RadioPlus et les écrans

Emission du 5 mai 2025 « L’Air du Temps ».

Intervention du collectif ACCAD à partir de 9h 23 environ

https://www.radioplus.fr/ ; 104,3 FM

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Analyse à partir du documentaire « et si on levait les yeux », paru sur Public Sénat

C’est un sujet récurrent dans cette rubrique : un usage excessif des écrans comporte des risques importants pour la santé physique, mentale, sociale et le développement des enfants, d’où l’importance d’adopter des habitudes équilibrées et contrôlées. Nous en avons déjà beaucoup parlé et nombreuses sont les Associations qui luttent contre la dépendance aux écrans, contre la surexposition et qui sensibilisent le public aux dangers liés à leur usage excessif …. Le Collectif ACCAD (Contre les compteurs communicants, la 5G et la numérisation de la société) en fait partie …. Et vous connaissez bien son représentant, souvent avec nous, sur les ondes ….

Pour vous Pierre, cette surexposition aux écrans est un véritable combat et d’ailleurs beaucoup d’associations œuvrent dans le même sens et il y en a même une à Marseille avec des antennes et intervenants à Paris, Bordeaux, Nice, et autres villes françaises … qui s’appelle « Lève les yeux » … « Si on levait les yeux », c’est justement le titre de ce superbe documentaire de 52 minutes qui plonge le spectateur dans une réalité immersive qui traite des dangers de la surexposition des enfants aux écrans et qui n’élude pas la responsabilité des uns et des autres, comme les parents … Un film qui a été projeté à Harnes, le 24 Avril et que l’on peut retrouver sur internet, assez facilement … Parlez-nous de ce film, et bien sûr de son réalisateur

Ce documentaire est extraordinaire parce qu’il donne la parole aux enfants – beaucoup –, à l’instituteur – le chef d’orchestre -, à des spécialistes et des intellectuels – mais pas trop longtemps – et aux parents.

Il est captivant car il montre toutes les facettes de la place des écrans et des dangers de la surexposition des écrans. Il est à la fois joyeux et sérieux. C’est expliqué à la fois par le langage et les activités – notamment avec la fin du documentaire qui montre la vie dans la nature. Il y a des documentaires dont on ne peut pas se passer ; celui-là en fait partie.

Quant au réalisateur Gilles VERNET, c’est un personnage atypique comme le sont des personnes qui suivent une voie puis l’abandonnent sans regret pour plus gratifiant. Il a intégré l’EDHEC (une école de commerce) puis une école de business à Madrid. Il rentre ensuite dans le secteur de la finance. Sept ans après, il quitte ce secteur rentable pour devenir instituteur, mais aussi réalisateur. Il crée avec des élèves un opéra-ballet. Il réalise aussi avec les élèves ce documentaire dont on parle aujourd’hui

Savez-vous qu’en marge de ce documentaire, est sorti un ouvrage, paru aux éditions Vuibert ; cet ouvrage que peuvent lire tous ceux qui ne sont pas encore persuadés de l’effet catastrophique d’une utilisation excessive des écrans par nos enfants s’appelle aussi « Et si on levait les yeux »… On ne revient pas dessus … on en a déjà beaucoup parlé et puis, la liste est tellement longue qu’il nous faudrait beaucoup de temps …. Mais, en revanche, ce qui est touchant, dans ce film, c’est le combat de cet instituteur optimiste … il faut le dire ….pour empêcher les enfants de devenir esclaves et il leur fait confiance pour aider les parents et la société tout entière à prendre conscience de l’enjeu : parvenir à un usage constructif et maîtrisé du numérique et des écrans. Il est encore temps !

Servane Mouton, neurophysiologiste et coprésidente de la Commission des experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans, tire la sonnette d’alarme dans une petite brochure, pas chère, qui s’intitule : « écran, un désastre sanitaire, il est encore temps d’agir ». En résumé, elle dénonce l’effet des écrans, notamment chez les enfants et adolescents, sur leur santé physique et psychique, sur leur développement neurologique et socio-émotionnel, sur leurs relations inter-individuelles, sur le lien à la vérité et la libre formation de leurs opinions. Il est plus que temps d’évaluer les avantages et les inconvénients de la révolution numérique avec les réseaux sociaux et l’IA ; et d’en tirer des conclusions pour agir avant qu’il ne soit trop tard.

