HIATUS Éducation nationale

There is no IA-alternative ?

Le SNES-FSU est membre de la coalition HIATUS pour une « maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux ».

Nous diffusons ci-dessous le point de vue de deux de ses militant.es qui veulent faire prévaloir un principe de précaution : pas d’IA utilisée dans un cadre scolaire, sauf incontestable nécessité.

  1. Borne annonce des modules de formation obligatoires pour les élèves de 4e et de 2de. La « révolution » de l’IA à l’école procède de choix politiques et économiques auxquels ni les personnels ni les usager·es ne sont associé·es. Aucune évaluation des conséquences à court, moyen et long terme de ces choix pour le service public d’éducation n’est envisagée, aucun « principe de précaution« .

Si le grand public et le monde médiatique ont pu être frappés par les “innovations” annoncées par la Ministre de l’Éducation nationale (voir Violaine Morin, « L’intelligence artificielle à l’école, une révolution déjà en marche« , Le Monde, 8 février 2025), les personnels qui vivent la déferlante IA de l’intérieur ne sauraient être surpris. En cette année scolaire 2024-2025, on ne trouve pas un plan académique de formation [1] sans proposition pour « enseigner et apprendre à l’ère de l’IA« .

S’y ajoutent les contenus en ligne de l’organisme public Canopé [2], ainsi qu’un foisonnement d’initiatives de collègues, ou d’entreprises qui ont des produits à base d’IA à vendre. Autre signal fort : au sein de la DNE (Direction du numérique pour l’éducation), une Communauté de Réflexion en Éducation sur l’Intelligence Artificielle (CREIA) « a pour ambition de mettre l’innovation et l’intelligence artificielle (IA) au cœur des pratiques pédagogiques et des réflexions en éducation« . [3]

Cette obsession institutionnelle se lit aussi dans la lettre de saisine du Conseil Supérieur des Programmes de mars 2024 pour la refonte des programmes du Cycle 1 au Cycle 4. Il s’agit, pour les non-initié·es, de changer les programmes de tout l’enseignement primaire ainsi que du collège. N. Belloubet, dans sa commande passée à l’organisme chargé de proposer les nouveaux textes, appelle à « créer une culture de l’IA » à tous les niveaux et dans toutes les disciplines. [4]

Enfin, Clara Chappaz, issue du monde des startups, a été nommée « secrétaire d’État chargée de l’Intelligence artificielle et du numérique » auprès du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) dans le gouvernement de Michel Barnier. Ce portefeuille et son rattachement au MESR étaient deux nouveautés, puisque les personnes ayant précédemment occupé la fonction dépendaient de Bercy, et que l’IA n’était pas mise en avant particulièrement. Clara Chappaz est même « montée en grade » dans le gouvernement de François Bayrou, puisqu’elle est devenue ministre déléguée avec le même portefeuille.

Nous faisons donc face à une véritable offensive pour normaliser les IA dans les pratiques pédagogiques et dans les apprentissages. L’ »argument » majeur est résumé par la Ministre Borne, citée par Le Monde : puisque l’usage de ChatGPT s’est banalisé chez les élèves, il n’est pas normal que leurs enseignant·es ne soient « que » 20 % à l’utiliser (un chiffre gratuit lancé sans aucune source). « Cette asymétrie doit nous alerter, pour éviter un décalage qui fragiliserait la transmission des savoirs » ajoute-t-elle.

C’est ce même registre que choisit le recteur de l’académie de Toulouse Mostafa Fourar lorsqu’il présente « sa » stratégie académique sur l’intelligence artificielle : « Il faut partir d’une évidence : si on ne va pas vers l’IA, c’est l’IA qui vient à nous, il faut absolument qu’on puisse faire un chemin l’un vers l’autre. » [5]

Ainsi donc, il n’y aurait pas d’alternative à un déferlement des IA dans l’éducation présenté comme une évolution naturelle, inarrêtable, et désirable.

Voix critiques

Mais si l’intelligence artificielle connaît aujourd’hui dans le monde un développement foudroyant, comme de nombreuses technologies développées depuis les débuts de l’ère industrielle, cela n’a rien à voir avec une tendance naturelle de l’humanité vers le « progrès » (qu’on n’arrête pas, évidemment) [6]. Le monde envahi par les IA est un projet politique et économique. L’IA telle qu’elle est développée perpétue les discriminations, aggrave les inégalités, détruit la planète et alimente un système d’exploitation global.

