Le coronavirus, accélérateur du capitalisme numérique

Un entretien avec Daniel Cohen

Quelle est la profondeur de la crise engendrée par la pandémie de Covid-19, quelles questions nouvelles pose-t-elle aux économistes, en quoi notre économie en sortira-t-elle transformée ? Nous explorons ces questions en compagnie de Daniel Cohen, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur du département d’économie à l’Ecole normale supérieure. Outre sa spécialisation ancienne dans les dettes souveraines (il a notamment collaboré avec la banque Lazard pour conseiller le gouvernement grec, ce qui lui a quelquefois été reproché), Daniel Cohen développe depuis plus d’une dizaine d’années une critique de la société postindustrielle, telle qu’elle était en gésine dans l’économie numérique et que l’expérience actuelle du confinement de masse devrait, selon lui, faire accéder au stade de « capitalisme numérique » dont il décèle les aspects anti-humanistes.

On a l’impression qu’après avoir sous-estimé les effets de la pandémie de Covid-19, les économistes regardent la récession actuelle comme un monstre inconnu. Au moment où nous parlons, car les choses semblent très fluides, qu’est-ce qui est foncièrement différent des autres crises historiques ?

Daniel Cohen : Tout ! Au début, on a cru que c’était un choc venu de Chine, comparable à celui provoqué par l’apparition du SRAS, modulant le poids nouveau de la Chine dans le commerce mondial. C’est pourquoi, les estimations, celles du Fonds monétaire international (FMI) ou de l’OCDE, étaient initialement très modérées. On est entré dans quelque chose de tout à fait différent quand on a compris que les économies étaient attaquées de l’intérieur et non plus seulement ou principalement par un choc externe. C’était tout à fait inédit. Il était impossible d’imaginer, de quantifier même, l’impact du confinement sur la croissance. Quelles sont les références qui nous permettent d’évaluer ce que signifie, pour des sociétés comme les nôtres, le fait de ne plus avoir le droit de se rencontrer en face-à-face ? Et pour moi, cette question était d’autant plus troublante que dans un livre publié il y a deux ans, Il faut dire que les temps ont changé, j’écrivais que pour comprendre le monde contemporain, il fallait partir de la prédiction de Jean Fourastié selon laquelle nos économies allaient quitter le travail de la terre et de la matière pour s’occuper de l’homme lui-même. La société postindustrielle est une économie de services où le face-à-face est essentiel. Fourastié citait l’exemple immémorial du coiffeur. Mais on peut aussi citer : enseigner, soigner, divertir, etc. Le choc de l’épidémie de Covid-19 paralyse d’un coup cette économie. Quel est l’impact de ce poison venu s’insinuer dans les relations de face-à-face ? Personne ne pouvait répondre à cette question puisqu’on ne connaissait aucun précédent. Maintenant, on sait. Selon l’Insee, le confinement réduit le produit intérieur brut (PIB) d’un tiers. En rythme annuel, cela signifie une baisse de 3 % environ. Si c’est deux ou trois mois, c’est le double ou le triple, et ainsi de suite… C’est un chiffre qui se retrouve dans les dernières prévisions du FMI, qui estime à 7,2 % la récession française cette année…

Pour l’Insee et si l’on en juge aussi par les statistiques de Pôle emploi, un tiers des gens sont de fait dans l’incapacité de travailler. Cela rejoint une étude très intéressante de la Fed (la banque centrale) de Saint-Louis, aux Etats-Unis, qui nous apprend qu’un tiers des gens parvient à télétravailler, 20 % sont obligés de le faire, comme médecin ou éboueur, et que le reste, soit aux Etats-Unis 45 % de la population active, est en fort risque de perdre son emploi. C’est énorme. Selon cette étude, cette population en risque est aussi la plus pauvre : elle gagne 75 % de moins que les autres groupes en moyenne… Si la moitié était licenciée, cela pourrait dire un taux de chômage de 25 % à 30 % au total. Ce sont les chiffres des années 1930 ! C’est le prolétariat de la société de services qui est touché… Le confinement est de plus, en lui-même, un facteur d’aggravation des inégalités. On est chez soi, mais on n’y est pas tous de la même manière. Il y a dans les conditions d’existence des familles d’extraordinaires disparités. On découvrira lorsqu’on aura passé cette période qu’elle aura provoqué des inégalités de destins considérables.

Mais suffit-il de multiplier le nombre de mois de confinement pour appréhender l’ampleur et la nature de cette crise. Ne faut-il pas se mettre dans la position qu’elle pourrait durer longtemps et que l’économie en sortira profondément transformée ?

Vous avez raison. Les estimations à chaud du confinement ne disent rien de leurs effets au-delà. On a d’abord pensé que le virus frapperait les populations à la manière d’une grippe saisonnière. Une reprise en V pouvait être anticipée… Paul Krugman disait que ce qui rend cette crise différente de toutes les autres, c’est qu’avant, lorsqu’on était confronté à un choc, le but de la politique économique était de ramener le plus vite possible l’activité à la normale, par des mesures diverses de soutien. Là, on est dans quelque chose de totalement inédit : il faut que le PIB baisse, parce que ce sera la preuve que le confinement produit ses effets. Il s’agit vraiment de maintenir l’économie dans un état d’hibernation, de coma artificiel, et d’offrir une garantie aussi totale que possible à ceux qui sont de facto dans l’impossibilité de travailler. Idéalement, le déficit public doit être du montant de la récession. On est à 7 % de récession ? Dans l’idéal, cela doit aussi être le montant des déficits publics.

