Pourquoi la facture est salée
La libéralisation du marché de l’électricité fait grimper les prix et pourrait raviver la contestation sociale.
+ 5,9 % : les 25 millions de clients EDF abonnés au tarif bleu, le tarif réglementé de l’électricité réservé aux ménages, vont sentir passer l’augmentation appliquée depuis le 1er juin. Tout comme ceux qui ont souscrit aux offres de fournisseurs alternatifs, tels Engie, Total Direct Energie ou Eni, qui très souvent sont indexées sur le tarif réglementé. Pour un ménage se chauffant à l’électricité, la facture devrait ainsi s’alourdir de 85 euros par an, contre une hausse d’environ 25 euros pour un ménage se chauffant avec une autre énergie. Alors que la colère des gilets jaunes semble retombée, une telle hausse menace de remettre le feu aux poudres.
Pour un ménage se chauffant à l’électricité, la facture devrait s’alourdir de 85 euros par an, contre une hausse d’environ 25 euros pour un ménage se chauffant avec une autre énergie
C’est pourquoi le gouvernement a repoussé au maximum le délai légal pour appliquer cette hausse, demandée par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) en février dernier en plein mouvement social. Depuis l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence en 2007, les particuliers ont le choix de rester au tarif réglementé, proposé uniquement par l’opérateur historique, en l’occurrence EDF, ou bien de souscrire à une offre de marché, proposée aussi bien par les opérateurs alternatifs que par EDF elle-même.
Un marché libéralisé
Paradoxe, le tarif réglementé, censé protéger les consommateurs des soubresauts du marché de l’électricité, est en pratique de plus en plus dépendant de ses évolutions. Adoptée en 2010 sous la pression de la Commission européenne, qui avait ouvert deux procédures d’infraction contre la France, la loi Nome (pour « Nouvelle organisation du marché de l’électricité ») avait poussé un cran plus loin la libéralisation du secteur. Elle a notamment supprimé les tarifs réglementés pour les entreprises ayant une consommation moyenne ou importante d’électricité. Et elle a revu les règles du tarif réglementé pour les ménages, le « tarif bleu », qui doit désormais tenir compte « de l’addition des coûts d’acheminement d’électricité, du prix d’accès à la base régulée, du prix du complément de fourniture évalué sur la base des prix observés sur les marchés et des coûts de commercialisation ».
En clair, la formule complexe qui sert à calculer le tarif que propose au gouvernement la CRE – l’autorité administrative chargée de veiller au bon fonctionnement du marché de l’électricité et du gaz en France – tient compte des coûts de production d’EDF (principalement ceux de son parc nucléaire), mais aussi des prix sur les marchés de gros ainsi que des coûts des fournisseurs alternatifs d’électricité. Ce sont précisément ces deux dernières variables qui expliquent le sursaut du tarif bleu au 1er juin dernier.
2018 a été une année de surchauffe sur les marchés de gros de l’électricité en Europe. En France, le prix du mégawattheure (MWh) pour livraison un an plus tard est passé de 42,5 € au quatrième trimestre 2017 à 57,6 € au quatrième trimestre 2018, soit une augmentation de 35 %. Une poussée de fièvre qui s’explique largement par une autre variable : le coût des quotas de CO2. Les centrales électriques fonctionnant au charbon ou au gaz sont en effet tenues d’acheter des quotas de CO2 correspondant à leurs émissions.
Longtemps, le prix de la tonne de CO2 s’est maintenu à des niveaux très bas. Mais la réforme du mécanisme du marché européen du carbone, qui réduit à partir de 2019 drastiquement la quantité de quotas en circulation, fait sentir ses premiers effets. Le prix de la tonne de CO2 est ainsi passé de 7 à 25,5 € entre janvier et décembre 2018. S’il s’agit d’une bonne nouvelle pour le climat, la répercussion de cette hausse sur le tarif réglementé apparaît plutôt cocasse, dans la mesure où 90 % du mix électrique français est constitué de sources d’énergies décarbonées (nucléaire, hydraulique, éolien, etc.).
Le partage de la « rente nucléaire » en question
Autre grande variable, les coûts des opérateurs alternatifs. Pourquoi diable le tarif réglementé de l’opérateur historique tient-il compte des coûts de ses concurrents ? Parce que la CRE doit garantir la « contestabilité » de ces tarifs par les fournisseurs alternatifs, c’est-à-dire leur faculté de proposer aux consommateurs des offres de marché à prix égaux ou inférieurs au tarif réglementé.
C’est là que les choses se compliquent un peu plus. Car pour fournir aux particuliers l’électricité qu’ils leur vendent, ces opérateurs alternatifs, qui n’ont souvent que peu de capacités de production en propre, ont deux choix : soit se fournir sur le marché de gros, soit acheter à un prix régulé une partie de sa production électronucléaire à… EDF. C’est le dispositif de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) mis en place en 2010 dans le cadre de la loi Nome. Pour favoriser la concurrence, celui-ci organise le partage de la « rente nucléaire » de l’opérateur historique.
Concrètement, EDF a l’obligation de vendre à ses concurrents une partie de sa production issue de son parc nucléaire historique à un tarif de 42 euros/MWh, dans la limite de 100 térawattheures (TWh) par an. Jusqu’en 2017, le plafond des 100 TWh n’avait jamais été atteint, les opérateurs alternatifs trouvant le plus souvent à se fournir à moindre prix sur le marché de gros. Mais en 2018, l’Arenh est devenu soudain beaucoup plus attractif avec l’envolée des prix de gros : les opérateurs alternatifs se sont rués sur le dispositif et leurs demandes à EDF ont dépassé le plafond des 100 TWh. Ils ont dû cependant compléter leur approvisionnement sur les marchés au prix fort et leurs coûts ont augmenté, ce dont la CRE a tenu compte dans la révision du tarif bleu. Combinés, l’essor des prix sur le marché de gros et le rationnement de l’Arenh seraient responsables de 80 % de la hausse du tarif réglementé au 1er juin dernier.
