Une intervention de Fabien LEBRUN quand il est venu dans notre région début mars
Si vous voulez en savoir encore plus sur la réflexion de Fabien, lisez cette brochure remarquable :
La colonisation des écrans_Brochure Écran total
Dans ce texte de 24 pages , Fabien Lebrun nous présente les dangers du numérique pour les enfants, qu’ils soient exposés aux écrans en tant qu’utilisateurs, ou qu’ils soient exploités pour produire et recycler ces marchandises.
Il est également l’auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique (2019), aux éditions Le Bord de l’eau.
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Une réflexion sur les écrans et leurs méfaits à l’égard de la jeunesse nécessite de les contextualiser au sein d’une analyse globale et sociétale. L’économie numérique repose sur l’exploitation des données personnelles, condition de la numérisation tous azimuts et socle de l’enrichissement des GAFAM. Dans ce contexte, le marché qui devient de plus en plus juteux est celui des enfants, ce qui se traduit par le pillage de leurs données à partir de leurs pratiques numériques. En septembre 2019 par exemple, une amende record a été infligée à Google pour non-respect de la vie privée des enfants sur Youtube qui appartient à Google. Le numérique a ainsi envahi l’école de la maternelle à l’université, avec en soubassement idéologique l’idée selon laquelle les outils numériques favoriseraient les apprentissages.
Pourtant, paraissait en 2015 l’étude PISA de l’OCDE, dont je vous cite les conclusions : « malgré les investissements considérables en ordinateurs, connexion Internet et logiciels éducatifs, il y a peu de preuves solides montrant qu’un usage accru des ordinateurs par les élèves conduit à de meilleurs scores en mathématiques et en lecture. Le numérique à l’école n’améliore pas les résultats des élèves ; au contraire, les pays qui ont le plus bas niveau scolaire sont ceux qui utilisent le plus les outils numériques ».
Le ministère de l’Éducation nationale publie chaque année le nombre d’enfants scolarisés souffrant de handicaps. Les chiffres de 2019 sont inquiétants. En huit ans, les troubles de l’apprentissage ont augmenté de 25 %, les troubles psychiques de 55 % et les troubles de la parole et du langage de 95 %. Pour les professionnels de la santé, ces données sont à mettre en relation avec la multiplication des écrans.
On constate également ces dernières années une baisse de la lecture, pourtant fondamentale pour l’orthographe, le langage et l’écriture. À ce propos observe-t-on la disparition de l’écriture manuscrite (aux États-Unis et en Allemagne par exemple) alors même qu’il est avéré que l’écriture manuelle favorise le développement du cerveau, engendre une meilleure prise de notes et la mémorisation du savoir. Des recherches menées en Chine ont montré les conséquences désastreuses de la saisie par clavier, avec presque la moitié des élèves qui ne peuvent plus lire en 4ème et 5ème année de primaire.
Aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer un effet positif du numérique sur les apprentissages, tout comme aucune étude n’a jusqu’à présent démontré que l’absence d’écrans affectait la réussite scolaire ou le développement de l’enfant. Par contre, les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout et documentés par plus de 1 500 études internationales : entrave à la maturation cérébrale ; régression des capacités intellectuelles et facultés cognitives ; troubles de la communication et de l’oralité ; baisse de l’attention et de la concentration ; diminution de l’activité physique entraînant surpoids et obésité juvénile, diabète et problèmes cardio-vasculaires ; chute du sommeil ; pandémie de myopie et perte auditive due aux casques et aux écouteurs ; isolement et solitude ; intolérance à la frustration et absence d’empathie ; haine en ligne et jeux vidéos violents, etc.
Ou encore dépendance aux écrans, à l’origine de centres de désintoxication aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Corée du sud, avec une prise en charge de patients qui présentent les mêmes symptômes cliniques d’addiction aux drogues : manque, impulsivité, agressivité. Les autorités chinoises ont ainsi limité les jeux vidéo et certaines applications destinées aux jeunes. Le professeur Daniele Zullino, addictologue suisse, affirme ainsi en 2018 : « aujourd’hui, l’addiction à Internet, véhiculée par les tablettes ou les smartphones, est le motif numéro un des consultations chez les jeunes dans le service d’addictologie des hôpitaux universitaires de Genève, devant le cannabis et l’alcool. On retrouve les mêmes changements neurobiologiques que dans l’addiction à l’alcool et à la cocaïne. Or, contrairement à ces drogues, Internet propose des stimuli de manière concentrée, rapide et toujours disponible. En matière de dépendance, c’est beaucoup plus efficace et pernicieux que l’héroïne ». Plusieurs personnes se mobilisent contre cette surexposition aux écrans considérée comme un problème majeur de santé publique, ainsi que l’alertaient des médecins et professionnels de la petite enfance dans le journal Le Monde en 2017. Tribune suivie d’écrits de chercheurs, par exemple le neuroscientifique Michel Desmurget avec son livre La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, ou le psychiatre allemand Manfred Spitzer, qui a publié Les Ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, deux livres sortis en 2019.
