La longueur de la chaîne de l’ANSES et de l’ANFR
Les promoteurs du Linky mettent en avant les études de l’ANFR et de l’Anses pour affirmer que leur dispositif est inoffensif. Mais une affaire récente pose la question de l’indépendance de ces agences.
Les ondes et les champs électromagnétiques émis par le dispositif Linky sont parfaitement inoffensifs. Ce n’est pas nous qui l’affirmons, mais Enedis, qui s’appuie en cela essentiellement sur deux agences : l’ANFR (agence nationale des fréquences) et l’ANSES (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Dès que la question leur est posée, les promoteurs du compteur communicant brandissent les études réalisées par l’une ou l’autre de ces structures. Mais une affaire récente, le « phonegate », pose sérieusement la question de l’indépendance de ces agences vis-à-vis de l’État et des grandes entreprises.
L’affaire en question nous concerne tous, ou presque : neuf téléphones sur dix mis sur le marché jusqu’en avril 2016 dépassaient allègrement les valeurs limites d’émission d’ondes électromagnétiques. C’est l’incroyable bilan d’études réalisées en catimini par l’ANFR. Encore plus surprenant : cette agence publique n’a pas soufflé mot de ce scandale au grand public. De même, l’ANSES, à qui les données ont été transmises, n’en a laissé transpirer qu’une toute petite fraction dans l’un de ses rapports. L’affaire était donc à deux doigts de passer totalement inaperçue. Toute la ténacité d’un lanceur d’alerte a été nécessaire pour qu’elle fasse (un peu) parler d’elle dans les médias.
L’ANSES n’est pas en mesure de se prononcer
Ce lanceur d’alerte, c’est Marc Arazi. Ex-coordinateur national de l’association Priartem et médecin généraliste de formation, il continue d’étudier toutes les questions liées aux effets sanitaires des ondes et champs électromagnétiques. En juillet 2016, il épluche donc un avis que vient de publier l’ANSES, intitulé « Exposition aux radiofréquences et santé des enfants ». Au détour d’une phrase, l’Anses explique que « parmi les 95 téléphones mobiles prélevés par l’ANFR, 89 % d’entre eux mesurés au contact du corps présentaient un DAS supérieur à 2 W/kg et 25 % un DAS supérieur à 4 W/kg ». Les données sont techniques, mais Marc Arazi, lui, n’en revenait pas : « Cela signifie tout simplement que neuf téléphones sur dix qui ont été testés ne respectaient pas les normes ! » Explications…
Le DAS, c’est le « débit d’absorption spécifique ». Il calcule la quantité d’ondes absorbées par les tissus de l’organisme. En Europe, pour pouvoir être mis sur le marché, un téléphone ne doit pas dépasser un DAS de 2 W/kg pour la tête et le tronc, et de 4W/kg pour les membres. L’ANFR, l’un des rares organismes qui contrôle ce genre de données en Europe, vérifiait donc que les mobiles vendus dans l’Union respectaient ces normes. Seulement voilà : elle le faisait selon un protocole certes officiel, mais qui biaisait, et pas qu’un peu, les résultats.
Ainsi, la première chose que faisaient les agents de l’ANFR pour contrôler un téléphone, c’était de lire le manuel d’utilisation rédigé par le constructeur. Celui-ci conseillait-il de n’utiliser l’appareil qu’à une distance minimum de 15 mm ? Obéissante, l’ANFR réalisait ses mesures en tenant l’émetteur à 15 mm du récepteur. Conseillait-il de maintenir une distance de 25 mm entre l’appareil et le corps ? Docile, l’ANFR se pliait à cette recommandation pour procéder à ses tests. Et ainsi, ô miracle, l’ensemble des appareils satisfaisaient la réglementation et pouvaient être mis en vente ! « En fait, il suffisait aux industriels d’adapter cette distance pour respecter les normes. Il faut savoir qu’à quelques millimètres près, le DAS change énormément », explique Marc Arazi.
Des valeurs multipliées par dix
Le problème, c’est que, à moins que vous vous trouviez dans un rassemblement de personnes électrosensibles, il y a peu de chances que ces protocoles respectent les conditions réelles d’utilisation des téléphones portables : la grande majorité des gens collent le combiné à l’oreille pour communiquer et, lorsque ce dernier n’est pas utilisé, il est souvent glissé dans la poche du pantalon ou de la chemise, et n’est donc espacé du corps que d’une petite poignée de millimètres. Qui, par ailleurs, a déjà lu la notice d’utilisation de son téléphone pour voir à combien de millimètres de son corps il devait le tenir ?!