Oui, il est encore temps et c’est pour cette raison que vous y croyez et qu’avec votre Collectif, vous avez programmé un certain nombre d’interventions dans différentes écoles de la région … je vous laisse les citer

Nous avons la chance d’être rentrés en contact avec certaines écoles, un collège et certaines mairies. Ce qui fait que nous allons intervenir à Loos-en-Gohelle, Vimy, Leforest (en liaison avec l’association Leforest-Environnement) et Billy-Berclau.

Cette réflexion sur ce problème dans la région Lens-Hénin-Arras a commencé par un ciné-débat à Harnes, le 22 avril.

En dehors des rencontres dans des établissements scolaires – notamment à Loos, Leforest et Vimy -, plusieurs réunions publiques auront lieu aux dates suivantes :

  • Le jeudi 22 mai à 19 h à la médiathèque de Loos-en-Gohelle

  • Le vendredi 23 mai à 18 h 45 à l’espace Nelson Mandela de Vimy

  • Le samedi 7 juin à 10 h à la salle des fêtes de Leforest

  • Le vendredi 13 juin en soirée à Billy-Berclau

L’objectif n’est pas du tout de culpabiliser qui que ce soit mais de faire un constat. Cela permettra de préparer l’an prochain l’opération « 10 jours sans écrans »

Cet instituteur, Gilles VERNET, propose à ses élèves d’inscrire chaque jour dans un tableau, le temps passé devant le téléphone, la télévision ou la console … quel est à vous, Pierre, « votre plan d’attaque » … excusez l’expression un peu guerrière, mais on en est presque là … tant l’addiction est quelquefois déjà bien importante … Arrivez-vous à convaincre les enfants et justement, pour ce faire, vous inspirez-vous du documentaire ?

Il faut savoir que, en 2024, les 8-10 ans sont quotidiennement sur un écran durant 6 heures ; les 11-14, durant 9 heures ; les 15-18, 7 heures et demie. Il faut donc d’abord laisser la paroles aux jeunes ou aux parents ; puis indiquer que cette addiction aux écrans est plus importante que celle due à l’alcool, au tabac et à la drogue ; que c’est possible de se passer de ce poison. D’ailleurs, une dame dans le documentaire le montre bien. Elle dit à son fils qu’il n’y a pas de réseau, que c’est la faute de Bouygues. Donc, durant au moins un mois, les enfants ont bien joué, ont lu, étaient sages.

Ce qui émouvant dans le film de Gilles VERNET, c’est cette façon de montrer que le langage des enfants s’est considérablement appauvri … Son conseil c’est de leur redonner le goût de la lecture, infiniment plus riche. Et il accorde aussi, une grande importance, dans son enseignement, à l’émotion transmise par l’adulte, n’hésitant pas à leur lire des poèmes qui émeuvent les enfants … Et vive les parents qui lisent encore une histoire à leurs enfants …

En dehors de ce que vous dites sur l’importance primordiale de la lecture et de l’écriture, j’ai repéré des paroles d’enfants remarquables qui servent pour notre argumentation. Cette classe me fait penser à la méthode Freinet qui laisse beaucoup de place aux enfants très disciplinés, aidés notamment par les interventions de l’instituteur. Et cela décoiffe parce que c’est la vérité qu’il faut mettre en avant quand on ne veut plus abuser de l’écran.
Je cite en vrac :

Moindre capacité d’attention, moindre réflexion, appauvrissement du langage ; il ne reste que la novlangue et les émojis. Ce qui fait qu’on peut être plus violent car on ne sait pas développer son argumentation, on écrit des SMS avec des abréviations parce qu’on a la flemme – on risque d’ailleurs d’avoir une crampe du pouce.

Perte du goût de l’effort, tendance à l’attente, à l’ennui, à l’obésité.

Sans écran, on est libre, donc on peut penser.

Comment construire son estime de soi puisque les écrans nous poussent à être dans la norme.

Les parents ne peuvent pas vivre sans écrans, ils sont mariés avec eux, c’est leur vie, ils vont faire une crise pour leur téléphone. Le téléphone est comme une carie.

On ne peut plus parler avec sa famille, avec ses amis.