Nous entrons toutefois dans une nouvelle phase où l’on comprend désormais que la crise ne s’arrêtera pas avec le confinement. Qu’il sera lui-même lent, très progressif, conditionnel… Que la crise sanitaire durera sans doute aussi longtemps qu’un traitement ou un vaccin n’aura pas été trouvé… Cela voudrait dire qu’on vivrait toujours dans l’inquiétude de la maladie. Les consommateurs n’auront pas envie de retourner dans les restaurants ou les salles de spectacles, ni de voyager. Cela veut dire que la sortie de crise sera très difficile. Il y aura des ruptures de partout, des secteurs qui vont faire faillite, dans le transport, le tourisme, des déchirures qui vont exiger un effort de l’Etat maintenu et très important. On pense en particulier aux régions et pays qui dépendent du tourisme, pour qui l’été risque d’être une tuerie. Peut-être en restera-t-il des traces à plus long terme ?

Le déconfinement doit être évidemment respectueux de la santé publique, respectueux aussi des personnes, des libertés publiques, on en reparlera. Pour l’économiste, le plus important est de bien comprendre que le retour à la normale va être très lent et que l’effort budgétaire de l’Etat devra être maintenu longtemps. Avant de parler de plan de relance, il faut être très attentif au très grand nombre de faillites d’entreprises à venir. Beaucoup de garanties de l’Etat vont être appelées. Il faudra annuler les dettes correspondantes. Il faudra assumer des déficits accumulés et ne pas refaire l’erreur de 2011 à vouloir réduire trop vite la dette, ni vouloir revenir très vite à l’équilibre budgétaire.

Change-t-on aussi de capitalisme ?

Ce qui laissera sans doute une trace profonde, c’est la démonstration lors de cette crise de la puissance du capitalisme numérique. Un très grand nombre de secteurs, à commencer par la médecine, sont entrés plus vite que prévu dans ce XXIe siècle numérique. A l’échelle de la société, cette crise va être un accélérateur de la transformation du monde. Qu’on analyse le capitalisme par l’entrée marxiste ou néoclassique, le but du capitalisme, c’est toujours de réduire les coûts. La mondialisation lui a permis de faire ça en faisant travailler des gens pour pas cher. La crise sanitaire a permis de mesurer qu’on a été trop loin dans la désintégration des chaînes de valeur et qu’on se dirige vers des relocalisations. Mais comme l’industrie ne pèse que 12 % du PIB, le mouvement sera modeste. Ce qui va s’accélérer, c’est l’économie des Gafa, des Amazon, des Netflix, des Google, etc. Tout est fait pour vous gérer en ligne, sans avoir à aller dans une boutique, dans une salle de cinéma. Il est possible que dans quelques années, le coronavirus soit interprété comme le point décisif dans le déploiement de ce capitalisme numérique.

Un nouveau capitalisme dites-vous. Mais en 2015, vous écriviez que « la révolution numérique ne tient pas ses promesses », notamment parce qu’elle ne provoquerait pas de sursaut de la stagnation de la productivité. En quoi ce capitalisme numérique peut-il sortir vainqueur de la crise ?

Il n’y a pas de contradiction. En fait, ce diagnostic, qui est toujours valable, permet de comprendre la nouvelle phase dans laquelle nous sommes entrés. En 2015, je faisais le constat, sur les traces des analyses de Robert Gordon notamment, que la révolution Internet n’avait pas créé des gains de productivité spectaculaires, c’est ce qu’on appelait le paradoxe de Solow. Suite aux travaux de Philippe Askenazy notamment, il était possible de voir que la révolution Internet était surtout une manière d’augmenter la pression compétitive qui pèse sur les travailleurs. Le cœur de la révolution Internet a consisté à réorganiser les entreprises, à sortir de la hiérarchie pyramidale de l’ancienne société industrielle pour aller vers une société en réseaux, où le marché joue un rôle beaucoup plus important. Sous l’impulsion de la révolution financière des années 1980, les entreprises ont substitué au rapport hiérarchique interne de la société industrielle un nouveau rapport donneur d’ordres/sous-traitants. Les données américaines montrent que l’essentiel des inégalités dans ce pays est dû non pas aux inégalités de revenus au sein des entreprises, mais aux inégalités de revenus entre les entreprises. Ainsi, pour prendre un exemple simple, lorsque le service d’entretien d’une grande entreprise est externalisé, comme il l’est désormais partout, les personnels d’entretien ne profitent plus de la réussite de l’entreprise si elle advient. Internet est le vecteur d’une transformation « smithsienne » du monde, fondée sur une nouvelle division du travail, ses effets sont vite épuisés.