C’est ce que rappelle le manifeste de la coalition HIATUS rendu public le 6 février, qui appelle à ne pas se résigner et exige « une maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux ». [7]

Aucun des constats du manifeste ne figure au programme officiel du Sommet mondial sur l’IA qu’Emmanuel Macron est très fier d’organiser, et qui justifie aussi les annonces faites par Elisabeth Borne pour mobiliser l’Éducation nationale au service des ambitions présidentielles. Il y a fort à parier que les constats critiques portés par le manifeste ne figureront pas non plus dans les « modules » obligatoires de formation à l’IA promis aux élèves pour la rentrée 2025.

Les retours de formations d’ores et déjà subies par un certain nombre de collègues le montrent. Partant du constat qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il est déjà trop tard pour débattre de l’intérêt des IA dans l’éducation – et pour cause, le débat a été soigneusement esquivé, voire étouffé – ces formations se focalisent exclusivement sur la mise en pratique, en particulier l’art de bien écrire les prompts (instructions données à une IA générative) en fonction de ses besoins. Des « besoins » largement créés par un marketing agressif des entreprises du numérique et une communication lénifiante de l’institution.

L’IA et son monde : une menace globale

Les IA génératives en particulier sont toutes entre les mains d’industriels, dont les intérêts et les objectifs sont opposés à ceux de l’École publique et des apprentissages émancipateurs. Les promoteurs eux-mêmes de l’IA (dont E. Musk) dans une tribune du 22 mars 2023 qui, au final, relève plus de la menace que de l’avertissement, affirmaient que les IA « posent de graves risques pour la société et l’humanité« .

Plus récemment encore, c’est le Prix Nobel de Physique et spécialiste de l’IA, John Hopfield qui confiait : « en tant que physicien, je suis très troublé par quelque chose qui n’est pas contrôlé, quelque chose que je ne comprends pas assez bien pour savoir quelles sont les limites que l’on peut imposer à cette technologie« .

Ce ne sont pas là de petits « défis » que l’on pourrait écarter en quelques lignes, que l’on pourrait feindre de considérer avant de foncer tête baissée. C’est pourtant bien ce qui semble animer une bonne partie de notre gouvernement. Alors qu’il pratique l’austérité budgétaire en matière de culture et d’éducation, il est manifestement prêt à transférer des dizaines de millions d’euros d’argent public à des entreprises pour produire des applications au prétexte « d’aider » les professeur·es et/ou les élèves [8]. Sachant à quel point les métiers du service public d’éducation sont « valorisés » par les choix politiques d’E. Macron depuis 2017, il serait salutaire de se méfier de tant de sollicitude, de tant d’empressement à nous « libérer » de pans entiers de nos métiers.

Les transferts d’argent public promis ou déjà effectués correspondent à un discours institutionnel et médiatique qui revient à disqualifier le travail des personnels en survalorisant les IA, présentées comme une panacée pédagogique, et comme une libération qui leur ferait gagner du temps par l’automatisation de certaines tâches.

Mais si nous « manquons de temps« , c’est essentiellement parce que nous manquons de moyens humains, que nous avons trop d’élèves à prendre en charge pour accomplir un travail de qualité et émancipateur, et pour exercer notre métier en continuant à lui donner du sens. Et c’est précisément l’institution qui a créé ces conditions dégradées d’enseignement et d’apprentissage qui prétend aujourd’hui nous libérer par la magie des IA. 

Le techno-solutionnisme ne permet que de voiler la dégradation des conditions de travail, en offrant une réponse à très court terme. A moyen et long terme, les IA constituent une opportunité de mécanisation des enseignements et de l’orientation, servant de levier à des suppressions massives de postes, aggravant les inégalités. Elles s’articulent aux formes de taylorisation de nos métiers déjà à l’œuvre à travers les évaluations standardisées et les soi-disant « bonnes pratiques« . Elles participent ainsi à des logiques managériales de morcellement et de dépossession. 

La constance avec laquelle les promoteurs des IA dans l’éducation répètent qu’il ne s’agit pas de remplacer les professeur·es mais de les « assister« , de « soutenir leur gestes professionnels » (E. Borne) devrait nous alerter. Nous sommes ainsi incité·es participer à la captation massive de gestes professionnels qui nous sont propres, et qui pourront bientôt être effectués par des machines, dès lors que nous aurons participé au bon entraînement de ces dernières.