À partir de 2012, des responsables de l’ANFR ont apparemment eu un cas de conscience et ont pris l’initiative de réaliser des tests reflétant mieux l’usage effectif du portable, c’est à dire en le collant au corps ou en ne l’espaçant que de 5 mm. Ils découvrent alors des DAS multipliés par plus de dix par apport aux valeurs indiquées par les constructeurs ! Et c’est ainsi que 89 % des portables testés dépassaient les limites fixées par la législation – en conditions réelles d’utilisation – tout en restant dans les clous de la loi – grâce au biais permis par le protocole de test. Un parallèle peut être fait avec le dieselgate, sauf qu’ici, les constructeurs n’ont pas eu truquer à proprement parler les mesures : ils se sont contentés d’utiliser les étonnamment grosses failles du protocole.
Exemple : en octobre 2012, l’ANFR teste le produit phare d’une célèbre marque ayant une pomme croquée pour logo. Dans sa notice d’utilisation, le constructeur préconise de tenir l’appareil à 10 mm du corps. L’ANFR procède donc à la mesure du DAS tronc à 10 mm de l’appareil et trouve un DAS de 0,8, donc conforme à la réglementation qui fixe la limite à 2. Mais l’agence réalise dans le même temps le test au contact du corps et trouve ainsi un DAS de plus de 5,3(1)…
L’ANFR refuse de communiquer ses résultats
Branle bas de combat au sein de l’agence, qui décide de prévenir de toute urgence les usagers du danger sanitaire que présente leur mobile ? Au contraire. L’ANFR n’a créer aucun tapage médiatique autour de ces mesures, qu’elle a poursuivies plusieurs années durant. En toute discrétion, elle s’est contentée de transmettre ses données à l’Anses. « Ce n’est pas à nous de tirer la sonnette d’alarme. Nous sommes de simples contrôleurs », a justifié au Canard Enchaîné le directeur général de l’ANFR, Gilles Brégant.
Marc Arazi a réclamé l’ensemble des documents relatifs à ces contrôles, mais n’en a finalement obtenu qu’une partie, et cela un an plus tard, après avoir dû faire appel à la Cada – Commission d’accès aux documents administratifs. Selon lui, tout a été fait pour « retarder la publication de ces documents et ainsi laisser un maximum de temps aux industriels pour s’adapter » (2).
L’Anses, qui a récupéré la patate chaude, n’en a pas fait des caisses non plus : une seule phrase évoque ces résultats dans son rapport daté de juin 2016. Pourquoi à cette date, alors que les premières mesures remontent à 2012 ? Hasard ou pas, cela a été fait juste après que la commission européenne eu publié une « mise en garde ». Le 6 avril 2016, elle demandait ainsi aux constructeurs de réaliser leurs mesures sans « aucune distance de séparation » pour le DAS membre, et avec « une distance de séparation ne dépassant pas quelques millimètres » pour le DAS tronc. Une subite prise de conscience ?
Des défenseurs de la téléphonie mobile à l’ANFR
« Si on a pu faire cela, on peut se poser des questions sur l’ensemble des mesures réalisées par l’ANFR [y compris sur Linky, NDLR] et, plus largement, sur l’ensemble des structures de contrôle à travers le monde. » Car le lanceur d’alerte ne tire à boulet rouge ni sur l’ANFR, ni sur l’Anses. Contrairement à ses homologues installés dans d’autres pays, et contrairement aux organismes de contrôles privés, l’ANFR a en effet, d’elle-même, décidé de procéder à des mesures reflétant mieux la réalité d’utilisation des téléphones que ne le faisaient les protocoles européens. Et même si, suite à ses découvertes, son silence a de quoi surprendre, le fait qu’elle les ait transmises à l’Anses montre peut-être qu’elle ne souhaitait pas étouffer totalement l’affaire. De la même manière, l’Anses a tout de même discrètement laissé apparaître cette information dans l’un de ses rapports. Le fonctionnement de ce genre de structures leur permet-il de s’exprimer librement ? Jusqu’à quel point sont-elles indépendantes ?
