Reportage à Green Bank

« Prison dorée » pour les EHS

En Virginie-Occidentale, une « zone blanche » de la taille de la Belgique abrite l’un des centres d’observation spatiale les plus sophistiqués au monde.

L’absence de réseau téléphonique dans les parages a attiré une communauté de « sensibles » fuyant les ondes. Mais le Wi-Fi n’est jamais loin… Reportage à Green Bank, dans ce coin perdu de l’Amérique rurale – article initialement publié dans le magazine n°42 d’Usbek & Rica paru à l’hiver 2024.

Pour arriver jusqu’au village de Green Bank, mieux vaut aimer rouler en zigzag et sans GPS. Il faut suivre un interminable ruban d’asphalte qui serpente de vallée en vallée, sous les forêts froissées de Virginie-Occidentale. « Wild and wonderful », plastronnent les plaques d’immatriculation des voitures locales. Sauvage, cet État enclavé, à cinq heures de route de New York, l’est assurément : les Appalaches, la chaîne de montagnes qui dentelle le Nord-Est américain, recouvrent l’intégralité de son territoire. Merveilleux, il l’est aussi pour le touriste de passage, avec ses plaines peuplées de chevreuils dès que le soleil flirte avec la ligne d’horizon.

Green Bank, que l’on découvre après être passé devant de nombreuses fermes rouillées et presque autant d’églises baptistes, n’abrite pas que des tracteurs. Au-dessus des collines du comté, où sèchent les bottes de foin, surgit soudain une gigantesque silhouette blanche. Un télescope, plus haut que les arbres. L’engin surplombe le Green Bank Observatory, un centre de recherches spatiales établi depuis 1958 à la sortie du bourg. C’est l’épicentre de la « National Radio Quiet Zone », un bout d’Amérique de la taille de la Belgique, où le réseau téléphonique ne passe pas. Aucune tour cellulaire ne se dresse dans un rayon de dix miles (seize kilomètres). 

En cause : une « loi sur le zonage de l’astronomie » qui interdit l’exploitation du moindre appareil électronique émetteur d’ondes à proximité du télescope. Ce dispositif de protection fédérale, unique en son genre, permet aux chercheurs d’étudier le bruit des étoiles sans être dérangé par celui des ondes. Heureusement que le chant des criquets, lui, ne couvre pas celui des planètes : il emplit la « zone silencieuse » de jour comme de nuit.

Refuge des « sensibles »

« Green Bank est une belle prison dorée », concède Lia Langston depuis son jardin où s’ébrouent quatre goldens retrievers. La septuagénaire aux clavicules saillantes ne se risque jamais au-delà du cœur de la zone blanche : sa santé s’est dégradée il y a trois ans et demi, quelques mois après sa retraite. « Mon sang était devenu noir », se souvient celle qui vivait alors à Lincoln, dans le Nebraska, à 1 700 kilomètres d’ici. 

Pour Lia, le début des galères a coïncidé avec le jour de la mise en service d’une seconde antenne-relais dans son voisinage : « Quand je m’en approchais, j’avais du mal à respirer, comme si un éléphant s’asseyait sur ma poitrine. » Le diagnostic de son neurologiste tombe, implacable : « Vos organes vont cesser de fonctionner l’un après l’autre jusqu’à ce que vous finissiez par mourir. » Son état est alors si critique que Lia ne quitte plus le sous-sol de sa maison, par crainte d’être exposée aux ondes. « Alors, j’ai tout laissé derrière moi et je suis venue à Green Bank », glisse-t-elle dans un sourire.

Des récits comme celui de Lia Langston, il en existe d’autres dans ce coin de Virginie-Occidentale, où la densité de population est l’une des plus faibles du pays à l’est du fleuve Mississipi. Plus d’une centaine de personnes souffrant d’électrohypersensibilité (EHS) ont refait leur vie ici. Des « sensibles » – c’est ainsi qu’ils s’appellent entre eux – qui se disent affectés par la 5G, le Wi-Fi sans fil ou le courant électrique domestique. 

Tous relatent des douleurs handicapantes dès lors qu’ils s’aventurent dans la « soupe », surnom donné au monde extérieur gorgé d’ondes. Nausées, bourdonnements dans les oreilles, palpitations violentes, douleurs nerveuses ou crâniennes… « On se sent comme dans un four micro-ondes, avec l’impression qu’on va exploser », atteste Neil Jensen, 36 ans, qui vivait à Orlando jusqu’à la multiplication des symptômes. Son nez ne s’est arrêté de saigner qu’après son exil à Green Bank. 