Si l’on revient aux analyses de Jean Fourastié, on peut comprendre aussi pourquoi une économie de services génère peu de gains de productivité, parce que la valeur du bien, c’est le temps passé par le prestataire avec son client. Sauf à travailler toujours plus pour gagner plus, il y a une limite à la croissance d’une société de ce type. C’est pourquoi Fourastié annonçait aussi que si l’économie de services était le grand espoir du XXe siècle, d’une économie enfin humanisée, où l’on s’occuperait les uns des autres, il fallait y ajouter un codicille : il n’y aura pas de croissance.

En l’espace d’une dizaine d’années – l’iPhone ne date que de 2007 –, on a vu pointer le début de ce capitalisme new look, qui est une réponse au syndrome de Fourastié. On l’appelle aussi « the cost desease », dans le langage de William Baumol repris par les économistes anglo-saxons. Selon lui, le frein à la croissance dans la société de services, c’est la nécessité d’être en face du client. Comment la révolution numérique est-elle en train de s’y prendre ? En transformant le client en un ensemble de données qui pourra être géré à distance, peut-être par des algorithmes demain… Cette promesse d’une dématérialisation générale en est à ses tout débuts. Elle est la réponse qui s’annonce à cette maladie des coûts, et hélas aussi le fossoyeur de la grande promesse humaniste de Fourastié. Cela doit nous amener à réfléchir, comme dans les années 1960, au prix humain de la croissance. Dans la société industrielle, le travail à la chaîne était l’envers de la société d’abondance, le travail en ligne est en train de prendre le relais.

Ce capitalisme numérique apparaît d’emblée comme hyperconcentré, voire monopolistique, avec des firmes dominantes aux capitalisations boursières gigantesques. N’est-ce pas une manière de capter la productivité, faible et disséminée, pour la concentrer dans un seul lieu ?

Evidemment, c’est un système où « the winner takes most », pour reprendre une formule de David Autor, du MIT, et de ses coauteurs. On voit partout que les top five percent captent la rente. Ce n’est pas que Facebook dans les communications, Google dans les réseaux, mais aussi Airbnb ou Booking dans l’hôtellerie, Uber dans les taxis… A chaque fois, on constate une même mécanique de concentration. On a déjà connu un tel phénomène de concentration au début du XXe siècle, les Rockefeller et autres Carnegie… Mais là, c’est renforcé par le fait que celui qui gère le plus grand nombre de données creuse l’écart avec les autres, ce qui renforce la concentration des profits…

Mais le capitalisme numérique ne représente-t-il pas un défi aux Etats, alors qu’à l’occasion de la crise de l’épidémie de Covid-19, on ne parle que du retour de l’Etat ?

La question du rapport à l’Etat est très complexe. Le capitalisme numérique ouvre une nouvelle guerre de modèles, cette fois entre la Chine et les Etats-Unis, comme on avait la guerre des modèles entre l’URSS et les Etats-Unis au XXe siècle. On voit que la Chine est très à son aise dans ce capitalisme numérique naissant. L’Etat joue sur ses possibilités de contrôle pour assurer le maintien de l’ordre… La notation sociale introduite cette année est l’un des éléments de cette société du contrôle, avec l’attribution d’une note qui retranche ou ajoute des possibilités aux individus en fonction de leur conformité aux normes sociales établies, y compris désormais des normes sanitaires, qui nous fait penser à un film de science-fiction.

La sortie du confinement va nous amener à reprendre ce que les pays asiatiques ont pratiqué depuis le début, à savoir le testing et le tracking numérique. J’espère que cela ne nous conduira pas à mettre un pied de plus dans ce que la sociologue Shoshana Zuboff nomme « le capitalisme de surveillance ». En Occident, ce n’est pas l’Etat mais les Gafa qui nous surveillent, donnant une connaissance illimitée de nos vies à des sociétés privées… Elles ne cherchent certes pas à nous faire taire mais à nous faire parler autant qu’on peut pour acquérir le maximum d’informations.

Justement, l’expérience du confinement montre que la pandémie entraîne dans les opinions publiques une grande acceptation des mesures limitant l’exercice des libertés fondamentales. N’est-il pas à craindre qu’elle ne débouche sur un recul des libertés et des protections personnelles, associé et renforcé par l’usage des technologies numériques ?

Je vois dans le confinement général un mal nécessaire mais réversible. On est chez soi, l’Etat ne collecte pas d’informations sur vous, la liberté d’expression n’est pas entravée… Cette phase 1 est un mal archaïque, qu’on pratiquait déjà au Moyen Age en temps d’épidémie. La phase 2 me soucie davantage. Si le confinement devait être conditionné à des informations qui permettraient d’identifier non pas seulement le statut sanitaire des individus mais celui des personnes qu’ils ont rencontrées, le risque d’une société de surveillance monterait d’un cran. A nous d’inventer une voie entre le modèle confucéen et celui des Gafa. Par exemple en donnant au corps médical, aux hôpitaux, la maîtrise exclusive de l’instrument, permettant à toute personne qui découvre sa situation sanitaire d’en parler à son médecin référent, dans l’isoloir absolu de la relation patient-soignant…

Alternatives économiques