Un plan d’action interministériel suspendu malgré l’urgence sanitaire
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France, Marie Dupin ; publié le 3 septembre
Un sondage confidentiel commandé par Matignon révèle que 70 % des Français sont pour l’interdiction totale des écrans avant 6 ans. Face à une situation sanitaire préoccupante, un plan d’actions interministériel était sur les rails. Selon nos informations, le projet, repris en main par l’Élysée, est aujourd’hui en suspens.
Selon une étude d’opinion récente, commandée par Matignon, 7 Français sur 10 se déclarent favorables à l‘interdiction de tous les écrans pour les enfants de moins de 6 ans. Ce sondage, réalisé par le cabinet d’audit Harris Interactive les 14 et 15 avril dernier, et auquel la cellule investigation de Radio France a eu accès, devait donner le coup d’envoi d’un plan d’action interministériel ambitieux sur la question des écrans et des enfants.
Mais le projet, repris en main par l’Élysée, est aujourd’hui en suspens, sans calendrier de reprise. Pourtant, les résultats de l’enquête, menée auprès de 1 000 personnes, sont saisissants, et dépassent les clivages habituels. L’inquiétude et la demande de mesures d’interdictions pour protéger les enfants des écrans semblent partagées par l’ensemble de la population : jeunes comme seniors, hommes comme femmes, cadres comme ouvriers.
Ainsi, les 18-24 ans sont 73 % à soutenir l’interdiction de tous les écrans pour les moins de 6 ans, et 77 % des plus de 65 ans. Même parmi les parents d’enfants de moins de 6 ans, une majorité (65 %) se déclare favorable.
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Extrait du rapport d’avril 2025 réalisé par Harris interactive sur “Les Français et l’interdiction des écrans aux enfants”. (DR)
Un consensus populaire qui fait écho aux alertes répétées du corps médical. Le 29 avril dernier, plusieurs sociétés savantes, dont la Société française de pédiatrie, publiaient dans Le Monde une tribune alarmante(Nouvelle fenêtre), à l’attention du gouvernement, avec un message clair : « les enfants de moins de 6 ans ne devraient pas être exposés aux écrans, quels qu’ils soient ». Dans leur lettre ouverte, ces spécialistes de la santé pointaient les effets des écrans sur le développement du langage, de l’attention, des capacités socio-relationnelles et les capacités cognitives globales, mais aussi les troubles du sommeil et de la vision.
Une réunion interministérielle restée lettre morte
Pour répondre à cette urgence sanitaire, une réunion interministérielle était organisée le 3 avril dernier par Matignon, d’après les informations de la cellule investigation de Radio France. Ce jour-là, autour de la table : une dizaine de conseillers de l’Élysée et de Matignon, des représentants de plusieurs ministères, mais aussi la neurologue Servane Mouton et le professeur Amine Benyamina, psychiatre addictologue, coprésidents d’une commission d’experts à l’origine d’un rapport sur l’impact sanitaire des écrans pour les enfants(Nouvelle fenêtre).
Ce rapport, remis à Emmanuel Macron en avril 2024, préconisait 29 mesures urgentes à mettre en œuvre, dont une interdiction totale des écrans avant 3 ans, un usage fortement déconseillé jusqu’à 6 ans, mais aussi l’interdiction des téléphones portables avant 11 ans, pas de téléphones connectés avant 13 ans, et un accès aux réseaux sociaux éthiques seulement à partir de 15 ans. Pour atteindre ces objectifs, ils recommandaient notamment de bannir totalement les écrans des écoles maternelles, d’interdire la vente de jouets connectés, ou encore apposer sur chaque smartphone la mention « ne convient pas aux moins de 13 ans ». Ils insistaient aussi sur la nécessité de communiquer efficacement auprès d’un public le plus large possible sur les dangers du numérique.
Lors de la remise du rapport, Emmanuel Macron s’était engagé publiquement à agir vite : « J’ai donné un mois au gouvernement pour examiner ses recommandations et les traduire en actions », écrivait-il sur X.
Une campagne de communication suspendue
Il aura finalement fallu attendre près d’un an, pour qu’une première réunion gouvernementale soit organisée. Mais le 3 avril dernier, le projet semble lancé. Plusieurs participants à la réunion interministérielle évoquent « une ambiance constructive et prometteuse ». Une feuille de route est définie, avec comme première étape le lancement d’une grande campagne de sensibilisation et de formation à destination des parents, du grand public, et des acteurs du secteur de l’enfance. Le nom de la Haut-commissaire à l’enfance, ancienne ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles, Sarah El Haïry est évoqué pour piloter le plan interministériel.