On atteint des temps extravagants d’écran au quotidien : en moyenne 12 heures d’écrans par jour chez les 16-25 ans, 7 heures chez les 13-16 ans et 5 heures chez les 8-12 ans, chiffres qui ont augmenté depuis la crise sanitaire. 85 % des enfants de moins de deux ans sont exposés aux écrans. Ce sont désormais les bébés qui sont touchés. La pédo-psychiatre Marie-Claude Bossière a publié un ouvrage sur ce sujet, intitulé Le Bébé au temps du numérique : l’humanité au risque des disrupteus relationnels. Début 2022, une étude de Santé publique France a montré que les enfants exposés aux écrans avant d’aller à l’école ont un risque multiplié par 6 de troubles du langage. Il ne se passe pas une semaine sans la publication de ce type d’étude Au-delà des enjeux éducatifs et pédagogiques, les technologies numériques convoquent des enjeux psycho-sociaux et sanitaires. Deux exemples à cet égard. Tout d’abord le cyberharcèlement qui est devenu un phénomène de masse. D’après l’Organisation mondiale de la santé, 20 % des élèves en sont victimes, soit plus de 2 millions d’enfants. L’OMS rapporte que ¼ d’entre eux sont suicidaires, suite aux insultes, photos truquées et autres sextos ou nudes. Une triste anecdote à ce propos : j’ai présenté mon livre sur le sujet dans une librairie à Port-Louis en Bretagne l’année dernière. J’y ai appris qu’une collégienne de 14 ans avait posté des images nues d’elle diffusées dans son collège et qui ont fait l’objet de moqueries. Quelques jours après, ses parents l’ont retrouvée pendue dans sa chambre. On en était à une vingtaine d’enfants et adolescents suicidés en 2021 suite au cyberharcèlement.
Deuxième exemple : la cyberpornographie, ou la porno-pandémie comme le dénoncent des psychologues. En France, c’est en moyenne à l’âge de 10 ans qu’un enfant est confronté pour la première fois à la pornographie en ligne, et on estime que 10 % des moins de 7 ans ont déjà eu accès à ces contenus. Le problème est également que l’industrie du porno a évolué avec des vidéos de plus en plus violentes, extrêmes et dégradantes qui deviennent le modèle de sexualité pour des millions d’adolescents. Les conséquences sur les enfants sont dramatiques : la psychologue Sabine Duflo parle de viol psychique qui conduit à des phobies, cauchemars, hallucinations, angoisses, etc.
Il est de plus démontré que la cyberpornographie favorise la cyberprostitution. En France, au moins 10 000 enfants se prostituent, dans les toilettes des collèges et des lycées, dans la rue ou dans des chambres louées. Le député Adrien Taquet a dénoncé la sexualisation précoce et l’hypersexualisation des adolescents favorisées par des plateformes comme Tik Tok qui ont également banalisé l’acte sexuel et des pratiques prostitutionnelles, renforçant ainsi les réseaux pédophiles.
L’ensemble de ces constats est alarmant, mais ne recouvrent qu’une partie du problème si je puis dire. Les nombreux effets délétères de la consommation des réseaux numériques que je viens d’évoquer sont désormais connus et largement documentés. Liste déjà longue qui doit malheureusement être complétée si l’on regarde l’ensemble du cycle d’un appareil high tech, de l’amont à l’aval de cette consommation d’écrans.
L’industrie numérique relève à ce titre d’un nouveau type d’extraction, celui des données personnelles, qui ne peut se penser sans un extractivisme plus classique et complémentaire de ressources naturelles sur lequel elle repose. C’est-à-dire que l’augmentation de données prélevées augmente inévitablement les infrastructures physiques permettant de les stocker et de les analyser, de les exploiter et de les revendre, tout comme elles redoublent la demande en matériel informatique.