Si tu mets une cigarette dans la bouche et que tu ne l’allumes pas, tu n’es pas addict ; si tu l’allumes, tu deviens addict. C’est pareil pour les écrans.

Un écran met à cran. Scroller, c’est le début du cercle vicieux.

C’est vrai que ces écrans sont des outils incroyables, mais ils nous livrent une guerre. Son seul concurrence, c’est le sommeil.

L’écran doit être un serviteur, pas un maître.

Pour ne pas être accro aux écrans, il faut proposer d’autres choses : des jeux, du vélo, de la poésie, du sport, de la culture … il y a tellement de possibilités.

A la fin de l’année, Gilles VERNET les emmène durant dix jours en classe verte déconnectée afin de se reconnecter au réel… et de montrer la force du lien. Outre ses vertus pédagogiques, ce film, où on tutoie le bonheur, montre des enfants, à l’aube du collège, d’une grande lucidité et doués d’esprit critique, aptes à devenir des esprits libres, dès lors qu’ils sont guidés. Un message d’espoir qui vous donne sans doute la force de continuer le combat … ce qui aide aussi quelquefois des parents qui se disent désemparés

Cette fin de documentaire est effectivement porteuse d’espoir car on peut s’en sortir … si l’on veut ! Cela montre les effets bénéfiques du retour à la vraie nature. Pas besoin de cadres, les enfants les trouvent pour une vie collective.

C’est vrai que ce n’est pas du tout facile d’être parent actuellement. La société laisse croire que ce sont eux les responsables de cette situation. C’est vrai que, à certains moments, les parents sont dépassés, mais il y a d’abord possibilité de changer la donne avec l’aide d’autres personnes compétentes. De plus, il faut insister fortement sur le fait que les responsables sont d’abord les GAFAM, avec leurs logiciels très -trop – attirants. Ensuite l’Éducation nationale est grandement responsable en mettant continuellement en avant ces écrans, en poussant à en acheter. Le ministère ne tient pas compte de ce qui s’est passé en Suède : ils ont constaté une baisse de niveau culturel et ils ont donc retiré tous les écrans pour revenir aux livres. Autre exemple, en Finlande et aux Pays-Bas : ils ont interdit les téléphones. Ce n’est évidemment pas suffisant mais c’est un début.

Un étude anglaise montre que, en 1926, les gamins de 8 ans parcouraient 9 km à pied, sans leurs parents ; en 2007, ils ne s’éloignaient pas à plus de 300 mètres de leur logement.

Autre exemple en Espagne : des parents ont créé une association : « les parents en colère ». Cette association se développe, montre les effets néfastes de cette addiction, incite à utiliser très peu les écrans. Les parents vont aussi contacter les mairies pour qu’elles aillent dans ce sens. Ils poussent à une action d’envergure nationale.

On en est loin en France. Le rapport qu’a rendu au président de la République la commission des experts il y a un peu plus d’un an est toujours dans les tiroirs. Maintenant E. Macron sort de son chapeau une nouvelle consultation nationale sur les temps de l’enfant – c’est-à-dire les vacances et les horaires scolaires. Encore une commission qui terminera comme la Commission Citoyenne sur le Climat : sur ce que veut le président ! L’essentiel ne sera pas étudié.

Par ailleurs, que font nos élu.es sur ce sujet ? RIEN.

Heureusement des communes se lèvent pour commencer à s’occuper de ce problème. Il reste à espérer qu’elles seront très nombreuses et qu’elles se remettront à donner dans les écoles primaires des livres et non des logiciels.

Très récemment, cinq associations :

  • La SFO – Société Française d’Ophtalmologie

  • La SFP – Société Française de Pédiatrie

  • La SPF – Société Française de Santé Publique

  • La SPEAKER – Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent

  • La SFSE – Société Francophone de Santé et Environnement

ont publié un texte intitulé « Les activités sur écrans ne conviennent pas aux enfants de moins de 6 ans : elles altèrent durablement leurs capacités intellectuelles » ; elles insistent sur le sur-risque de myopie et sur l’hypersollicitation permanente. Ni la technologie de l’écran ni ses contenus, y compris ceux prétendument « éducatifs » ne sont adaptés à un petit cerveau en développement. Ne les mettons pas devant un écran.