Mais, d’après nos informations, après cette première réunion, le projet s’enlise brutalement. « Nous nous sommes retrouvés afin de déployer enfin les préconisations du rapport d’experts. On se disait que les choses allaient enfin bouger. Et puis plus rien, alors qu’on est dans une situation d’urgence sanitaire », confie une source proche du dossier.
D’après un mail auquel la cellule investigation de Radio France a eu accès, les membres de la commission d’experts de 2024 ont bien été conviés à une nouvelle réunion, organisée cette fois par le cabinet de la ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique, Clara Chappaz, le 15 mai dernier, pour « faire avancer les préconisations du rapport sur les écrans ». Mais la rencontre a été annulée. Et aucune nouvelle date fixée.
Contactée, la coprésidente de la commission d’experts, la neurologue Servane Mouton, évoque une situation de blocage « incompréhensible » : « Après la réunion début avril j’ai pensé que la mise en application de nos préconisations était vraiment à l’ordre du jour. Malheureusement, il n’y a pas eu de suite à la mesure de l’ampleur des enjeux sanitaires et sociétaux, que nous avons pourtant largement documentés ». Même son de cloche du côté du professeur Amine Benyamina : « C’est la rentrée. Il y a une demande forte des familles et c’est vrai qu’il y a de la frustration de voir que nos préconisations ne sont toujours pas mises en œuvre alors que nous savons exactement ce qu’il faut faire ».
Des parents informés par newsletter
En juin dernier, une émission de la cellule investigation(Nouvelle fenêtre) révélait les liens d’intérêts entre plusieurs chercheurs de laboratoires publics renommés, dont certains membres de la commission d’experts de 2024, parmi lesquels Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDé), ouvertement défavorable à des mesures strictes pour limiter l’usage du numérique à l’école — un sujet sur lequel la commission n’avait d’ailleurs pas réussi à trouver de consensus. Bien que ces experts aient tous été tenus de remplir une déclaration publique d’intérêts, celles-ci n’ont jamais été publiées en ligne, ce qui constitue une infraction à la réglementation en vigueur. Interrogé à ce sujet, l’Élysée répond que ces déclarations « n’ont pas été conservées ».
Au lendemain de la diffusion de cette enquête, la ministre du Travail et de la Santé, Catherine Vautrin, annonçait sa volonté d’interdire l’exposition aux écrans pour les moins de trois ans « partout, y compris à la maison ». L’arrêté, pris fin juin sans plan concret pour soutenir les familles et les professionnels concernés, évoque finalement une interdiction limitée « aux lieux d’accueil du jeune enfant ».
Contacté, le haut-commissariat à l’enfance assure « contribuer à l’élaboration du plan » mais « redirige vers l’Élysée » pour sa mise en application. Matignon ne conteste pas non plus la reprise en main du dossier par l’Élysée, et souligne les mesures déjà mises en place, comme la pause numérique à la rentrée scolaire, c’est-à-dire l’interdiction des téléphones portables au collège, disposition prévue par la loi depuis 2018.
Interrogée par la cellule investigation de Radio France, la ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique Clara Chappaz dément tout abandon d’une communication gouvernementale autour du sujet : « La réunion du 15 mai a été reportée pour des raisons d’agenda tenant uniquement au fait que le créneau initialement retenu pour réunir les trois ministres ne le permettait plus. Les membres de la commission d’experts seront réunis dès que possible. Nous avançons sur la mise en œuvre des recommandations prioritaires arrêtées avec le président qui suit de très près la mise en œuvre du rapport ».
« Je me suis fortement engagée durant tout le printemps dans les négociations européennes et nous avons obtenu le 14 juillet dernier une voie de passage pour interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans. Je travaille maintenant à l’inscrire en droit national. »
Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique à la Cellule investigation de Radio France
Concernant la campagne de communication et formation sur les dangers du numérique ? « On y travaille collectivement. L’ambition est partagée. Nous travaillons à préciser et bien articuler les messages clés auprès du grand public et des familles ». Du côté de l’Élysée on conteste avec la plus grande fermeté toute inaction. « Sinon jamais la rentrée scolaire n’aurait été placée sous le signe de la déconnexion et jamais l’Union européenne nous aurait ouvert la voie pour interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans puisque c’est nous qui y avons ardemment travaillé », précise une source proche de la présidence de la République.
En attendant, la ministre de la Santé a annoncé l’envoi, par la Cnam, d’une note d’information aux parents d’enfants de moins de trois ans. Interrogée sur l’état d’avancement de cette initiative, la Caisse nationale d’assurance maladie évoque une « communication personnalisée », prévue pour l’automne.
« La thématique de l’exposition aux écrans est intégrée au nouveau format e-news du parcours parentalité, envoyé à tous les parents au 22e mois de l’enfant », précise l’organisme. Et pour les familles ne recevant pas cette e-news ? « Un courrier électronique sera déposé dans leur compte Ameli en octobre ».