Le jeune homme flegmatique habite avec sa mère dans une maison posée en bordure du village, au milieu des herbes folles. L’un comme l’autre, s’ils préfèrent s’attarder sur les bons côtés de cette colocation rurale, confient qu’ils aimeraient mieux une « vie normale ». Pas facile de rencontrer du monde lorsqu’il est impensable d’utiliser son ordinateur sans porter de gants, ou qu’une sortie cinéma nécessite d’organiser toute sa semaine en conséquence… « Dès que je reviens de la ville, je suis grillé, malade, et j’ai du mal à dormir », assure Neil.

Un lien de cause à effet que refuse pourtant de faire l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « Il n’existe aucune base scientifique permettant de lier les symptômes de l’électrosensibilité à une exposition aux champs électromagnétiques », peut-on lire sur le site de l’institution. « Les électrosensibles ont de vrais symptômes et se sentent mal », reconnaît le bio-ingénieur Kenneth Foster, professeur émérite à l’université de Pennsylvanie. Mais une centaine de tests ont été réalisés à ce jour « sans qu’aucun cobaye électrosensible, lorsqu’il y était confronté, ne puisse confirmer la présence d’ondes autour de lui. » Pour ce chercheur membre du Comité international sur la sécurité électromagnétique (ICES), l’électrohypersensibilité se présente donc comme « un autodiagnostic livré avec une grosse composante psychologique, que les électrosensibles rejettent ».

« Communauté réplicable »

Pour les « sensibles » de Green Bank, la situation est d’autant plus compliquée que l’épicentre de la National Radio Quiet Zone n’est plus vraiment un eldorado préservé des ondes. « Quand on souffre d’EHS et qu’on s’installe à Green Bank, il faut être très diplomate », lance Kathryn Stauffer. La sexagénaire aux cheveux argentés, qui a déménagé dans la région en 2017, l’année suivant l’apparition de ses premiers symptômes, est soulagée que ses voisins aient été compréhensifs lorsqu’elle leur a suggéré d’acheter un sac de protection pour recouvrir leur boîtier Wi-Fi. « Dans ces moments-là, on a l’impression d’être regardée comme si on avait trois cornes sur la tête », rigole tristement la femme au chemisier rose.

Par ailleurs, l’offre locative autour de l’observatoire est réduite comme peau de chagrin, la pénurie de logements s’étant accentuée avec la crise du coronavirus et l’exode des classes moyennes vers la campagne. Il n’est plus rare que des électrosensibles fraîchement arrivés campent dans la région à partir du printemps et tentent de trouver un abri jusqu’à ce que l’automne, et l’arrivée du froid, ne chasse les moins chanceux. 

« J’ai déjà vu des gens dormir dans leur voiture par -13° C », raconte Kathryn Stauffer en roulant ses grands yeux noisette. Pour cette raison, elle a fondé Safe Home, une association à but non lucratif qui réfléchit à l’amélioration de l’accueil des nouveaux « sensibles » dans la région. « Nous encourageons les investisseurs à rénover et construire des logements pour les personnes EHS. Et à long terme, nous aimerions être un modèle de communauté réplicable, permettant de prouver qu’on peut vivre sans réseau. »

Se serrer les coudes est en effet une priorité pour ces autoproclamés « réfugiés ». Sur la terrasse en bois de Neil Jensen, six chats louvoient entre les plantes et les invités. Ces derniers, tous membres du bureau de l’association, insistent : s’ils le pouvaient, ils vivraient ailleurs. « L’état des services de santé est déplorable, les OGM sont rois, le taux d’obésité est galopant, et celui de la scolarisation frôle les 50 %… » Quand on demande aux EHS s’ils ont gardé des liens avec leur vie d’avant, ils acquiescent mollement : « Oui, ça va », murmure-t-on. Certaines familles sont compréhensives, d’autres non. 

Côté politique, le soutien de Robert F. Kennedy Junior représente un espoir. Le neveu de l’ancien président américain, démocrate indépendant, est candidat à la présidentielle de 2024. Défenseur de l’environnement, il flirte pourtant avec les sphères complotistes antivax. Mais à Green Bank, on préfère se souvenir du procès que l’ancien avocat a gagné contre la Commission fédérale des communications, une agence indépendante du gouvernement des États-Unis, qui n’a pas su démontrer que l’utilisation du Wi-Fi sans fil ne présentait pas de risques pour la santé.

