Et fracasser ses écrans !
Après avoir ruiné nos corps à coup de pesticide, de bagnole, d’eau polluée, de nucléaire, de graisse et de sucre, voilà que le techno capitalisme – version 2.0 du capitalisme – se jette impitoyablement sur notre faculté d’Être au monde. Sa dernière victime : l’Attention.
On le pressentait. On le savait. On le voyait. Un malaise. Ces nuques courbaturées de soutenir un front absorbé vers des lumières bleues. Ces pouces endoloris de tapoter sur des interfaces multicolores. Ces yeux rougis et cernés de veiller des séries Netflix. Ces moues débilitantes, abimées dans les App. L’objet de ce malaise portait un nom : les écrans. À eux, nous restions accrochés, sangsues sur le pis d’une vache. Il se pourrait que ce soit de l’histoire ancienne. La lecture du livre La guerre de l’attention, comment ne pas la perdre va nous aider à prendre la décision salvatrice de noyer nos téléphones portables et fracasser nos écrans.
Ce livre est la chronique de la perte d’un des fondements de notre capacité d’humain à vivre libre et bien : l’Attention. Après avoir détaillé les conséquences de la colonisation par les écrans de nos existences, ses auteurs – membres du collectif Lève les yeux – expliquent en détail le prix que nous payons en les laissant détourner notre attention. Société du sans contact, enfance au sommeil traumatisé de cauchemars nourris aux réseaux sociaux, semblant démocratique que ces plateformes offrent, illusion de la croissance verte ou encore le travail des captologues grassement payés pour voler notre attention, tels sont les points centraux de ce texte percutant. Entre les lignes, on croit comprendre l’impérieuse nécessité de se déconnecter. De façon radicale, puisque les méthodes douces ont prouvé leur inefficacité. Même si on nous vend le contraire.
Rappelons-nous la musique : « si le numérique a des conséquences négatives sur nos existences, c’est parce que nous ne sommes pas éduqués à son usage ». Voilà pourquoi l’Union Européenne recommande de commencer l’accoutumance dès l’enfance, dans son Plan d’action en matière d’éducation numérique 2021-2027. Sinon, on va encore être à la remorque, et personne ne veut être à la remorque. Tout le monde veut conduire le gros camion. Par chance, l’UE peut savoir compter sur l’appui des recommandations des États généraux de l’éducation numérique organisés par la France en 2020. Et si ça ne suffit toujours pas – parce que nous sommes définitivement trop bêtes – alors il faudra encadrer davantage pour « lutter contre les dérives du numérique ». S’il y a une chose à laquelle faire attention dans les technologies NBIC (Nano, Bio, Informatiques et cognitives), c’est aux dérives. Pas aux technologies elles-mêmes, non, seulement à leurs dérives.
C’est un joli mot « dériver ». Selon le Larousse, ça veut dire « S’écarter de sa direction ; aller à la dérive sous l’effet du vent, d’un courant. » C’est doux comme la houle transparente qui vient lécher le sable d’une plage aux Maldives. Dommage que ça ne corresponde pas à l’ampleur du désastre. Cela dit, en armement, c’est pour parler d’un projectile « qui s’écarte du plan de tir ». Au moins c’est plus net.
Mais qui pour décider de comment nous encadrer contre ces dérives ? L’État, bien sûr ! Ce même État qui a mis (florilège) Jack Lang, Claude Allègre, François Bayrou, Xavier Darcos, Luc Ferry, François Fillon, Luc Chatel, Vincent Peillon, Benoît Hamon, Najat Vallaud-Belkacem et enfin Jean-Michel Blanquer en chefs des professeurs. Cet État-là qui laisse ce dernier ministre allouer 350 m2 de locaux attenant au ministère de l’Éducation à son ami Stanislas Dehaene. Vous savez, ce neuropsychologue, professeur au collège de France pour qui les enfants « sont des super ordinateurs » à qui il faut donner « les données dont ils ont besoin ». Vous, vous pensiez que les enfants avaient besoin d’apprendre des choses, et pour cela de bénéficier d’une attention soutenue, de pédagogies variées et de temps libre. Ringards ! Donnez-leurs des données via des tablettes connectées à la 5G, elles feront ça beaucoup mieux que des humains de chair et de sang ! Entrer ça dans les crânes, c’est ce à quoi s’emploient Dehaene et la clique de lobbyistes qui crèchent au pied du ministère de l’Éducation nationale.
Pour convaincre, m’est avis qu’ils ne doivent pas forcer : le personnel politique aime trop dépenser des fortunes de fonds publics pour donner des gadgets fabriqués par des boites privées à leurs administrés. Ils se sentent important dès qu’ils parlent innovation. Tenant un iPad dans une main, de l’autre flattant la nuque de leur électorat, ils fustigent goguenards « ceux qui ne sont rien », les Amish effrayés par les ondes. Un écran pour chacun et le bonheur connecté pour tous, voilà ce à quoi ce joli monde travaille depuis le début du XXIeSiècle
Mais il y a un détail que ces personnes omettent de mentionner et que ce livre souhaite rappeler : c’est que leurs descendants ne vont pas dans les mêmes écoles que le pékin moyen. Là où ils apprennent, il n’y a pas d’outil numérique. On est à la craie et au tableau noir, au stylo et au papier. Et surtout, surtout, pas d’internet ! Si vous vous en étonnez, ils pourraient vous répondre que leurs enfants, « ce n’est pas pareil, comprenez-vous ? Ils sont différents et ont probablement un haut potentiel. » Tandis que les gosses de cité, eux, ça n’est pas très grave s’ils suivent des cours en ligne ou passent des nuits blanches sur leurs téléphones. Et puis qu’est-ce que c’est que ces insinuations ? Baissez plutôt les yeux vers votre Snapchat ou votre compte Instagram, et laissez ceux qui savent vous dire quoi apprendre !
Les élections qui arrivent témoignent une nouvelle fois qu’il est impossible de compter sur la gauche officielle pour s’occuper de l’essentiel : la préservation de nos facultés cérébrales. Il est donc plus que temps d’agir par nous-même. C’est la beauté de ce texte, qui livre en dernière partie, de multiples propositions pour prendre le taureau par les cornes de la déconnexion.
Au terme de ces lignes, on a compris l’impérieuse nécessité de se déconnecter. De façon radicale, puisque les méthodes douces ont prouvé leur inefficacité. Même si on nous a vendu le contraire. Mais ça c’était avant, quand nous avions encore des écrans et des portables. Depuis, nous lisons des livres. La guerre de l’attention, bien sûr, et puis tous les autres des excellentes éditions l’Échappée, qui se donnent pour mission de lutter contre l’inévitable.
Blog de Mathieu Delaunay sur mediapart
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Le Livre
Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention, comment ne pas la perdre, éditions L’Échappée, 2022. 18 €