Ces associations demandent à utiliser le principe de précaution. Il est urgent de tenir compte de ces avis, tout comme des 29 propositions de la commission des experts d’avril 2024.

Il faut enfin rappeler que l’OMS demande instamment aux gouvernements de réglementer l’usage des outils de l’IA dans les classes et de limiter leur usage seulement aux plus âgés.

Merci et merci pour eux car on ne s’en rend pas toujours compte mais on va un peu vers la catastrophe et nous pourrons un de ces jours, expliquer pourquoi j’emploie ce terme … A bientôt.

L’IA générative

Une nouvelle couche d’exploitation du travail

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A lire absolument le livre de Thibault PREVOST : « les prophètes de l’IA, pourquoi la silicon Valley nous vend l’apocalypse »

Résumé

Dans la Silicon Valley, terre traditionnellement fertile pour les spiritualités excentriques, un nouveau récit se répand. Les start-up de l’intelligence artificielle vendent désormais aux investisseurs l’imminence de la fin des temps. LIA deviendrait si intelligente qu’elle en serait divine, capable de nous sauver comme de nous anéantir. Sous son influence, l’industrie de la tech tout entière bascule dans un discours aux accents religieux. On ne vend plus le progrès, mais ta métamorphose. On ne vend plus le futur, mais la fin de l’histoire. Certains les appellent les doomers – les catastrophistes – ou encore les techno-oligarques. Pour les besoins de ce livre, nous les appellerons les « prophètes ». Cette congrégation se compose majoritairement d’hommes blancs, issus des élites universitaire et entrepreneuriale. Ils viennent de Stanford, Oxford, Harvard ou du MIT. Ils sont ingénieurs, chercheurs, philosophes, patrons, investisseurs et milliardaires, et pas une semaine ne passe sans que ces prophètes apparaissent dans la presse pour prononcer un oracle. Dans un inquiétant amalgame d’autoritarisme et d’ultracapitalisme, ils veulent nous faire croire en leur toute-puissance pour mieux imposer leur pouvoir. Ce faisant, ils représentent une réelle menace pour la société civile et nos libertés.

Journaliste indépendant spécialiste des nouvelles technologies, Thibault Prévost travaille depuis dix ans pour divers médias français, notamment Arrêt sur images.

Le chapitre 5 « systèmes d’exploitation » commence par une phrase de Jacques ELLUL : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ».

les différentes parties :

  • L’IA est un culte
  • L’IA ne fonctionne (toujours) pas
  • L’IA est un écocide
  • L’IA est un pillage
  • L’IA est une bulle financière
  • L’IA est un autoritarisme
  • L’IA est une discrimination

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L’IA générative ne va ni nous augmenter ni nous remplacer, mais vise d’abord à mieux nous exploiter, expliquent Aiha Nguyen et Alexandra Mateescu de Data & Society. En s’intégrant aux applications de travail, elle promet de réduire les coûts même si elle n’est pas pertinente, elle vient contraindre l’activité de travail, et renforce l’opacité et l’asymétrie de pouvoir.

« Comme pour d’autres vagues d’automatisation, le potentiel supposé de l’IA générative à transformer notre façon de travailler a suscité un immense engouement ». Mais pour comprendre comment cette nouvelle vague va affecter le travail, il faut dépasser la dichotomie entre l’IA qui nous augmente et l’IA qui nous remplace, estiment les chercheuses de Data & Society Aiha Nguyen et Alexandra Mateescu dans un nouveau rapport sur l’IA générative et le travail. La rhétorique de l’IA générative répète qu’elle va améliorer l’efficacité du travail et automatiser les tâches fastidieuses, dans tous les secteurs, du service client aux diagnostics médicaux. En réalité, son impact sur le travail est plus ambivalent et beaucoup moins magique. Ce qu’elle affecte est bien l’organisation du travail. Et cette dichotomie ne propose aux travailleurs aucun choix autre que le renforcement de leur propre exploitation.

