Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?

Un article de la revue Terrestres

Le 13 mars 2019, dans l’émission « Du grain à moudre » sur France Culture, Hervé Gardette reçoit trois chercheurs pour répondre à une question a priori peu subversive : « La 5G va-t-elle nous simplifier la vie ? ». Après quelques échanges initiaux sur l’état actuel des réseaux et les enjeuxindustriels de ce projet d’intensification des ondes de téléphonie mobile, le journaliste donne un tour assez inattendu à l’entretien : « Est-ce que selon vous la question de l’utilité est suffisammentposée ? On nous vend une société qui va être structurée différemment par ça, [du coup], est-cequ’on a la possibilité de dire – mettons, la société française – nous, on préfère ne pas faire le choix de la 5G, parce qu’au regard des gains et des pertes, on préfère rester là où on en est ? Ou bien, est-ce qu’une telle question est inenvisageable ? »

Pierre-Jean Benghouzi, professeur à l’École polytechnique (et ancien membre de l’Autorité derégulation des communications et des postes, l’Arcep), légèrement surpris, commence par répondre : « Non, elle n’est pas inenvisageable ». Hervé Gardette insiste alors : « Donc, on peut dire : non, on n’y va pas ». Benghouzi corrige le tir : « Non, on ne peut pas… » Quelques instants plus tard, une autre intervenante, la sémiologue Laurence Allard, répond de manière très différente :« La réponse peut être donnée par la terre elle-même, par la planète, qui peut à sa façon dire non.

Parce que ce scénario sociotechnique, consistant à connecter tous les objets, à multiplier les data-centers, à extraire encore plus de métaux rares, est assez improbable en termes environnementaux ». Et de souligner le lien entre notre mode de vie hyper-connecté et le réchauffement climatique.

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La critique explicite des effets sociaux et politiques des TIC était, jusqu’à il y a peu, cantonnée aux partisans de la décroissance. Elle se diffuse désormais au-delà, comme en témoigne le refus assez large des compteurs Linky dans la population, et plus récemment la crispation autour de la 5G. On n’en est peut-être pas encore au point de rejet suscité dans le passé par le programme électronucléaire ou les OGM ; mais une conscience partagée que l’informatisation du monde pose des problèmes politiques graves prend forme, malgré la puissance des habitudes de chacun en matière de connexion à sa tribu et au réseau mondial.

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Je vais ici m’attarder sur quelques raisons qui devraient faire apparaître une telle opposition comme non seulement sensée, mais également indispensable. Notre dépendance aux écrans, et la réduction concomitante de nos vies à un stock d’informations, posent en effet au minimum quatre problèmes politiques majeurs : les entreprises accroissent considérablement leur emprise sur nous ; le pouvoir social a tendance à se concentrer de manière extraordinaire ; le travail est plus facilement exploité par le capital ; la catastrophe écologique en cours est nettement aggravée par la croissance exponentielle des technologies prétendument « immatérielles ».

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Shoshana Zuboff tourne donc complètement casaque. Elle valide toutes les alarmes lancées au fil des deux décennies écoulées par ceux qui ne voyaient pas dans l’informatisation une promesse de liberté. Elle retrace par le menu les évolutions qui ont fait du World Wide Web le terrain d’un conditionnement sans précédent des individus : le tournant lucratif de Google en 2003, qui intègre le profilage des utilisateurs du moteur de recherche « à des fins de publicité ciblée » ; le passaged’une cadre de haut niveau de Google, Sheryl Sandberg, chez Facebook, en 2008, où elle importe les dites méthodes de profilage ; la mise en place de dispositifs d’espionnage de nos habitudes surles pages du web aussi bien que dans l’électronique des voitures ; l’apparition des objets connectés ; le lancement du jeu Pokemon Go en 2016 par un ancien de Google Maps, où les chasseurs de Pokemon sont « téléguidés » dans l’espace urbain pour les amener notamment dans des enseignes qui ont payé pour faire partie du jeu…