Trois types d’extractions sont en ce sens inséparables : extraction minière pour la production électronique, extraction de données pour stimuler la consommation numérique et extraction à partir des rebuts technologiques en fin de cycle. L’économie de l’attention est ainsi pieds et mains liés avec d’autres secteurs industriels. Les parallèles ne manquent d’ailleurs pas lorsque l’on évoque cette guerre de l’attention que se livrent les GAFAM pour capter le temps de cerveau disponible – données considérées comme le pétrole du XXIe siècle. L’analogie des données comme « or noir » est effectivement juste – et pour cause. Certaines régions sont tellement dotées en minerais que les enjeux économiques provoquent des conflits armés comme au Congo (Kinshasa). Depuis 25 ans se déroule une guerre interminable dans un silence médiatique déroutant autour de minerais indispensables au secteur numérique. On parle de minerais de conflits ou de minerais de sang, puisque leur commerce finance des groupes armés responsables de multiples crimes dont des massacres. Vous connaissez peutêtre le coltan, pour fabriquer les condensateurs ; l’étain, pour la conduction électrique ; ou encore le cobalt, pour les batteries des téléphones et ordinateurs portables, sans compter les batteries des voitures électriques.
Des multinationales avec la complicité de dirigeants politiques locaux pillent sans état d’âme les régions orientales du Congo. Je suis revenu d’un séjour de recherche avec de nombreux rapports décrivant, entre autres, les conditions épouvantables des enfants travaillant dans les mines, nombre d’enfants estimés à 40 000 d’après l’Unicef rien que dans la riche province minière du Katanga. Des enfants parfois âgés de 5 ans creusent, pieds et mains nues, par forte chaleur ou sous la pluie, et portent des sacs de 20 à 40 kilos. D’autres sont courbés dans l’eau à tamiser.
Tous contractent des maladies respiratoires et des infections pulmonaires, à force de respirer des poussières toxiques et des éléments radioactifs.
Qui s’insurge en effet des 43 morts d’une mine de cobalt effondrée en juin 2019 ? Des 16 morts dans un accident minier en octobre 2019 ? Des 50 morts suite à l’éboulement d’une mine d’or le 12 septembre 2020 ? Ou encore d’une énième attaque d’un carré minier par un groupe armé à la frontière ougandaise, responsable d’au moins 35 morts le 8 mai dernier ?
Notre confort technologique se paie au prix de la traite d’enfants, aux actes barbares commis sur eux, à ceux dépourvus d’alimentation et de soins, à leurs assassinats à cause de l’appropriation de minerais qui composent les appareils numériques. La catastrophe humanitaire est digne des plus grandes tragédies de l’histoire : depuis un quart de siècle, pour le tungstène, le manganèse, le cuivre, et tant d’autres ressources provenant du sol et du sous-sol congolais, on parle de millions de réfugiés et de déplacés, de centaines de milliers de femmes violées et de plusieurs millions de morts dont une majorité d’enfants, même si les chiffres sont discutés.
À l’hôpital du docteur Denis Mukwege, dans la province du Kivu, où j’ai pu m’entretenir avec son équipe médicale, le lien entre les viols d’enfants et le coltan lui fait dire que chaque coup de téléphone porte la trace d’un viol. Voici comment l’exprime Mukwege à l’occasion de son Prix Nobel de la Paix en 2018 : « l’abondance de nos ressources naturelles – or, cobalt, coltan et autres minerais stratégiques – alimente la guerre, source de violence extrême et de la pauvreté abjecte au Congo. J’ai moi-même un smartphone qui contient des minerais qu’on trouve chez nous, souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants victimes de violences sexuelles. En utilisant votre smartphone, réfléchissez un instant au coût humain de la fabrication de ces objets. Bébés, filles, jeunes femmes, mères, grands-mères, et aussi les hommes et les garçons, sont violés de façon cruelle ».
En bout de chaîne, la responsabilité des GAFAM et des consommateurs finaux fait peu de doutes. À ce titre, dans un rapport de 2016 sur le travail d’enfants au Congo, Amnesty international pointait les firmes suivantes : Dell et HP, Samsung et Huawei, Lenovo et LG, Sony et Vodaphone. En 2019, une plainte a été déposée par une organisation de juristes, International Rights Advocate, devant un tribunal de Washington, contre Apple et Microsoft, Tesla et Google, les accusant de complicité de morts d’enfants dans des mines de cobalt congolaises.
