Surveillance made in France

Comment des sociétés françaises soutiennent la dictature égyptienne

En Egypte, le groupe Dassault, la société Nexa Technologies et une filiale de Thales ont vendu un système de surveillance de masse à la dictature d’Abdel Fattah Al-Sissi. Avec la bénédiction de l’Etat français.

Les messages de « bon anniversaire » affluent sur le téléphone d’Ahmed Alaa. Ce 1er octobre 2017, installé à l’arrière d’un taxi dans la petite ville de Damiette, en Egypte, l’étudiant, qui vient d’avoir 22 ans, distribue émojis et SMS à ses amis. Soudain, un homme frappe à sa vitre : « Ta carte d’identité ! » Des officiers en civil entourent le véhicule, talkie-walkie à la main, l’en sortent brutalement et l’embarquent dans leur fourgon. Destination inconnue. « La première seconde, j’ai cru à une blague, témoigne-t-il auprès de Disclose. Je ne pensais pas que je pourrais un jour me faire kidnapper comme ça, en pleine rue. » Il est incarcéré, sans autre forme de procès.

A l’époque, le régime reproche à Ahmed Alaa d’avoir posté sur Internet une photo de lui sous un drapeau arc-en-ciel, le symbole de la communauté LGBT, lors d’un concert de rock underground, au Caire, le 22 septembre. Un cliché devenu viral sur le Web égyptien qui lui vaut d’être accusé par le régime d’« immoralité » et d’appartenance à un « groupe illégal ». Après 90 jours de détention, il est libéré, physiquement et psychologiquement brisé. Il fait ses valises, fuit l’Egypte et s’exile à Toronto, au Canada, où Disclose l’a longuement rencontré.

Installé dans le salon d’amis réfugiés, comme lui, il se remémore les événements. Les médias officiels qui diffusent son visage en boucle à la télé, les menaces sur les réseaux sociaux, puis les quelques jours de clandestinité loin du Caire, où il se croyait à l’abri. « Quand la police m’a arrêté, j’ai vite compris que mon téléphone avait été mis sur écoute et que mon activité sur les réseaux sociaux avait été surveillée. Personne ne peut leur échapper… »

65 000 opposants en prison

Opposants politiques, journalistes, responsables d’ONG, homosexuels, grévistes… Depuis cinq ans, tous ceux qui ne pensent pas ou ne vivent pas selon les préceptes du régime militaire risquent la prison – près de 65 000 opposants croupiraient dans les geôles du régime, tandis que 3 000 autres auraient « disparu » après leur interpellation, selon le département d’Etat américain. Une répression sans précédent de la société civile égyptienne facilitée par un système de cybersurveillance massif installé par trois entreprises françaises, avec l’accord tacite des autorités.

La première, baptisée Nexa Technologies, est dirigée par les fondateurs d’Amesys, une société accusée d’avoir fourni du matériel de surveillance à la dictature de Mouammar Kadhafi, en Libye. La deuxième, Ercom-Suneris – filiale de Thalès depuis 2019 – est connue pour sécuriser l’un des téléphones portables d’Emmanuel Macron. La troisième n’est autre que Dassault Systèmes, la filiale technologique du poids lourd de l’armement tricolore et constructeur de l’avion Rafale.

« Nous déployons toujours nos solutions en pleine transparence et en contact avec les autorités et les services de renseignement Français »

Selon notre enquête, en partenariat avec le magazine Télérama, ces trois sociétés de technologies se sont retrouvées en 2014 autour d’un projet de surveillance hors norme de la population. Un équivalent égyptien de la NSA, version dictature : Nexa Technologies se charge d’installer un logiciel de surveillance d’Internet appelé « Cerebro » et Ercom-Suneris un dispositif d’écoutes téléphoniques et de géolocalisation du nom de  « Cortex Vortex ».

Dernière pièce de cet édifice d’espionnage massif, un moteur de recherche  ultra-puissant fabriqué par Dassault Système. Selon nos informations, Exalead, c’est son nom, doit permettre de relier les différentes bases de données entre elles pour le compte du MID, l’opaque service de renseignement militaire du régime.

Pour asseoir son pouvoir acquis par la force en juillet 2013, Abdel Fattah Al-Sissi peut compter sur deux alliés de poids. L’Etat français d’une part, l’un de ses principaux partenaires occidentaux, qui lui apporte un soutien diplomatique, militaire et commercial. Et les Emirats arabes unis d’autre part qui, selon nos informations, vont mettre 150 millions d’euros sur la table, en 2013, pour offrir au maréchal Sissi ce qui manque à son arsenal répressif : l’espionnage numérique. L’Etat du Golfe fait intervenir une filiale d’Etimad, le leader émirien de la cyberdéfense. C’est elle qui va offrir à la cybersurveillance « made in France » l’opportunité d’accéder au cœur du pouvoir, le ministère égyptien de la défense. « La commande de l’Etat égyptien nous est parvenue par l’intermédiaire d’une société émirati qui nous a contactés et nous a fait part de ce besoin », confirme par écrit la direction de Nexa Technologies, la première à entrer dans la danse.