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Ainsi, c’est l’informatisation et la mise en réseau des places boursières du monde entier qui a permis l’émergence à partir des années 1970 d’un marché planétaire unifié des capitaux, ouvert 24 heures sur 24, et sur lequel les investisseurs peuvent déplacer leurs fonds d’un simple clic, des milliers de fois par jours. L’explosion vertigineuse des transactions financières, la montée en puissance des investisseurs institutionnels, ne sont pas seulement le résultat de décisions politiques, elles sont sous-tendues par une évolution technologique brutale et permanente. Qu’on en juge plutôt : « après la Seconde Guerre mondiale, un titre appartenait à son propriétaire pendant quatre ans. En 2000, ce délai était de huit mois. Puis de deux mois en 2008. En 2013, un titre boursier change de propriétaire toutes les 25 secondes en moyenne, mais il peut tout aussi bien changer demain en quelques millisecondes. » Cette vitesse ne ressort plus simplement d’une informatisation des transactions mais d’une véritable automatisation : ce sont désormais plus de 70 % des échanges boursiers qui sont réalisés par des algorithmes ! Derrière les programmes d’austérité budgétaire imposés aux gouvernements par les marchés, derrière les exigences de rentabilité des actionnaires qui provoquent une mise sous pression extrême des salariés, voire des licenciements boursiers, il y a sans nul doute des acteurs qui défendent des intérêts ; mais il y a aussi la puissance de calcul et de transmission des ordinateurs, des réseaux et des logiciels, qui donnent concrètement leur (surplus de) pouvoir à ces acteurs.

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De même, le rôle des TIC dans la possibilité qu’ont les patrons, depuis la fin du XXe siècle, de déplacer les différents segments de leur production à l’endroit du monde où les coûts salariaux, le niveau de protection sociale et de combativité ouvrière, sont optimaux pour eux –ce rôle est rarement souligné à sa juste mesure. De nos jours, un groupe industriel peut avoir sa direction à Londres, des centres de recherche à Munich et Sophia-Antipolis, des usines affiliées en Turquie ou en Tunisie, des pièces de haute précision fabriquées par des PME mises en concurrence entre elles dans le Nord de l’Italie, l’agence de marketing à Chicago, le centre d’appels pour la hotline à Bombay et les fiches de paie éditées en Pologne. Plus besoin de ces grandes concentrations de main-d’œuvre comme on en voyait fréquemment dans les années 1960-70, où la conscience et l’organisation des travailleurs avaient un temps effrayé les élites économiques d’Italie, de France ou d’Angleterre : aujourd’hui, l’informatique permet de gérer de manière efficace une chaîne de production décentralisée, faites d’établissements, de filiales ou de sous-traitants dispersés aux quatre coins d’un pays et du monde. Dans cette firme néo-libérale du XXIe siècle, les TIC ont donné une nouvelle vie au taylorisme et à la bureaucratie, comme permettaient de l’anticiper il y a vingt ans les travaux de Guillaume Duval ou Danièle Linhart. Elles jouent aussi un rôle essentiel dans l’imposition des méthodes de gestion du privé au secteur public, et dans la destruction de l’éthique du travail que ressentent de nombreux salariés des hôpitaux, des services sociaux, de la SNCF ou de l’Éducation nationale. « [L’informatique] prend du temps et de l’attention au travail vivant, en démultipliant les tâches administratives, déclarent ainsi dans leur plate-forme les travailleurs fédérés au sein du réseau de résistance au management, Écran total. Elle nous oblige à saisir des données. Elle produit ensuite des statistiques et des algorithmes pour découper, standardiser et contrôler le travail. (…) Le savoir-faire est confisqué, le métier devient application machinale de protocoles déposés dans des logiciels par des experts », et tout cela les empêche de traiter les usagers de manière professionnelle, ou simplement, humaine.

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« Comme leur nom ne l’indique pas, les terres rares sont moins rares que difficiles à extraire. (…) La séparation et le raffinage de ces éléments naturellement agglomérés avec d’autres minerais, souvent radioactifs, impliquent une longue série de procédés nécessitant une grande quantité d’énergie et de substances chimiques : plusieurs phases de broyage, d’attaque aux acides, de chloration, d’extraction par solvant, de précipitation sélective et de dissolution. (…) Stockés à proximité des fosses minières, les stériles, ces immenses volumes de roches extraits pour accéder aux zones plus concentrées en minerais, génèrent souvent des dégagements sulfurés qui drainent les métaux lourds contenus dans les roches, et les font migrer vers les cours d’eau (…) La quantité d’énergie nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représenterait 8 à 10 % del’énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’industrie minière un acteur majeur du réchauffement climatique. »