Ainsi Compilatio, une entreprise connue pour son logiciel de détection de plagiat, forte des données issues de dizaines de milliers de travaux d’étudiant·es, prétend désormais « accompagner » les enseignant·es dans l’usage expérimental de son logiciel de « correction de copies assistée par l’IA » [9].

Une autre expérimentation est en cours dans l’académie de Lyon sous forme de partenariat public-privé avec un éditeur scolaire.

Objection de conscience et principe de précaution

Dans un remarquable billet de blog intitulé « Pourquoi je n’utilise pas ChatGPT« , Florence Maraninchi, enseignante-chercheuse en informatique, détaille une série d’arguments de différentes natures. Elle réfléchit notamment à ce que l’utilisation de l’IA peut avoir comme effets sur la perte de créativité. En tant qu’enseignant·es, nous exerçons une profession créative, un métier de conception.

Comment pourrons-nous à l’avenir tirer la moindre fierté, le moindre sentiment d’accomplissement professionnel, du fait qu’une machine puisse faire ce que nous faisons depuis toujours sans elle ? Et que deviendront nos métiers en grande partie automatisés : assistant·es d’IA ? Coachs en gestion émotionnelle d’élèves perdu·es dans un système éducatif chaque jour plus déshumanisé ? Ou en version dystopique : garde-chiourme pour que les élèves se tiennent sages en interagissant avec des applications ?

Nous n’avons aujourd’hui aucun recul, aucune évaluation scientifique des effets de la banalisation des IA sur les processus cognitifs, sur les apprentissages eux-mêmes. Nous savons d’ores et déjà en revanche que les IA sont très majoritairement entre les mains d’acteurs économiques et politiques antidémocratiques. Nous savons aussi qu’elles ne fonctionnent qu’en volant massivement des données personnelles, en s’appropriant les créations de la quasi totalité de l’humanité, en accentuant la prédation sur des ressources finies, en aggravant les émissions de gaz à effet de serre. 

Tant qu’il n’aura pas été démontré scientifiquement qu’existent des IA qui ne participent à cette dévastation généralisée, doit donc prévaloir un principe de précaution : pas d’IA utilisée dans un cadre scolaire, sauf incontestable nécessité.

Christophe Cailleaux et Amélie Hart, enseignant·es et militant·es.

Notes

[1] Il s’agit des programmes de formation continue des personnels de l’Éducation nationale. Ils répondent à des grandes orientations nationales, mais leur déclinaison dépend aussi de choix locaux, et des formateurs et formatrices disponibles. Cette formation continue est par ailleurs réduite à peau de chagrin par les restrictions budgétaires et l’obligation de la placer en dehors des heures « de face à face pédagogique » : soit le soir après les cours, les mercredis, samedis, voire pendant les vacances scolaires.

[2] Voir notamment la page et les nombreuses ressources consacrées à l’IA sur le site de Canopé : 

https://www.reseau-canope.fr/agence-des

[3] Lire ici l’analyse du SNES-FSU (premier syndicat des collèges et des lycées généraux et technologiques), qui resitue cette dynamique dans le cadre d’une offensive internationale 

https://www.snes.edu/article/ia-genera

[4] On peut lire l’analyse du SNES-FSU sur l’ensemble des lettres de saisine

[5] Voir son interview sur le site de l’Institut des Hautes Études et de l’Éducation (où l’on forme les cadres, c’est à dire les personnels de direction et d’inspection de l’éducation nationale) 

https://www.ih2ef.gouv.fr/entretien-ave

[6] Pour prendre un peu de recul critique et d’apporter de l’intelligence à la notion de progrès, on peut lire les analyses technocritiques de l’historien François Jarrige dans On arrête (parfois) le progrès. Histoire et décroissance, L’Échappée, 2023.

[7] Voir le texte fondateur de cette coalition critique, co-signé notamment par Attac, la LDH, le Syndicat de la Magistrature, Solidaires et bien entendu le SNES-FSU 

https://hiatus.ooo/.

[8] Voir l’article du SNES-FSU sur « MIA Seconde », application promue par le Ministère 

https://www.snes.edu/article/mia-seconde-

[9] On peut lire cet article tristement acritique de France3 : 

https://france3-regions.francetvinfo.fr/au

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