La PME française a un avantage de taille : elle dispose depuis 2012 d’une branche commerciale basée aux Emirats, Advanced Middle East Systems. « Cette création a été faite dans la plus grande transparence d’information avec les services français », affirme encore Nexa Technologies. Le 24 mars 2014, ses dirigeants, Stéphane Salies et Olivier Bohbot, décrochent un contrat de 11,4 millions d’euros pour installer au Caire son logiciel phare : Cerebro. Selon un document confidentiel que Disclose s’est procuré, Cerebro serait capable « d’analyser les données pour comprendre les relations et le comportement des personnes suspectées, remonter dans le passé pour trouver des informations pertinentes dans plusieurs milliards de conversations enregistrées ». Le contrat prend le nom « Toblerone », en hommage au chocolat suisse en forme de pyramide.

Dans la foulée, Stéphane Salies, le PDG de Nexa, conseille aux Emiriens de recruter Ercom-Suneris. Banco. A l’été 2014, Pierre-Mayeul Badaire, le patron d’Ercom, signe un contrat pour près de 15 millions d’euros destiné à espionner les téléphones d’un bout à l’autre du Nil – au passage, il verse une commission de 250 000 euros à l’entremetteur, selon une facture du 10 octobre 2014 obtenue par Disclose.

Une fonctionnalité intéresse en particulier les militaires égyptiens : la géolocalisation en temps réel des personnes mises sous surveillance. « C’est comme dans un film d’espionnage, explique un ancien ingénieur d’Ercom, sous couvert d’anonymat. On arrive à géolocaliser une personne en triangulant la position des antennes relais sur lesquelles son téléphone s’est connecté, et ce même sans qu’il passe d’appels. » Un dispositif encore plus intrusif que celui de Nexa. Qu’en pense Thales, qui a racheté Ercom-Suneris en 2019 et dont l’Etat est actionnaire à 25,6 % ? Contacté, le groupe français n’a pas souhaité « répondre au questionnaire » envoyé par Disclose.

Selon nos informations, Dassault Systèmes, a été associé au projet au même moment que ses deux homologues. En tant que propriétaire d’Exalead, un moteur de recherche ultra-puissant, l’industriel était, semble-t-il, le partenaire idéal pour centraliser les millions d’informations collectées avec la base numérique des passeports et cartes d’identités des Egyptiens. Selon nos informations, des salariés de Dassault Systèmes ont fait le déplacement au Caire à cinq reprises, entre octobre 2015 et fin 2016, pour superviser l’installation d’Exalead. Des agents des services de renseignement égyptiens auraient également été formés à Paris. Sollicité, Dassault Systèmes n’a pas répondu à nos questions.

Pour s’assurer que tout fonctionne, la dictature ne lésine pas sur les moyens : data centers flambant neufs, ordinateurs Dell dernière génération, « méga serveurs » de l’américain DDN… A Alexandrie, les militaires font installer des composants électroniques sur les câbles sous-marins reliant le pays au réseau Internet afin de mieux le surveiller. Quant au centre de commandement de cette future « NSA égyptienne », il est installé au Caire, sur la base militaire d’Almaza, à moins de 5 km du palais présidentiel.

Approuvé par l’Etat

Pour avoir les coudées franches en Egypte, les experts de la cybersurveillance française ont dû demander l’aval de l’Etat et de son service de contrôle des biens à double usage (SBDU). Autrement dit, des technologies civiles qui pourraient être détournées à des fins militaires ou répressives. A l’instar de Cerebro et Cortex.

En juillet 2014, le SBDU, placé sous l’autorité d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, est sollicité par Nexa Technologies dans le cadre du contrat « Toblerone ». Selon la demande que Disclose s’est procurée, la société mentionne une « prestation de services [à l’Egypte] liée à la mise en œuvre d’un système d’interception légale IP dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la criminalité ». Le contrat comprend notamment 550 jours d’installation et 200 heures de formations.

Officiellement, c’est Advanced Middle East Systems, la filiale émiratie de Nexa qui vend le système. La maison mère n’assurerait que son déploiement. Le SBDU, manifestement rassuré, ne pousse pas plus loin l’examen du dossier. Le 10 octobre 2014, elle appose un tampon « non-soumis » en bas du document. En clair, le ministère de l’économie ne voit aucun problème au marché passé avec l’un des pays les plus répressifs au monde. Sollicité, le cabinet du ministre Bruno Le Maire a indiqué qu’il ne souhaitait pas communiquer sur ce sujet.

A l’automne 2014, c’est au tour de la société Ercom-Suneris de demander l’accord de l’Etat pour exporter son système d’écoute : tampon « favorable ».

« Complicité d’acte de torture »

« Si l’Etat français avait eu le moindre doute sur la fourniture de [Cerebro] à l’Etat égyptien, il aurait refusé l’exportation de la technologie et se serait opposé à la vente », justifie aujourd’hui la direction de Nexa Technologies. A l’heure où nous écrivons ces lignes, seule Nexa a accepté de répondre aux questions soulevées par notre enquête.

La raison de cette prise de parole inédite est à chercher du côté du pôle crimes contre l’humanité du parquet de Paris : depuis 2017, à la suite des révélations de notre partenaire, la justice a ouvert une information judiciaire contre Nexa et ses dirigeants. Le 17 juin 2021,  Stéphane Salies et Olivier Bohbot ont été mis en examen pour « complicité d’acte de torture et disparition forcées », en Libye et Egypte. Quant à Nexa Technologies, elle a été, selon nos informations, mise en examen le 12 octobre pour « complicité d’acte de tortures et de disparitions forcées en Égypte entre 2014 et 2021 ».

Dassault Systèmes et Ercom-Suneris, eux, ont donc opté pour la stratégie du silence.

https://egypt-papers.disclose.ngo/fr/chapter/surveillance-dassault