De cette extraction criminelle, les minerais sont ensuite acheminés vers les usines de transformation et d’assemblage en Asie du Sud-Est. Plusieurs multinationales sont à nouveau accusées de faire travailler des enfants : Apple avec Foxconn, principal sous-traitant des entreprise high tech, surnommée « l’usine au suicide » au début des années 2010, après que des dizaines de jeunes se soient donné la mort, ne supportant plus des formes d’esclavage moderne. Les violations du droit du travail et des droits des enfants sont régulièrement dénoncées, opérées par les équipementiers tout au long de la chaîne électronique, révélées par l’organisation China Labour Watch : par exemple l’usine LCE en Chine, joliment nommée « l’usine des enfants ». De son côté, Stop Child Labour rappelle que l’industrie électronique constitue le troisième plus grand consommateur mondial d’or, alors que plus d’un million d’enfants travaillent dans l’extraction aurifère à travers le monde – or qui sert à fabriquer des cartes mères et des circuits imprimés composant les outils numériques.
Enfin, la dernière étape du cycle d’un terminal connecté est également dévastatrice. Peu recyclé ni réglementé, le résultat est l’évacuation de déchets électroniques dans certains endroits du globe, véritables dépotoirs des pays riches, comme à Agbogbloshie, bidonville à Accra, capitale du Ghana, considéré comme le site le plus pollué du monde où s’entassent smartphones et tablettes, téléviseurs et imprimantes : environ 40 000 tonnes y sont déversées chaque année en provenance d’Europe et des États-Unis. On estime à 50 millions de tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques par an. La majorité transitent par des circuits opaques, alimentent une économie mafieuse et constituent des décharges immondes dans certains pays pauvres, qui polluent air et atmosphère, sol et sous-sol, tuant les populations à petit feu.
Dans un rapport intitulé « Enfants et décharges numériques », publié le 15 juin 2021, l’Organisation mondiale de la Santé lançait un cri d’alerte concernant la forte hausse de déchets électroniques. La croissance de ces déchets, résultat direct de l’obsolescence programmée, suit le renouvellement effréné des smartphones. Aux jeunes qui travaillent dans les décharges, il faut ajouter tous les enfants qui vivent à proximité de ces sites ultra-pollués. Un autre chiffre donne la mesure du péril : jusqu’à 13 millions de femmes travaillent dans le secteur informel de ces déchets où elles exposent leur santé et potentiellement celle de leurs futurs enfants, aux multiples produits toxiques issus des e-déchets. L’OMS a recensé « plus de 1 000 substances nocives » qui se retrouvent dans les composants électroniques ou par les processus d’extraction des métaux précieux auxquelles sont exposés les enfants (métaux lourds, dioxines, particules fines, etc.).
L’exposition à toutes ces substances peut avoir des incidences néfastes sur la grossesse et le développement à long terme des nouveau-nés. Le rapport conclut ainsi : « en mettant en danger des dizaines de millions d’enfants et de femmes en âge de procréer, l’élimination inappropriée des déchets électroniques menace la santé et les capacités des futures générations ».
La destruction de masse des enfants par les écrans, à toutes les étapes de la chaîne de valeur, est en cours sur tous les continents. La dimension systémique du problème est indéniable et relève d’une véritable haine de l’enfance de l’industrie numérique à l’échelle mondiale. À l’époque de l’économie de l’attention, la haine devient d’ailleurs le carburant du profit économique. En fin de vie, le capitalisme mise sur la mort, et ce avec succès, puisque la valeur est déterminée par la destruction. Ancien responsable chez Google, Tristan Harris explique « ce phénomène de “programmation de la haine” par la structure même de ces plateformes et de leur modèle économique » visant particulièrement les jeunes. Personnalisation et manipulation psychologique, influence par les algorithmes et interfaces addictives, transforment chaque clic en argent. Frances Haugen, ancienne cadre de Facebook, auditionnée par le Sénat américain et l’Assemblée nationale française, a révélé à quel point les réseaux numériques exacerbent les opinions extrémistes et les pulsions destructrices autant qu’ils fragilisent la santé mentale des adolescentes en toute connaissance de cause, notamment Snapchat et Instagram.