« Trop d’ondes parasites »

Les EHS ne sont pas les seuls à se plaindre des ondes. Sur le campus de l’observatoire de Green Bank aussi, on ne goûte guère aux envies de connexion de plus en plus prononcées du voisinage.

Là-bas, derrière des labos modernes tapissés de baies vitrées, le tarmac file entre les sapins vers des pelouses rases ponctuées de télescopes. À l’ombre de ces bijoux de technologie ruminent des biches, indifférentes aux touristes et aux chercheurs. « Le choix de cet emplacement isolé permet à nos astronomes de voir des lumières trop froides pour être perçues à l’œil nu », s’enthousiasme Angela Damary, responsable de la visite. Dans ses lunettes de soleil se reflète la plus grosse structure mobile du monde : le télescope Robert C. Byrd mesure 147 mètres et pèse près de 8 000 tonnes. Un mastodonte sensible, donc, aux émissions des téléphones portables, qui a notamment permis en 1974 de détecter un trou noir dans la Voie lactée, et de confirmer la présence d’ondes gravitationnelles de basse fréquence dans le cosmos. Autre chantier de l’énormissime récepteur : le programme SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence), qui vise à détecter la présence d’autres civilisations avancées dans le système solaire.

L’observatoire de Green Bank abrite plusieurs télescopes. L’un d’entre eux est la plus grande structure mobile jamais construite. © Thomas Picotte-Lavoie

Or le travail de la petite centaine de salariés qui gravite autour du télescope est bouleversé par l’arrivée d’un intrus, qui ravit les autres habitants du bled le plus paumé de Virginie-Occidentale. Comme dans le reste du pays, les autochtones ont succombé à l’appel d’Internet, et les foyers sont désormais connectés au Wi-Fi. « Il nous arrive de manquer des signaux à cause de cela, explique Angela Damary, les dents serrées. Nous ne pouvons plus étudier certaines parties du spectre électromagnétique, car le village émet désormais trop d’ondes parasites. » Une tuile pour les astronomes comme pour les électrosensibles, donc.

Mosaïque d’Amérique

Green Bank s’étend sur le comté de Pocahontas. Celui-ci aurait jadis abrité une secte sexuelle, accueilli un tueur suprémaciste blanc et ses projets néonazis, et attiré une communauté hippie prônant un retour aux sources. Aujourd’hui, les activités autour du télescope sont une locomotive économique pour la région, bien qu’ingénieurs et agriculteurs se mélangent rarement. « C’est l’un des plus grands centres scientifiques du monde, au milieu de l’une des régions les plus pauvres du pays, décrit Ned Dougherty. Pourtant, beaucoup de gamins d’ici n’ont jamais visité l’observatoire », déplore l’enseignant, basé à Green Bank, qui rêve que l’un de ses élèves devienne le prochain grand écrivain des Appalaches. L’homme à la voix feutrée, qui vient de fêter ses quarante ans, a quitté Taos, au Nouveau-Mexique, pour suivre sa compagne née dans les parages. Elle voulait vivre avec ses sœurs ; toutes sont revenues avec leurs familles respectives en Virginie-Occidentale sur l’ultime conseil de leur mère, morte avant d’avoir pu elle-même faire le voyage.

La maison victorienne où se déploie leur petite tribu est adossée à la colline derrière laquelle se dressent les télescopes ; le jardin, embaumé de pin frais, déborde de meubles sortis du garage pour un grand nettoyage estival. « Vivre de cette manière, c’est le passé et le futur à la fois », croit Mary Becker, la conjointe de Ned Dougherty. Elle est persuadée des bienfaits d’une communauté multigénérationnelle, lui profite de cette retraite campagnarde pour avancer dans ses projets d’écriture. « Je n’ai jamais autant gratté que depuis notre installation », se félicite le jeune père, avant de nuancer son propos : « Je dois cela au manque de vie sociale. Mais je reste accro aux écrans, notre maison est entièrement connectée au Wi-Fi… »

Illinois, Californie, Floride, Michigan, Géorgie… Des accents des quatre coins des États-Unis se mélangent fortuitement au supermarché ou à la bibliothèque de Green Bank, villégiature paysanne devenue mosaïque de l’Amérique. De quoi faire sourire Mary Becker, pour qui ce minuscule coin de Virginie-Occidentale est toujours nappé de souvenirs lénifiants. « Qui aurait pu penser qu’une si petite ville connaîtrait un tel destin? »

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