Le battage médiatique autour de l’IA générative permet de masquer que l’essentiel de ses applications ne seront pas récréatives, mais auront d’abord un impact sur le travail. Il permet également d’exagérer sa capacité à reproduire les connaissances et expertises des travailleurs, tout en minimisant ses limites, notamment le fait que l’intelligence artificielle soit d’abord un outil d’exploitation des zones grises du droit. Mais surtout, l’IA nous fait considérer que le travail humain se réduit à des données, alors même que l’IA est très dépendante du travail humain. Or, pour le développement de ces systèmes, ce n’est plus seulement la propriété intellectuelle qui est exploitée sans consentement, mais également les données que produisent les travailleurs dans le cadre de leur travail. Dans les centres d’appels par exemple, les données conversationnelles des opérateurs sont utilisées pour créer des IA conversationnelles, sans que les travailleurs ne soient rémunérés en plus de leur travail pour cette nouvelle exploitation. Même problème pour les auteurs dont les éditeurs choisissent de céder l’exploitation de contenus à des systèmes d’IA générative. Pour l’instant, pour contester « la marchandisation non rémunérée de leur travail », les travailleurs ont peu de recours, alors que cette nouvelle couche d’exploitation pourrait avoir des conséquences à long terme puisqu’elle vise également à substituer leur travail par des outils, à l’image de la prolifération de mannequins virtuels dans le monde de la mode. Il y a eu dans certains secteurs quelques avancées, par exemple l’association américaine des voix d’acteurs a plaidé pour imposer le consentement des acteurs pour l’utilisation de leur image ou de leur voix pour l’IA, avec des limites de durée d’exploitation et des revenus afférents. Reste, rappellent les chercheuses que « les asymétries majeures de pouvoir et d’information entre les industries et les travailleurs restent symptomatiques » et nécessitent de nouveaux types de droits et de protection du travail.

Dans les lieux de travail, l’IA apparaît souvent de manière anodine, en étant peu à peu intégrée à des applications de travail existantes. Dans la pratique, l’automatisation remplace rarement les travailleurs, elle automatise très partiellement certaines tâches spécifiques et surtout reconfigure la façon dont les humains travaillent aux côtés des machines. Les résultats de l’IA générative nécessitent souvent beaucoup de retravail pour être exploitées. Des rédacteurs sont désormais embauchés pour réhumaniser les textes synthétiques, mais en étant moins payé que s’ils l’avaient écrit par eux-même sous prétexte qu’ils apportent moins de valeur. Les chatbots ressemblent de plus en plus aux véhicules autonomes, avec leurs centres de commandes à distance où des humains peuvent reprendre les commandes si nécessaire, et invisibilisent les effectifs pléthoriques qui leur apprennent à parler et corrigent leurs discours. La dévalorisation des humains derrière l’IA occultent bien souvent l’étendue des collaborations nécessaires à leur bon fonctionnement.

Trop souvent, l’utilisation de l’IA générative génère des simplifications problématiques. En 2023, par exemple, la National Eating Disorders Association a licencié son personnel responsable de l’assistance en ligne pour le remplacer par un chatbot qu’elle a rapidement suspendu après que celui-ci ait dit aux personnes demandant de l’aide… de perdre du poids. De même, l’utilisation croissante d’outils de traduction automatiques plutôt que d’interprètes humains dans le système d’immigration américain pour accomplir des demandes d’asiles a conduit à des refus du fait d’erreurs de traduction manifestes, comme des noms transformés en mois de l’année, des délais incorrectes. Si la traduction automatique permet de réduire les coûts, elle est trop souvent utilisée dans des situations complexes et à enjeux élevés, où elle n’est pas pertinente. Enfin, rappellent les chercheuses, l’IA générative vient souvent remplacer certains profils plus que d’autres, notamment les postes juniors ou débutants, au détriment de l’a formation l’apprentissage de compétences essentielles… (sans compter que ces postes sont aussi ceux où l’on trouve le plus de femmes ou de personnes issues de la diversité.

Le recours à l’IA générative renforce également la surveillance et la datafication du lieu de travail, aggravant des décisions automatisées qui sont déjà très peu transparentes aux travailleurs. Automatisation de l’attribution des tâches, de l’évaluation des employés, de la prise de mesures disciplinaires… Non seulement le travail est de plus en plus exploité pour produire des automatisations, mais ces automatisations viennent contraindre l’activité de travail. Par exemple, dans le domaine des centres d’appels, l’IA générative surveille les conseillers pour produire des chatbots qui pourraient les remplacer, mais les réponses des employés sont également utilisées pour générer des scripts qui gèrent et régulent leurs interactions avec les clients, restreignant toujours plus leur autonomie dans des boucles de rétroaction sans fin.