À la suite de lanceurs d’alerte et d’associations, des personnalités politiques prennent désormais le sujet au sérieux. Des parlementaires de divers partis ont signé une tribune le 10 décembre 2021 dans le journal Le Monde intitulée : « La surexposition des enfants aux écrans pourrait être le mal du siècle », signée par la député Caroline Janvier qui prépare une loi visant à la prévention et à la sensibilisation des parents. Certains appellent à limiter l’accumulation de puissance des GAFAM. Aux États-Unis, des élus Républicains et Démocrates s’inquiètent dans une tribune de presse intitulée « comment sauver la démocratie de la technologie ? », favorables à une législation anti-trust jusqu’à « réclamer leur démantèlement ».
D’autres pointent clairement le modèle des plateformes numériques et la responsabilité des GAFAM. Si l’alerte de Frances Haugen a eu quelques échos, le phénomène des repentis du web a commencé il y a plusieurs années. Écoutons-les car ils nous fournissent des propositions à la hauteur des enjeux. En particulier Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook qui s’exprimait de la sorte le 13 novembre 2017 : « nous savions tous en notre for intérieur qu’il y avait des conséquences négatives, que quelque chose de mal pouvait en découler. La gratification en boucle à base de dopamine et les outils que nous avons créés sont en train de détruire la société. Je me sens terriblement coupable. Je n’utilise plus cette merde et j’interdis à mes gosses d’utiliser cette merde ».
Prenons également en compte les recommandations éducatives et pédagogiques des dirigeants du secteur high tech : ils interdisent les réseaux numériques à leurs enfants et les scolarisent dans des écoles très chères dépourvues d’écrans par crainte des effets néfastes sur leur développement. Les employés de la Silicon Valley paient ainsi à leurs enfants des établissements privés sans objet connecté, écoles sans écran nommées école low tech. On y trouve les enfants de cadres de chez eBay, Hewlett-Packard et d’autres sociétés où tablettes et ordinateurs sont interdits jusqu’à la classe de 4ème. On parle encore d’établissement tech free, sans technologie. Dans le même sens, Evan Williams, cofondateur de Twitter, explique qu’il préfère offrir des livres à ses enfants plutôt qu’une tablette. Steve Jobs tenait absolument à ce que toute la famille dîne à la grande table de la cuisine pour parler d’histoire – iPhone et iPad strictement interdits. Le PDG d’Apple Tim Cook souhaite que ses neveux ne soient pas sur un réseau social. Bill Gates, quant à lui, interdit le smartphone à ses enfants avant 14 ans.
De plus, les lobbys des télécoms exercent une pression afin de répandre le doute quant à la nocivité des ondes sur les enfants. Le docteur Marc Arazi et l’association Phonegate ont par exemple révélé que l’étude Mobi-Kids concernant les effets des téléphones mobiles sur les enfants a été influencée par l’opérateur Orange qui a masqué ses conflits d’intérêts.
De façon générale, si l’on prend en compte la composition des équipements numériques, par exemple le fait qu’un smartphone est le produit d’une cinquantaine de métaux équivalent à 150 kilos de matières premières ; que tous ces appareils nécessitent une quantité démesurée d’énergie, de ressources naturelles et d’eau ; et si l’on ajoute à ce désastre écologique et sanitaire les infrastructures lourdes nécessaires au fonctionnement des réseaux et des terminaux, c’est à un concept mensonger qu’il faut absolument tordre le cou, à savoir la fameuse dématérialisation.
En tant qu’idéologie des plus puissantes du capitalisme contemporain, ce terme participe du déni, si ce n’est de la négation de la matière typique du climat postmoderne et transhumaniste qui a largement contribué à invisibiliser la production électronique depuis un demi-siècle. Au contraire, comme l’écrit l’ONG Greenpeace dans l’un de ses rapports, avec le numérique, « nous édifions une infrastructure qui sera bientôt la chose la plus vaste construite par l’espèce humaine ». C’est sans compter sur d’autres composantes matérielles du numérique : les réseaux fixes et mobiles pour connecter ces milliards d’objets entre eux, également constitués par des matières premières bien concrètes, qu’il faut produire et faire fonctionner : les box, les routeurs et les raccordeurs, les antennes-relais et les satellites, la fibre optique et les câbles sous-marins.
Et puis il y a les serveurs et les data centers qui stockent et traitent les données. Derrière tous ces bâtiments, ce sont du béton, de l’acier et du verre. Or ce qu’on appelle joliment le cloud ou le big data est de plus en plus énergivore. Pour les faire fonctionner sept jours sur sept et 24h sur 24h, ils réclament toujours plus d’électricité, c’est-à-dire, selon les mix énergétiques : du charbon, du gaz, du pétrole et/ou du nucléaire. Le numérique se révèle être un émetteur conséquent de gaz à effet de serre, ainsi contributeur au réchauffement climatique, responsable d’environ 4 % de l’empreinte carbone, déjà plus que le trafic aérien.
