Papier fait de la résistance

Des articles dans le numéro de décembre du mensuel l’âge de faire

La « dématérialisation » numérique devait enterrer le papier, présenté comme un support terriblement polluant… On s’aperçoit aujourd’hui que les choses sont un peu plus compliquées que cela en termes environnementaux… et que le papier (carton) ne s’est jamais aussi bien porté ! La déferlante numérique a pourtant eu lieu, ce qui n’empêche pas des journalistes – dont nous faisons partie – et des lecteurs – peut-être vous ? – de préférer le papier, par plaisir. On remercie l’arbre qui tombe et on part à la rencontre des gens attachés à ce support : papetiers, imprimeurs, typographes… avant de plonger dans fictions qui raviront les amoureux des livres.

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Merci arbre

Le papier pas écolo devait disparaître au profit du numérique tout beau tout propre La réalité est moins manichéenne. En plus, il résiste, ce bougre de papier!

Vous qui tenez ce journal entre les mains, pensez-vous être un dinosaure? Du moins appartenir à une espèce en voie de disparition? Au cours des deux dernières décennies, le support papier a subi de plein fouet la déferlante numérique. Ringardisé, moqué, et même cloué au pilori: face à la prétendue «dématérialisation», utiliser du papier faisait de vous un dangereux coupeur darbres. À linverse, basculer sur écran faisait de vous un·e lecteur·ice écoresponsable. Daucuns prédisaient ainsi une mort souhaitable et imminente du papier au profit du fringant numérique tout beau tout propre. Pourtant, les années passent, et le monstre papier bouge encore Pas décidé à crever, le vieux! Il a même ses défenseurs, des femmes et des hommes qui ne lont jamais abandonné, ou y sont revenus, parfois sans trop savoir pourquoi, juste parce quils préféraient, quelles avaient un attachement à la matière, quiels n’éprouvaient pas le même plaisir de lecture face à un écran. Il y a des choses quon nexplique pas, «c’est comme ça», ça s’appelle peut-être des sentiments, et ça vaut pas moins qu’un argumentaire avec introduction-développement-conclusion. Nous aussi, à L’âge de faire, c’est le papier qui nous fait kiffer. On devrait s’arrêter là, ne pas se justifier. Comme on est un journal d’information, on va quand même creuser un peu

L’arbre tombe

Rassurez-vous, on ne va pas vous faire le coup de la forêt gérée durablement. Certes, la feuille de papier que vous tenez entre les mains contient du papier recyclé à 66%, collecté au plus près de lusine de fabrication. Le reste de la fibre est de la pâte «vierge» fabriquée à partir de résineux à 90%, issus de déchets de scieries et de plantations ayant reçu le label FSC de «durabilité». Mais, label ou pas, larbre tombe. En ce qui concerne L’âge de faire, il tombe quelque part dans une plantation allemande. L’arbre devient bois. Il est ensuite acheminé par camions à l’usine de Schongau, une bourgade bavaroise. Là, il est trituré, déchiqueté, «raffiné». Il devient lignine, cellulose papier. Dautres camions quittent alors lusine, chargés de bobines de papier pesant environ 1 tonne chacune, direction le sud de la France, Vitrolles, jusque chez notre imprimeur. Le papier est découpé, encré, devient journal. Il continue son voyage par La Poste, jusque dans votre boîte aux lettres. Cest pas propre, propre, tout ça, faut bien le reconnaître

Papier low-tech

On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, pas de journal sans couper d’arbre, ça nous désole, mais c’est comme ça: toute industrie a son lot deffets environnementaux. Dailleurs, on ne fait pas non plus de numérique sans creuser de mines. Il aura fallu quelques années avant que lon questionne la prétendue «dématérialisation» de cette industrie. Peut-être parce que nous navions aucune prise dans notre quotidien, pas même un déchet final sous la main. Loin de nous lindustrie du plastique, des terres rares, des microprocesseurs, loin de nous Shenzhen et sa méga-usine d’assemblage de smartphones Aujourdhui, les déchets, mais aussi la pollution électromagnétique, lindustrie de la puce, limplantation de data centers (lire pp. 20-21), la relance du nucléaire et de lindustrie extractive «matérialisent» le numérique. On commence à peine à apprécier son véritable prix. Alors, dun point de vue strictement environnemental, que choisir entre le papier et le numérique? Inutile de se lancer dans des calculs: ils seront sans fin. Un journal en ligne, surtout sil ne propose que de l’écrit et des photos sans vidéos, donc peut être relativement sobre, mais il nen est pas moins conditionné à une infrastructure gigantesque, planétaire, qui constitue désormais lune des industries les plus polluantes au monde. Cest toujours le même problème: doit-on mesurer la pollution au pot d’échappement, faut-il considérer la filière dans son ensemble, existe-t-il un juste milieu, où placer le curseur? Peut-être est-ce pour nous donner bonne conscience, mais on a tendance à se dire que le papier est plus low-tech que le numérique, moins dévastateur, plus facilement ré-appropriable que le système informatique globalisé.

