Pièces et Mains d’œuvre et l’oppression numérique

Un entretien avec le mensuel L’Age de faire

Cet entretien conclut un dossier de huit pages consacré à l’oppression numérique, c’est-à-dire aux manifestations de la société de contrainte sur lesquelles nous enquêtons depuis 2001. Ainsi le téléphone portable, alias smartphone, instrument d’aliénation, de surveillance et de destruction massive (Cf. Le téléphone portable, gadget de destruction massive, éditions L’Echappée, 2008) ; les puces communicantes RFID et la police totale qui infestent rapidement tous les objets fabriqués et tous les êtres vivants afin de les tracer – animaux domestiques (chiens, chats, moutons), objets et papiers personnels, et maintenant de plus en plus d’humains eux-mêmes, notamment des salariés (Cf. RFID : la police totale. Puces intelligentes et mouchardage électronique, L’Echappée, 2008). Et puis Linky, le capteur communicant d’Enedis, autant destiné à aspirer les données de 35 millions de foyers qu’à réguler de manière autoritaire leur consommation d’électricité. Internet, big data, algorithmes, IA, etc. Et mon tout est un homme-machine dans une maison-machine dans une ville-machine dans un monde-machine. Un emboîtement de machines intégrées les unes dans les autres, en vue d’un fonctionnement optimal.

Cette machinerie – machination -, nous l’avons dénoncée en 2008 : « « La société de contrôle, nous l’avons dépassée ; la société de surveillance, nous y sommes ; la société de contrainte, nous y entrons. » Voyez le chapitre intitulé « Le Pancraticon, ou l’invention de la société de contrainte », en conclusion de Terreur et possession, notre enquête sur la police des populations à l’ère technologique (L’Echappée, 2008).

Par « police », il faut entendre ce que le dictionnaire définit comme « l’organisation rationnelle de l’ordre public, dans un groupe social » (Robert), et qui va bien au-delà de ce qui est souvent nommé de façon évasive comme « gestion ». Ce Pancraticon, cette police machinale et toute-puissante, c’est « l’organisation rationnelle » de la société que Saint-Simon (1760-1825) et Engels (1820-1895) appelaient jadis de leurs vœux dans une formule célèbre et saisissante : « Remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». On peut dire aussi techno-totalitarisme. Il revenait à Norbert Wiener (1894-1964) et à la cybernétique de concevoir et d’implémenter l’infrastructure matérielle de cette « machine à gouverner » (Le Monde, 1948). C’est fait.

Si la critique de la déshumanisation s’est diffusée, notamment dans le mouvement de refus des capteurs communicants, elle ne fait que suivre le progrès de la déshumanisation. Où il s’avère une fois de plus qu’anticiper la techno-trajectoire ne suffit pas à l’enrayer. Notre critique de la « ville intelligente » et de la « planète intelligente », à l’époque où IBM en testait les connexions, a éveillé l’intérêt d’auteurs de fictions « d’anticipation », qui y ont pompé des scénarii ; moins celui des militants ou des cercles supposés soucieux des libertés et des droits humains. Comme si déléguer nos vies et nos villes au système cybernétique ne menaçait ni les unes ni les autres. Comme si l’invasion technologique n’était pas une question politique.

La « ville intelligente » n’est plus un business plan d’IBM, mais le programme du prochain mandat de n’importe quel maire de métropole, de ville moyenne sinistrée, de smart village et de smart territoire (sic). D’où la 5G, l’Internet des Objets, l’électrification et la numérisation de la moindre parcelle de vie. Ne reste plus qu’à transformer les hommes en choses. C’est à quoi s’affaire désormais la société de contrainte, de multiples manières évoquées dans L’Age de faire.

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Entretien avec L’Âge de Faire mai 2019

L’Âge de Faire : Cela fait de nombreuses années que vous alertez sur « l’enfer vert » et les dangers de la Smart City. J’ai l’impression – mais c’est à vous de me dire – que la prise de conscience a pris une certaine ampleur grâce, ou à cause, de l’arrivée du Linky.

Avez-vous ressenti cela ? Et comment l’expliquez-vous ? Est-ce qu’on peut dire que Linky, présenté comme « la première pierre des smart grids », a finalement mis à jour aux yeux du grand public un projet global de société, celui des villes intelligentes et tout ce qui va avec ?