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Dans le cas de l’informatique, compte tenu du déferlement que nous vivons depuis plusieurs décennies, transformer consciemment les choses nécessite pour commencer un freinage, unedécélération. Il s’agirait d’introduire de la contingence et de la délibération dans une trajectoire jusqu’ici exclusivement définie par l’intérêt marchand et l’idéologie du « toujours plus, toujours plus vite ». Il nous semble que c’est le sens de l’action des nombreux groupes opposés à la pose des compteurs Linky à travers la France, dont toute une partie est désormais en train d’englober la 5G dans leur périmètre de réflexion et de contestation : ces milliers de citoyens sentent qu’il y a quelque chose de problématique dans l’accumulation même des technologies, la vitesse à laquelle elles transforment leurs vies sans qu’existe jamais le moindre espace socio-politique où leur nécessité, leurs effets à long terme, le rythme et les conditions de leur développement puissent être discutés – réellement discutés. Tels des zadistes, ils réclament donc que certains grands projetsindustriels soient mis en pause, pour que l’ensemble de la société puisse s’informer et réfléchir à ce qui est souhaitable et à ce qui ne l’est pas. Or, pour toute une partie du camp progressiste,l’opportunité d’une telle mise en question reste peu évidente. S’interroger sur la nécessité de l’innovation permanente, voire remettre en cause l’usage de technologies déjà existantes, n’est-il pas vain ou secondaire, tant que nous vivons sous un régime de propriété lucrative, de concurrence et de profit privé ? Cela ne risque-t-il pas même de brouiller le débat politique, de détourner de précieuses énergies de la lutte prioritaire pour la redistribution économique et le changement desrapports sociaux ? À ces objections classiques, nous répondons que la technologie fait partie des rapports sociaux : elle contribue à les façonner ; elle a un impact sur le degré d’exploitation des salariés, sur la forme que prend la vie quotidienne, sur les possibilités de révolte qui sont laissées aux dominés. Vouloir changer les techniques en usage dans le sens de plus d’autonomie et de démocratie s’inscrit donc tout à fait légitimement dans un projet d’émancipation sociale, comme le soulignait Herbert Marcuse dès 1964 :

Le capitalisme avancé fait entrer la rationalité technique dans son appareil de production, malgré l’emploi irrationnel qui en est fait. Cela vaut pour l’outillage mécanisé, pour les usines, pour l’exploitation des ressources, cela vaut aussi pour la forme du travail, (…) « exploités cientifiquement ». Ni la nationalisation, ni la socialisation par elles-mêmes ne changent cet aspect matériel de la rationalité technologique (…). Certes, Marx soutenait que si les « producteursimmédiats » organisaient et dirigeaient l’appareil productif, il y aurait un changement qualitatif dans la continuité technique, c’est-à-dire que la production viserait à satisfaire les besoins individuels qui se développeraient librement. Cependant, dans la mesure où l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l’appareil technique établi (…), un changementqualitatif implique un changement de la structure technologique elle-même.

Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Minuit, 1968 [1964], p. 48-49.

Pour en savoir beaucoup plus :

https://www.terrestres.org/2020/06/0

Trouvé cette nouvelle sur le siteCCAVES.ORG, rubrique collectif du Vallon

Au sommaire des nouvelles d’août :

1- Réunion de travail inter-collectifs aveyronnais à la Maison des paysans (la MoulineOlemps) le dimanche 30 août 2020 à 14 heures

2- Rapport commandé par la Métropole de Lyon sur les Electrohypersensibles, par l’InstitutNational des Sciences Appliqués de Lyon.

Ou comment adapter la ville à ce handicap qui concerne 3-4 millions de français. Il s’agitd’une nouvelle avancée institutionnelle dans la reconnaissance de l’électrohypersensibilité.

3- D’étranges amendes « sans contact » ont été envoyées à des manifestants en Aveyron, articleNumérama. Ou comment des dizaines de Millavois ont servis de précurseurs dans larépression politique via des caméras de surveillance.

4 – Rapport de Monsieur le Président de l’Assemblée de Corse : moratoire sur le déploiementde la 5G

5 – Des opposants à Free Mobile militent en réalisant une prise de sang contre les ondes, etinstallent des cabines de téléphonies filaires gratuites ! Article Le Télégramme

6– Vidéo. Tumeur au cerveau et téléphone portable : les tribunaux italiens confirment pour la6e fois le lien causal.

7- Vidéo 9 minutes. Réalité sur la 5G en Suisse, par David Bruno

8- Le « lamphone », ou l’espionnage d’une conversation en observant l’ampoule de la pièce.Article Le Monde.

Cette technologie a déjà été utilisée pour espionner Julian Assange (Wikileaks), et desambassadeurs, Président, journalistes et avocats le visitant dans l’ambassade d’Équateur àLondres, à la demande des Etats-Unis. Arte reportage

9- Télécoms. La 5G, une innovation ni soutenable ni désirable. Article L’humanité 26 juillet2020

10- L’intelligence artificielle : vers l’obsolescence de l’école ?

Revue Le PARI de l’intelligence. Revue d’analyse et d’information du syndicat Action &

Démocratie. Numéro 1 décembre 2018. Par Philippe Herr

11- « Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer »Encyclopédie des nuisances, 1990. Extraits.

12- Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ? Matthieu Amiech, 1 juin 2020, revueTerrestres

13- Nos pétitions et synthèses à consulter