Noyautée par l’industrie
Prenons le conseil d’administration de l’ANFR. Il est notamment composé d’une myriade de représentants de certains ministères – parmi lesquels l’Intérieur, la Défense, le Budget, mais ni l’Environnement ni la Santé. Ce conseil d’administration est par ailleurs composé de « personnalités choisies en raison de leurs compétences ». Parmi celles-ci, on trouve par exemple Pascale Sourisse, directrice de la division « Défense et systèmes de sécurité » de la société Thalès et que Les Échos ont surnommée « la dame de fer » (3), ou Mari-Noëlle Jégo-Laveissière (4), membre du comité exécutif du groupe Orange et du conseil d’administration de la GSM Association – un lobby pro-téléphonie mobile. On ne doute pas des compétences de chacune. Disons juste que si le conflit d’intérêt n’est pas établi, il n’est pas très éloigné non plus…
De la même manière, Marc Arazi a manqué de s’étrangler en découvrant le nom d’une nouvelle recrue de l’ANFR : Catherine Gabay. Elle travaillait auparavant pour Free Mobile et Iliad, et avait en cette qualité participé au Grenelle des ondes durant trois ans. Selon le lanceur d’alerte, elle s’était alors montrée inflexible pour défendre l’innocuité des ondes GSM. Elle est désormais directrice du contrôle du spectre à l’ANFR. Noyautée par l’industrie et sous tutelle de l’État, certains responsables de l’ANFR ont peut-être finalement utilisé toute la longueur de leur chaîne dans l’affaire du phonegate, qui n’aurait pas existé sans leur initiative suivie de la « fuite » de l’Anses. Toujours est-il que, même si les protocoles ont été respectés, on peut s’interroger sur la pertinence des autres rapports de ces agences, dont ceux rédigés sur le compteur Linky.
https://refuser-compteur-linky.fr/longueur-de-chaine-de-lans
Notes
1- Les données actuellement publiées par l’ANFR sont disponibles sur internet, data.anfr.fr, dans l’onglet « DAS ».
2- Le 1er décembre 2017, n’ayant toujours pas reçu les documents qu’il réclame à l’ANFR, il a déposé un recours devant le tribunal administratif de Melun.
3- https://www.lesechos.fr/15/10/2010/LesEchos/20785-625-
4- http://digitalventures.orange.com/fr/crew_type/
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Fabrice Nicolino : « L’Agence nationale de sécurité sanitaire fait partie du lobby des pesticides »
Alors que le débat sur les pesticides — et les distances à respecter entre épandage et habitations — fait rage, le journaliste Fabrice Nicolino publie une enquête qui démonte le système français d’autorisation des pesticides. Et sonne l’alarme sur les derniers nés de l’industrie, les pesticides SDHI.
Extraits de l’interview :
Comment retrouver la confiance dans le système d’évaluation des pesticides ?
Un des premiers problèmes est que l’Anses est chargée des autorisations de mise sur le marché. Or, on demande à la même structure d’éventuellement interdire les produits qu’elle a autorisés. C’est impossible, ce sont deux fonctions radicalement contraires. Il faut les dissocier.
Surtout, il faut briser les liens étroits entre Anses et industrie. Dans le livre, je démontre sans peine que l’Anses publie depuis des années, en commun avec l’Inra [Institut national de la recherche agronomique] et Arvalis [L’institut technique agricole de la filière grandes cultures] des notes communes de conseil pour l’usage des pesticides SDHI. On comprend qu’ils sont engagés du côté des SDHI. Sans l’avoir dit.
Donc, l’Anses fait partie du lobby des pesticides. Le mal est à l’intérieur de l’agence, constitutif, consubstantiel. Quand on est dans une impasse pareille, la seule solution est une dissolution suivie d’une création, avec le concours de la société civile, d’une agence radicalement indépendante. Il ne faut plus aucun contact avec les intérêts industriels.
En tant que journaliste, avez-vous eu des difficultés spécifiques à enquêter sur ce sujet ?
Je proteste avec la dernière énergie contre l’attitude de l’Anses, qui est une agence publique payée par de l’argent public — dont le mien. Je suis journaliste professionnel, je les ai fait chier, c’est sûr. Ils me détestent, c’est certain. L’an passé, dans Charlie Hebdo, j’ai demandé la démission du directeur général, Roger Genet. Tout cela je l’accepte sans problème. Mais ce n’est pas à eux de faire le tri entre bons et mauvais sujets. Ils ont refusé de me parler. Je leur ai envoyé plein de mels, essayé d’obtenir des rendez-vous. Rien.
Quand Roger Genet embauche comme directrice de cabinet et de la communication une femme qui a travaillé jadis pour Monsanto et des entreprises similaires, on est dans la provocation ultime, grossière. J’y vois une sorte de pied de nez. Cela aussi, il faut que ça change.
https://reporterre.net/Fabrice-Nicolino-L-Agence-nationa