PMO : L’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine : c’est ainsi que nous avons résumé, depuis vingt ans, la trajectoire de l’emballement technologique. D’une part le projet transhumaniste d’automachination de l’humain, d’autre part la « planète intelligente » et ses déclinaisons, objets connectés, big data, smart city, smart home, etc. Les deux sont liés, par l’interface électronique des individus avec leur « technotope » : le smartphone, clé d’accès aux services urbains, administratifs, de santé, de consommation, laissera sans doute la place à des dispositifs incorporés – plus « pratiques ». Le tout, désormais, sous la bannière promotionnelle de la « transition écologique », en fait une transition numérique liberticide qui n’a rien d’écologique : l’Enfer Vert.

Quand nous expliquions le projet de « planète intelligente » conçu par IBM à la fin des années 2000, en prenant pour exemple l’arrivée imminente de compteurs d’électricité communicants, on nous écoutait avec circonspection. Cela semblait improbable, ou trop abstrait. Comme souvent, il a fallu que Linky soit déployé pour qu’une part de l’opinion s’y oppose. C’est ainsi que les mouvements d’opposition réagissent au lieu d’anticiper, perdent le bénéfice de l’avance et la force de l’élan. Mais c’est la règle : avant, on n’en est pas là, après on n’en est plus là. Nous avons été les premiers heureusement surpris du mouvement de refus des capteurs communicants, de son ampleur et de sa teneur.

Cependant nous peinons à faire comprendre pourquoi, à nos yeux, le vrai sujet de Linky, c’est la « ville intelligente » et le pilotage centralisé de nos villes et de nos vies par la machinerie cybernétique. Il est plus facile de s’inquiéter pour sa santé, sa facture et la sécurité de son installation électrique (des questions pertinentes, mais qui n’ont rien de spécifique).

Si le thème de la « ville intelligente » progresse au sein du mouvement anti-Linky, nous ne sommes pas certains qu’il touche le « grand public ». Ceci dit, Linky est un bon « objet pédagogique pour une leçon politique » (voir infra) : on tire sur le fil et on aboutit aussi bien à l’invention de la Houille blanche qu’au nucléaire et au tout-connecté. À partir de cet objet insignifiant qu’est un compteur, on peut démonter la société électrique et numérique, en faire l’histoire, en décrypter les enjeux économiques, politiques, sociaux, et réfléchir sur les raisons et moyens de s’en affranchir.

L’AdF : Quels sont les deux ou trois principaux griefs que vous faites aux villes intelligentes ?

PMO : La ville « intelligente », ou ville-machine, est le produit du numérique et de la densification – provoquée – des populations urbaines (la « métropolisation »). Elle réalise, au sens propre, le projet cybernétique – de kuber en grec, qui signifie « pilote ». Il s’agit d’éliminer l’humain de la prise de décision, individuelle ou collective, en le remplaçant par le pilotage centralisé et automatisé de la vie urbaine, dans laquelle nous sommes traités comme des flux et des stocks. Ce projet est rendu possible par l’interconnexion de tous les objets connectés (smartphones, GPS, tablettes, etc), des capteurs et des puces RFID disséminés dans le mobilier et l’environnement urbains, des réseaux (smartgrids), des systèmes de billettiques des transports, des caméras de vidéosurveillance avec ou sans reconnaissance faciale et lecture de plaques d’immatriculation, le tout supervisé par une cyber-tour de contrôle.

Laquelle peut accélérer ou ralentir les flux (y compris votre propre rythme de marche dans une station de métro1), les orienter dans telle direction, déclencher des dispositifs (éclairage, feux de signalisation, ouverture/fermeture de stations de métro), parmi d’autres automatismes, en fonction des données collectées massivement et analysées et en temps réel (le nombre de smartphones détectés dans telle rue, ou le temps d’évacuation d’un quai de gare, par exemple).