En fait, présenter les chatbots et les déploiements d’IA générative comme des assistants plutôt que comme des contrôleurs occulte le renforcement de l’asymétrie de pouvoir à l’œuvre, estiment très justement Aiha Nguyen et Alexandra Mateescu. Ce discours permet de distancier l’opacité et le renforcement du contrôle que le déploiement de l’IA opère. En fait, soulignent-elles, « l’évaluation critique de l’intégration de l’IA générative dans les lieux de travail devrait commencer par se demander ce qu’un outil particulier permet aux employeurs de faire et quelles incitations motivent son adoption au-delà des promesses d’augmentation de la productivité ». Dans nombre de secteurs, l’adoption de l’IA générative est bien souvent motivée dans une perspective de réduction des coûts ou des délais de productions. Elle se déploie activement dans les outils de planification de personnels dans le commerce de détail, la logistique ou la santé qui optimisent des pratiques de sous-effectifs ou d’externalisation permettant de maximiser les profits tout en dégradant les conditions de travail. Le remplacement par les machines diffuse et renforce partout l’idée que les employés sont devenus un élément jetable comme les autres.

Pour les chercheuses, nous devons trouver des modalités concrètes pour contrer l’impact néfaste de l’IA, qui comprend de nouvelles formes de contrôle, la dévaluation du travail, la déqualification, l’intensification du travail et une concurrence accrue entre travailleurs – sans oublier les questions liées à la rémunération, aux conditions de travail et à la sécurité de l’emploi. « Considérer l’IA générative uniquement sous l’angle de la créativité occulte la réalité des types de tâches et de connaissances qui sont automatisées ».

L’IA générative est souvent introduite pour accélérer la production et réduire les coûts. Et elle le fait en extrayant la valeur des travailleurs en collectant les données de leur travail et en les transférant à des machines et à des travailleurs moins coûteux qui vont surveiller les machines. A mesure que les travailleurs sont réduits à leurs données, nous devons réfléchir à comment étendre les droits et les protections aux données produites par le travail. 

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Dans un passionnant reportage sur le déploiement de l’IA dans les centres d’appels philippins, Rest of The World explique que le volume de travail a considérablement augmenté depuis que les employés sont « augmentés par l’IA », leur faisant des recommandations en temps réels, mais surtout en augmentant la surveillance et la contrainte, quand ce n’est pas en empêchant les employés. Aux Philippines où 1,84 millions de personnes travaillent dans le secteur de l’externalisation des processus d’entreprises, le ministère du travail estime que le déploiement de l’IA conduit déjà à des réductions d’effectifs. « Même les entreprises qui privilégient le contact humain sont obligées d’utiliser ces technologies pour satisfaire les commanditaires qui demandent une plus grande automatisation ».

Lean Porquia fondateur d’une association de travailleurs du secteur, explique que si l’IA est utile, les entreprises l’utilisent surtout pour justifier l’ajout de tâches supplémentaires. Elle ressemble plus à un patron qu’à un collègue. Un employé des centres d’appels témoigne : le programme note les employés sur leur ton, son argumentaire, son humeur, la positivité de son propos, le fait de ne pas interrompre la personne, le temps de mise en attente et la rapidité du retour vers le client. « Chaque bégaiement, pause, mot mal prononcé ou chaque écart par rapport au script » dégrade la note.

Pourtant, les employés tendent à penser que les IA les rendent plus efficaces. « Le programme reconnaît ce qui est dit, récupère rapidement les préoccupations passées du client et suggère des solutions et des questions de suivi en temps réel ». Un autre employé précise encore que son « copilote » « me dit même si je dois ralentir, accélérer ou faire une déclaration avec empathie ». Pour l’économiste  Paul Quintos, spécialiste de l’outsourcing aux Philippines, « l’IA augmente la productivité des travailleurs avec peu ou pas d’amélioration en termes de salaires. Elle intensifie surtout la pression sur les travailleurs pour qu’ils fonctionnent comme des machines »

Cet article a été publié originellement pour le média Danslesalgorithmes.net le 10 décembre 2024.

Hubert Guillaud ; auteur de « Les algorithmes contre la société » aux éditions La Fabrique et journaliste pour https://danslesalgorithmes.net