nombreux points de non-retour en termes environnementaux, le véritable défi n’est autre que préserver l’indépendance de l’Homme face à la machine. Pour qui entend défendre la démocratie, existe-t-il plus nécessaire urgence que cultiver l’intelligence bien humaine des futurs citoyens ? Et pour qui se soucie des conditions d’habitabilité de notre planète, plus nécessaire urgence que s’opposer à la surenchère de la destruction ?

Cette tribune, initiée par CoLINE (Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique de l’Ecole) et Nous Personne, a été soutenue par

CoSE,

Lève les Yeux,

Agir pour l’Environnement,

HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée),

Enfance Télé Danger,

Alerte Ecrans,

Le Collectif de Beauchastel contre l’école numérique,

Sud Lutte des classes Education

L’ACUNE (l’Association contre l’utilitarisme et le numérique éducatifs).

https://www.collectifcoline.fr