Plaisir…

Il y a l’aspect environnemental, il y a aussi le plaisir: nous, comme vous sans doute, on aime bien lobjet «journal papier»! Cet objet qui na pas besoin de batterie pour être lu, et dont les articles ne pourront plus être modifiés une fois imprimés, ni récupérés pour nourrir lintelligence artificielle et ses usines à données. Cet objet que lon peut glisser dans une boîte à dons, dont on peut afficher les pages sur un mur. Cet objet face auquel on se retrouve enfin seul·e, où peut vagabonder notre imaginaire à son rythme, sans être dérangé par une notification, sans être analysé par des «cookies» ou autres traqueurs, sans avoir la tentation douvrir un nouvel onglet pour aller voir «ailleurs». Il peut sinstaurer une certaine intimité avec un support papier, inimaginable avec un terminal connecté. «La lecture est une amitié», écrivait Proust. On vous souhaite une bonne lecture, cher·es ami·es!

Le papier et le numérique font un carton

Malgré le déferlement numérique, la production mondiale de papier n’a pas reculé ces vingt dernières années. Elle a même augmenté de 20 %, s’établissant en 2023 à 409 millions de tonnes. Internet a pourtant bouleversé les utilisations : la production de papiers à « usages graphiques » (pour les livres, les journaux, les catalogues…) s’est effondrée de 40 % entre 2003 et 2023. Ce sont les volumes de papiers et cartons pour emballage qui ont fait plus que compenser, en progressant de 60 %. La vente en ligne aime l’emballage. D’après nos estimations, papiers et cartons d’emballage pèsent aujourd’hui plus des deux tiers de la production de papier dans le monde.

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Samuel Autexier, créateur des éditions Quiero, compose au plomb et imprime lui-même une partie de ses livres, sur des papiers inattendus. Donner vie à un texte, cest pour lui une histoire de matières et de temps.

Avec son levier à pommeau, la machine Heidelberg qui trône dans un coin du hangar évoque la mécanique rutilante des débuts de l’automobile. Partout dans l’atelier, des meubles à tiroirs sont remplis de caractères en plomb. «L’essentiel de ce que j’ai m’a été donné par des petites imprimeries qui fermaient ou qui passaient à de nouvelles techniques. Ça leur faisait mal au cœur de jeter quelque-chose qui peut servir et qui a une certaine beauté, raconte Samuel Autexier en se penchant sur la machine. L’encre se dépose sur le sommet des caractères, puis sur le papier, par pression.» Le même procédé permet d’imprimer des illustrations gravées sur du bois, du lino ou d’autres supports. «Le principe a été inventé en Chine il y a 2000 ans, poursuit Samuel. L’idée de génie de Gutenberg a été d’isoler les caractères, qui sont ainsi réutilisables à l’infini. L’imprimerie a contribué au façonnage de ce qui est le dessin d’une lettre, que l’on doit reconnaître au premier coup d’œil. Pendant 500 ans, on a dessiné des lettres, en les rendant les plus simples possible… ou au contraire, en inventant de gros délires! Cest ça qui me fascine: comprendre comment faisaient les gens, et la rapidité avec laquelle les choses changent. Jusquen 1981, tous les journaux étaient imprimés au plomb. Aujourd’hui, on a l’impression que ça fait un siècle!»