Ainsi, les enjeux écologiques sont tels que le numérique va accentuer le saccage de la planète à mesure de son développement. On parle déjà de plusieurs dizaines de milliards d’objets connectés d’ici à 2030 : le développement de la 5G accélère cette tendance, sans débat démocratique au mépris des personnes électro-sensibles. Les projections sont inquiétantes à tous les niveaux. Le numérique, qui consomme actuellement environ 15 % de l’électricité mondiale, aura besoin de 50 % de celle-ci en 2030 et représentera 8 % de l’empreinte carbone. Alors que les guerres de l’eau ont déjà commencé, les data centers avec leurs systèmes de climatisation figurent dans le top 10 des industries consommatrices d’eau, jusqu’à récemment faire craindre des pénuries d’eau potable en Hollande et en Irlande. En 2019, l’organisme GreenIT évaluait la consommation d’eau mondiale du numérique à environ 8 milliards de mètres cube d’eau douce, ce qui revient à 240 milliards de packs d’eau minérale de 9 litres. Alors que l’ONU projette une crise mondiale de l’eau d’ici 2030 et vu le stress hydrique de l’été dernier et de cet hiver, boire ou se connecter : il va falloir choisir.
La pression sur les ressources non renouvelables rend inéluctable l’épuisement de certains minerais : l’industrie numérique consomme déjà 90 % de la production mondiale de terbium et germanium ; les 2/3 de gallium et tantale ; 60 % de l’indium ou encore 10 % du cuivre. L’OCDE prévoit que notre consommation métallique devrait passer de 8 à 20 milliards de tonnes en 2060, ce qui fait dire au spécialiste Philippe Bihouix que « l’on s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité » (fin citation) –extraction qui concerne de plus en plus les secteurs des nouvelles technologies pour la transition énergétique et numérique.
La smart city ou le métavers s’inscrivent dans cette impasse, par exemple avec la construction de casques de réalité virtuelle à base de terres rares. Un smartphone constitué d’une cinquantaine de métaux est par définition destructeur avant même son utilisation : il doit ainsi être abandonné au plus vite. Dans tous les cas, il ne pourra bientôt plus être produit. D’après Frédéric Bordage, spécialiste des impacts environnementaux des technologies de l’information, « au rythme actuel, il nous reste moins de 30 ans de numérique devant nous ».
Au-delà des multiples enjeux évoqués qui font du numérique l’enjeu du XXIe siècle pour paraphraser le penseur de la technique Jacques Ellul, la numérisation de la société relève de la dignité humaine, de rapports de force politiques qui renouvèlent le colonialisme dans ses formes les plus brutales. Le numérique pose donc clairement des choix de civilisation avec en ligne de mire la question de la définition des besoins. 10 milliards de smartphones ont été produits en 10 ans : peut-on parler d’émancipation individuelle et collective ? Les injustices et les inégalités ont-elles diminué ?
Au contraire, le numérique a exacerbé toutes les destructions du capitalisme et se trouve désormais au coeur de la catastrophe écologique et de conflits meurtriers en Afrique centrale. Tout en sachant, d’après Michel Desmurget, à propos de l’exposition aux écrans, que « ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais dans l’histoire de l’humanité une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle ».
Pour conclure, ma proposition éducative ne consiste donc pas en une éducation par le numérique, mais en une éducation politique, permettant d’aborder avec des enfants et des jeunes, des élèves et des étudiants, des éléments d’histoire et d’économie, d’écologie et de géopolitique des matières premières, et d’entamer avec eux une réflexion sur cette civilisation de l’image et de l’écran invivable pour l’humanité et intenable pour la planète et, par ricochet, leur donner le goût de la déconnexion comme ces ados new-yorkais réunis au sein du « Luddite club ».
C’est la raison pour laquelle une perspective émancipatrice passera inévitablement par la politisation de l’instance technologique et un front politique contre les GAFAM et les États vassalisés par le numérique, impliquant d’organiser collectivement une désescalade technologique et une dénumérisation de la vie. En ce sens, on peut soutenir avec le philosophe Cornelius Castoriadis qu’une société qui « se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie » connaîtrait « une révolution totale sans précédent dans l’histoire ».