Cette description révulse tout être humain sensible et attaché à la liberté, à une certaine aisance de la vie quotidienne – c’est-à-dire de moins en moins de gens. De même que les algorithmes d’Amazon influencent vos choix de lecture, ou que Facebook enferme ses membres dans des cercles d’intérêt limités, détruisant toute initiative ou découverte impromptue d’autre chose, la ville « intelligente » nous prive de notre libre arbitre de façon insidieuse. Au motif de tout rationaliser, elle tend à éliminer l’imprévu, le hasard, ce qui fait le sel de la vie. Chacun constate à quel point déjà ces systèmes, présentés comme plus pratiques, compliquent à l’inverse toute démarche. C’est que la débrouille, l’improvisation et le lien humain en sont exclus. Plus d’arrangements ni de souplesse. Essayez de négocier avec l’automate de la SNCF, ou avec la plateforme Linky.

Comme dans la voiture autonome, nous sommes sommés de devenir les passagers de notre propre vie. L’humain, c’est l’erreur, et le monde-machine ne tolère pas d’erreurs.

L’AdF : Ce que vous expliquez très bien à travers vos textes, c’est que cette orientation vers les smart cities et le monde ultra-connecté n’a jamais été discutée démocratiquement. Cela se met pourtant en place… Est-ce que la lutte contre Linky est aussi une lutte pour plus de démocratie ?

PMO : Que Linky soit un objet connecté imposé, à domicile qui plus est, renforce l’opposition qu’il suscite. Beaucoup de gens détestent cette intrusion forcée. À cette occasion, ils prennent conscience de ce que nous appelons le techno-totalitarisme. Nulle loi ne vous contraint à acheter un téléphone portable ou un ordinateur, cependant votre vie se complique, au point de devenir presque impossible, si vous ne vous soumettez pas aux technologies de votre époque. À moins de renoncer à toute vie sociale et notamment à la recherche d’un emploi. Non seulement chacun est contraint de s’adapter, mais en outre, nulle délibération collective n’a décidé de telle innovation. Il est entendu que l’histoire, c’est l’histoire du progrès, et qu’on n’arrête pas plus l’une que l’autre. Le « progrès » considéré du seul point de vue techno-scientifique, et non humain ou social, est déterminé par ceux qui maîtrisent les moyens/machines (en grec, « mêkhanè ») de la puissance : les experts, ou plutôt les technocrates. Le gouvernement de l’expertise est l’inverse de la démocratie. Il s’agit suivant le mot de Saint-Simon (1760-1825) de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Il n’y a pas de doute, l’opposition à Linky et aux capteurs communicants est un mouvement démocratique et « anthropologiste ».

L’AdF : Pensez-vous que l’opinion, alertée grâce à Linky, va étendre sa lutte au-delà du compteur et refuser plus globalement, ce projet de « monde intelligent » ?

PMO : Nul ne peut prévoir les effets d’une révolte d’opinion. Elle peut être aussi bien l’étincelle qui met le feu à la plaine, qu’un feu de paille. Mais dans tous les cas, celle-ci élargit la conscience de la déshumanisation et de la machinisation qui en est le corollaire. Elle prépare au minimum les conditions d’un mouvement plus large et plus radical. Il faut pour cela que les éléments les plus actifs et les plus radicaux du mouvement anti-Linky creusent leur critique du projet de société sous-jacent aux compteurs communicants ; et qu’ils soient capables de partager cette critique avec l’ensemble de la société. Parmi les perspectives figurent la question des objets connectés, celle de la 5G et au-delà, tout bonnement, la société électrique qui à elle seule mérite une enquête complète de ses origines à nos jours.

Il n’y aura pas de « planète intelligente » sans la 5G. Celle-ci permet l’interconnexion générale, le déploiement des voitures autonomes (électro-nucléaires) et des milliards d’objets connectés entre eux et à Internet, censés fonctionner à notre place. La seule critique des nuisances sanitaires de la 5G, quoique justifiée, laisse intact ce projet de monde-machine.

Tout ce que demandent les hommes-machines, c’est qu’on ne leur fasse pas de mal. Ce que nous voulons nous, c’est ne pas devenir des hommes-machines. C’est donc d’un point de vue politique et anthropologique qu’il faut attaquer cette question politique et anthropologique.

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Lire aussi :
Le portable, gadget de destruction massive
Le Pancraticon, ou l’invention de la société de contrainte
La collection Négatif aux éditions L’Echappée (ici)
RFID, la police totale (le livre et le film)
IBM et l’industrie de la contrainte (et Pièce détachée n°50)
Des moutons et des hommes, Pièce détachée n°33