Un duo impossible
Les déploiements de la 5G et d’autres technologies numériques progressent au détriment des mesures de sobriété nécessaires face au changement climatique, déplorent les auteurs de cette tribune.
La vie politique actuelle est ainsi faite qu’un sujet pousse l’autre, tel un fil d’actualité de réseau social, nous condamnant à une forme d’amnésie collective et d’impensé généralisé. Se souvient-on qu’il y a deux ans, le 14 septembre 2020, le chef de l’État, s’érigeant en VRP de la 5G, renvoyait toute critique de cette technologie à une attitude rétrograde digne d’un retour à la lampe à huile ? La 5G était alors présentée comme un progrès qui ne saurait souffrir un quelconque retard dans la course européenne et mondiale à l’innovation et à la compétitivité. Tous ceux qui proposaient d’interroger les usages et les impacts de cette technologie, à la lumière des crises climatiques, environnementales et sanitaires se sont vus affublés du qualificatif d’« amish ».
Auparavant, le chef de l’État avait même purement et simplement « ghosté » les propositions de la Convention citoyenne pour le climat relatives au déploiement de la 5G, en les faisant disparaître comme par magie des propositions qu’il retenait.
Deux ans plus tard, les conséquences à long terme de la pandémie et les tensions d’approvisionnement provoquées par le conflit en Ukraine ont joué un rôle de révélateur implacable sur la fragilité de nos sociétés face à ces crises annoncées de longue date, mais toujours ajournées à l’agenda politique. Notre dépendance à une énergie devenue rare et chère nous interpelle brutalement comme un retour du refoulé. Changement de pied, on nous admoneste désormais sur « la fin de l’abondance ». Après nous avoir enjoint d’allumer la 5G, on nous conseille de « débrancher son wifi ». Comprenne qui pourra…
La 5G est déconnectée des besoins réels du grand public
La sobriété en énergie, en matériaux, en biens… n’est plus pour beaucoup ce mot-valise destiné à différer l’action en matière écologique, mais une réalité quotidienne économique, lorsqu’il s’agit de payer sa facture d’électricité ou son paquet de nouilles, dont le prix ne cesse d’augmenter. Bon nombre devront se contenter d’avoir encore plus froid que les hivers précédents et que dire des menaces de pénurie et de coupure qui pourraient s’ensuivre ? Les responsables du retour à la lampe à huile ne sont pas à chercher du côté des « amish ». Les promesses d’un futur ultraconnecté apparaissent pour ce qu’elles sont : une fuite en avant technologique sans lendemain, déconnectée des besoins réels du plus grand nombre.
D’ailleurs le public ne s’y est pas trompé : à peine 4 millions de cartes SIM compatibles 5G ont été activées depuis le déploiement de ce nouveau standard sur les 80,7 millions que possèdent les Français. Avant même les appels à la sobriété, ce début poussif a révélé ce que l’industrie des télécoms n’osait entrevoir : le meilleur des e-mondes, faits de caméras de vidéosurveillance avec reconnaissance faciale, de casques de réalité virtuelle et de métavers est loin d’être plébiscité.
« Une invitation au toujours plus, toujours plus vite à contretemps de l’époque »
Malheureusement ce déploiement, préparé discrètement de longue date, a conduit en moins de deux ans à l’installation de quelque 69 418 antennes 5G, déployées pour que des clients privilégiés puissent streamer en 4K [1]. Une politique de télécommunications et du numérique compatible avec les engagements internationaux de la France en matière de climat pouvait bien attendre, malgré les alertes du Haut Conseil pour le climat ! En décembre 2020, dans un rapport largement ignoré par les décideurs, celui-ci estimait en effet que « le déploiement de la 5G risqu[ait] d’avoir un effet important sur la consommation d’électricité en France, entre 16 TWh et 40 TWh en 2030, soit entre 5 % et 13 % de la consommation hexagonale d’électricité du résidentiel et du tertiaire ».
Aujourd’hui, l’Arcep, autorité chargée de réguler les communications électroniques, mène une consultation publique sur les réseaux du futur. Elle souhaiterait ouvrir des bandes de fréquences totalement inédites (en 1 400 MHz) pour couvrir les zones rurales en 5G. Elle pose déjà les bases du déploiement des bandes dites millimétriques en 26 GHz, qui doivent servir aux antennes de grande proximité avec le public et sans doute aussi aux capteurs connectés, dont le déploiement s’effectuera principalement sur le mobilier urbain. Les usages envisagés concernent surtout la mobilité connectée, l’internet des objets, la ville dite intelligente. Une invitation au toujours plus, toujours plus vite à contretemps de l’époque : un pousse-au-crime climatique.
Beaucoup ont pris conscience de la gravité de la situation du fait des conséquences tangibles de la rupture des équilibres géopolitiques et des catastrophes aggravées par le dérèglement climatique — incendies, sécheresse, inondations… — qui se sont enchaînées cet été.
Il y a une responsabilité à la fois de cohérence, de justice et d’exemplarité dans l’action publique pour répondre à ces défis du court et du long termes et pour créer l’indispensable adhésion de tous les pans de la société aux changements nécessaires. Le secteur des télécoms et du numérique ne peut s’en affranchir.
Stéphen Kerckhove est directeur général d’Agir pour l’environnement ; Sophie Pelletier est présidente de Priartem (Pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux technologies électromagnétiques).