Au final, l’usine à gaz mise en place pour organiser la libéralisation sur le marché de l’électricité produit aujourd’hui en France l’effet inverse de l’objectif affiché par la Commission européenne lorsqu’elle a initié ce processus en 1997 : loin de se faire au bénéfice du consommateur, c’est-à-dire de la baisse des prix, la concurrence a plutôt tendance à tirer ces derniers vers le haut dans l’Hexagone. Raison pour laquelle le gouvernement veut revoir la règle de calcul du tarif réglementé par la CRE. Tandis que les opérateurs alternatifs militent pour un relèvement du plafond de l’Arenh : cela leur permettrait de se fournir à moindre coût auprès d’EDF, ce dont ce dernier ne veut pas entendre parler… Le point d’équilibre sera délicat à trouver pour les pouvoirs publics entre le souci de conserver des prix modérés pour les consommateurs, qui ont financé le parc électronucléaire avec leurs impôts, celui de garder à flot les finances d’EDF sévèrement mises à mal et l’obligation légale de faire vivre la concurrence sur le marché.
A comparer le prix français de l’électricité avec celui dans les autres pays européens, il était sans doute vain d’espérer que la libéralisation du marché puisse entraîner sa baisse. Grâce au parc nucléaire largement amorti, les Français paient de longue date leur électricité sensiblement moins cher que la plupart de leurs voisins. Mais cet avantage a tendance à se réduire avec le temps : alors que les ménages français payaient en moyenne 5 centimes de moins par kilowattheure que la moyenne des ménages européens au 1er semestre 2012, cet écart n’était plus que de 3 centimes au 2e semestre 2018.
Le poids des taxes
Sur la longue durée, ce n’est cependant pas la libéralisation du marché elle-même qui semble avoir le plus tiré l’augmentation des prix, mais plutôt l’augmentation des taxes sur l’électricité pesant sur le consommateur final. Et cela en France comme dans nombre de pays européens.
Quatre taxes sont prélevées dans l’Hexagone. Elles pesaient ensemble un gros tiers de la facture payée par les particuliers en 2017, contre un quart environ en 2010. Les deux principales sont la TVA et la contribution au service public de l’électricité (CSPE), taxe non affectée mais destinée à financer notamment les tarifs sociaux pour les ménages les plus modestes ou l’obligation faite à EDF de racheter, dans certaines conditions, l’électricité d’origine renouvelable. Entre 2002 et 2016, la CSPE a augmenté de 650 %. La CRE suggérait d’ailleurs de baisser cette taxe pour pallier l’envolée du tarif réglementé, mais le gouvernement préfère s’engager dans une révision du mode de calcul de ce tarif, plutôt que d’amoindrir des ressources fiscales déjà entamées par son recul sur la fiscalité du carbone en réponse à la crise des gilets jaunes.
La France reste cependant loin d’être le pays où les taxes sur l’électricité sont les plus élevées. Le champion dans ce domaine est le Danemark, où la taxation représente presque 70 % du prix payé par les ménages. Celle-ci a en effet fortement augmenté depuis 2012, avec l’adoption par le Parlement danois du « Plan énergie 2012-2020 », destiné à permettre au pays d’atteindre une consommation d’électricité provenant à 50 % de sources renouvelables à l’horizon 2020. L’outil principal de financement de la transition écologique du pays est la taxe PSO (Public Service Obligation), qui pèse lourdement sur les ménages. Une taxe à l’avenir incertain, parce que jugée incompatible par la Commission avec les traités européens.
Le prix de la transition
Autre exemple marquant, l’Allemagne, où les taxes représentent 55 % du prix de l’électricité payé par les ménages. Celles-ci ont fortement augmenté depuis le début des années 2000, suite à l’adoption d’une loi accordant la priorité au développement des énergies renouvelables, l’EEG (Erneuerbare Energien Gesetz). A travers cette taxation, les usagers ont financé la progression spectaculaire des parcs éoliens et des champs solaires. Au cours des quinze dernières années, la part des renouvelables dans la production d’électricité a été multipliée par cinq, pour représenter 40 % du mix énergétique allemand, devant le charbon, qui représente encore 38 % de la production électrique.
Quelle part le renchérissement du prix de l’électricité à travers ces taxes a-t-il jouée dans la baisse de la consommation d’électricité des Européens ? Difficile à dire. D’autres déterminants comme la mise sur le marché d’équipements plus économes en énergie ou la crise économique ont pu jouer. Très récent en Europe, le phénomène n’en est pas mois réel, même si la situation peut varier fortement d’un pays à l’autre. La consommation des Français, quant à elle, reste à un niveau bien supérieur à la moyenne européenne.
Cette particularité tricolore s’explique par une préférence plus marquée dans l’Hexagone pour le chauffage électrique qu’ailleurs en Europe, EDF ayant en effet de longue date poussé les ménages à faire ce choix pour absorber les gigantesques capacités de production de son parc nucléaire. Résultat, le quart de la demande d’électricité dans les foyers français est lié au chauffage. Même si le prix de l’électricité reste plus modéré en France que dans nombre de pays européens, une même hausse de prix a donc un impact plus important qu’ailleurs sur le budget des ménages. Pas étonnant dans ces conditions que le gouvernement craigne un retour des gilets jaunes sur les ronds-points…
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