Papiers de fond de cagette ou de filtre de moteur

Des beaux-arts à l’édition, Samuel a trouvé de quoi faire le pont: la typographie. Quiero, sa maison d’édition basée à Forcalquier (04), publie de la poésie, de la littérature et des essais soigneusement choisis, en petite quantité (4 ou 5 livres par an), et en prenant le temps. «L’éditeur, c’est un lecteur qui va chercher d’autres lecteurs, résume-t-il. C’est un passeur pour les auteurs, qui sont un peu désarmés. Un texte, tu le lis plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il te sorte par les yeux. Il te plaît, mais il faut qu’il te replaise.» Son intimité avec le texte passe par la manipulation de la matière – plomb, encre et papier: il compose et imprime lui-même les couvertures des ouvrages, ainsi que les textes les plus courts. Il propose aussi à des artistes de sinviter dans les pages grâce à leurs gravures, en jouant sur les résonances, les contrastes, les décalages entre le verbe et limage. Sa recherche graphique implique le choix du papier, rendu plus libre par lusage de sa vieille Heidelberg. «J’achète du papier de fond de cagette, pour les salades, chez un revendeur agricole de Carpentras. C’est un papier recyclé, pas très bon et pas cher, qui ne peut pas passer dans les machines modernes. Je prends aussi du papier pour les filtres de moteurs, fabriqué par un moulin de Dordogne. J’aime que les jeux de papier correspondent aux textes, et en librairie, les gens voient que c’est différent.» Samuel aimerait tester le papier fluo des affiches des fêtes de village, mais il a découvert qu’il était très cher, car la couleur est donnée par une couche d’impression. «Je vais chercher, dans les petites poches de l’industrie, des papiers qui ne sont pas faits pour les livres», souligne-t-il. Il se fournit aussi en papier bio à Cavaillon et, pour le reste, chez un grossiste classique qui vend toutes les qualités: il ny a pas dautre choix.

Trois mois de fabrication

Les livres qu’il imprime entièrement sont «des aventures, qui me prennent trois mois de fabrication». Les pages intérieures des autres ouvrages sont sous-traitées, souvent à «un imprimeur de Tours. Il travaille pour les petits éditeurs qui ne veulent pas aller en Espagne ou en Bulgarie». En typographie, les rééditions ne sont pas simples: il faut recommencer la composition, à moins davoir gardé toutes ses pages montées. «Mais je ne peux pas: jai besoin des caractères pour les nouveaux livres», explique l’éditeur. C’est pourquoi son plus grand succès, Trois typographes qui en avaient marre, de Guy Lévis Mano, a d’abord été imprimé au plomb puis, une fois épuisé, reproduit numériquement. Pour la diffusion, Quiero sappuie sur Serendip, une jeune maison de distribution adaptée aux petits éditeurs indépendants. «Ils ne nous obligent pas à un rythme de sortie de livres, et ils ne forcent pas la vente auprès des libraires, ce qui permet de gagner peu à peu leur confiance. Je sais que les libraires aiment bien ouvrir les paquets de Serendip: ils savent que ça va sortir de la routine!»

Lisa Giachino

> D’autres accidents de poèmes, Sadou Czapka. Un livre de poésie qui «explore depuis la forêt des ogres et jusqu’au mur du désert les territoires de la séparation», réalisé entièrement en typographie par Samuel. 2023, 22.

> à bas la grammaire, pour un apprentissage créatif du langage. Un dialogue entre Philippe Séro-Guillaume, interprète en langue des signes, formateur et chercheur, et Philippe Geneste, prof de collège retraité et syndicaliste. 2024, 22.

> L’éclat des fracas, Jérémy Beschon. L’un des trois livres d’une nouvelle collection de fictions lancée par Quiero. Répercutant « la voix multiple des précaires et des abîmés », il débute avec une femme de ménage, qui découvre que la vieille dame chez qui elle se rendait chaque lundi est morte. 2025, 15

Papier de mûrier

A Salasc, dans l’Hérault, l’Atelier papetier fabrique du papier japonais, un savoir-faire en voie de disparition dans son pays d’origine, où les artisans qui le pratiquent seraient environ 200. L’absence de chlore et de produits chimiques rend le papier traditionnel japonais particulièrement résistant. La pâte à papier n’est pas réalisée en coupant des arbres entiers, mais en prélevant des écorces grâce à un élagage régulier. Stéphanie et Benoît, les créateurs de l’Atelier papetier, utilisent le mûrier, une plante considérée comme invasive dans le sud-est de la France, qu’ils vont élaguer de novembre à février, à la demande des habitants. Cette matière première locale leur suffit pour leur production annuelle de pâte à papier, soit 1 200 feuilles de 70×100 cm. Ils estiment que « la France posséderait suffisamment de mûriers pour fournir le papier nécessaire à une production de coopératives artisanales », rapporte Le papier déchaîné, édité par l’Association pour l’écologie du livre. Ce précieux papier est cependant coûteux et inadapté aux machines offset. Il convient en revanche aux imprimantes laser ou jet d’encre, et peut se réparer ! L’Atelier participe à la conception d’ouvrages de photo, et propose des initiations à la restauration de papier abîmé.

Source : Le papier déchaîné, n°0, 2023