Alors que trois tribunaux viennent de donner raison à des opposant·es au compteur Linky, le tribunal de grande instance de Caen les a débouté·es de toutes leurs demandes.
Mais les relations personnelles de la juge ayant rendu l’ordonnance interrogent.
L’avocat des plaignant·es, Me Arnaud Durand, conteste la décision du tribunal de Caen qui, dans une ordonnance rendue le 4 avril, a débouté les 180 personnes qui réclamaient le droit de refuser le compteur Linky. Le 12 mars, le TGI de Toulouse avait pourtant reconnu une certaine dangerosité du dispositif en interdisant à Enedis de l’installer chez 13 personnes reconnues électrohypersensibles (EHS). Puis, le 23 avril, c’est le tribunal de Bordeaux qui a obligé Enedis à installer des filtres anti-CPL au domicile de 13 autres personnes, également reconnues EHS.
Et ce mercredi 26 juin, c’est le tribunal de Foix qui a confirmé l’existence d’un dommage imminent pour ces personnes et a obligé ENEDIS à «n’installer aucun appareil Linky ou autre appareil assimilé ou assimilable à raison de ses caractéristiques dans [leur] domicile de même qu’à l’extérieur de leur appartement ou de leur maison». Alors, pourquoi l’ordonnance de Caen va-t-elle à l’encontre des trois autres ?
Des renseignements sur « le mode de vie » des plaignant·es
On ne pourra pas reprocher à la présidente Joëlle Munier d’avoir pris l’affaire par-dessus la jambe : la magistrate avait décidé de lui consacrer une audience dédiée, ce qui permet de laisser un maximum de temps aux débats.
Néanmoins, dans sa décision, elle a notamment estimé que, en dépit des certificats médicaux présentés, le lien entre les ondes et les symptômes décrits par les patient·es ne pouvait pas être établi. Mais aussi, plus surprenant, qu’il lui manquait des renseignements «quant au mode de vie de la demanderesse [ou du demandeur, selon les cas, Ndlr] et en particulier l’éventuelle présence à son domicile d’appareils émettant des ondes électromagnétiques».
Ou encore qu’il lui aurait fallu des précisions «quant à l’emplacement exact du compteur Linky». Une demande là encore surprenante, puisque ce n’est pas tant le compteur lui-même qui pose problème que le CPL, ce «courant porteur en ligne» qui parcourt l’ensemble du réseau électrique des habitations. Mais aussi parce que la juge n’a pas mentionné ces arguments lors de l’audience – alors que les règles encadrant le respect du contradictoire l’imposent. Au final, elle n’accorde rien aux plaignant·es.
Des « relations historiques »
La sévérité de la décision a poussé ces dernier·es et leur avocat à se renseigner plus avant. Car d’autres éléments ont piqué leur curiosité.
Dans l’exposé des motifs, la magistrate ne prend, par exemple, pas la peine de répondre à un problème de conflit d’intérêts concernant l’entreprise Capgemini, dont l’évaluation financière de l’opération Linky a servi de justification au lancement du programme – conflit d’intérêts sur lequel nous reviendrons très prochainement. Bref, il leur a semblé qu’il y avait anguille sous roche et ont cherché des explications.
Ils ont alors découvert que Mme Munier* est mariée à Philippe Pacheu, président de Promologis, qui est un important et juteux bailleur social installé à Toulouse. Or, cette entreprise entretient avec EDF (dont Enedis est une filiale à 100%) des «relations historiques», selon une lettre d’information d’EDF collectivité.
Cette publication, sur laquelle apparaît la photo de Philippe Pacheu en compagnie du responsable local d’EDF, nous apprend même que «de longue date, Promologis et EDF Collectivités Sud-Ouest ont mis leurs efforts en commun au travers de conventions successives sur les Certificats d’économies d’énergie». Ces certificats s’appuyaient sur la loi «POPE» (Programme d’Orientation de la Politique Énergétique) de 2005. De mieux en mieux, car la loi Pope est justement celle qui a lancé… le programme Linky !
« Les bailleurs sociaux utilisent ces données individuelles »
Mais ce n’est pas tout. En 2013, Promologis a participé à une étude sociologique sur les compteurs communicants, étude commandée par l’Ademe et GrDF (le cousin d’Enedis pour le gaz). Il s’agissait de savoir si ces gadgets allaient encourager les économies d’énergie.
Ce ne sera pas une surprise pour les opposant·es au Linky : l’étude conclut que les compteurs communicants en tous genres présentent peu ou pas d’intérêt pour les ménages, alors même qu’elle a été réalisée auprès de volontaires, donc, par définition, de personnes prêtes à faire des efforts.
En revanche, cette même étude note que les compteurs communicants peuvent se révéler précieux pour les bailleurs comme Promologis : «Les bailleurs sociaux utilisent ces données individuelles pour identifier l’origine des surconsommations en BBC [bâtiment basse consommation, Ndlr] ou axer les visites sur les logements les plus énergivores». Promologis, et donc son président, ont ainsi un intérêt direct au développement des compteurs communicants.
Promologis soutient Enedis contre les réfractaires au Linky
On ne s’étonnera pas, compte tenu de cet intérêt direct et des «relations historiques» qu’il entretient avec EDF, que Promologis ait donné par écrit l’autorisation aux installateurs d’entrer dans ses résidences pour installer les Linky. Et lorsque ses locataires tentent de refuser le petit boîtier jaune-vert d’Enedis, le bailleur prend fait et cause pour l’électricien.
Dans ces conditions, la présidente, qui avait choisi de siéger seule lors de cette audience et non en collégiale, aurait-elle dû se déporter ? Autrement dit, se retirer au profit d’un autre magistrat, compte tenu du fait de sa situation personnelle ? Dans une vidéo, on peut voir Joëlle Munier, Présidente de la Confédération des présidents de TGI et membre de la commission déontologique, rappeler que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial. La Cour européenne des droits de l’homme a précisé que cette indépendance devait se comprendre comme l’introduction du principe de séparation des pouvoirs permettant de garantir le juge contre toute forme de pression, qu’elle émane d’autres pouvoirs (législatif, exécutif) ou de n’importe quel groupe d’intérêts, et même des parties.»
C’est justement au nom du droit à un procès équitable et du respect du contradictoire que Me Durand a déposé, vendredi 28 juin, un appel soulevant ces deux motifs de nullité de l’ordonnance rendue par le tribunal de Caen.
Nicolas Bérard
*Nous avons tenté à plusieurs reprises de joindre Mme Munier, sans succès avant la publication de cet article.